Dans son dernier ouvrage « le Futur du travail », le sociologue Juan Sebastian Carbonell conteste l’idée d’un « grand remplacement technologique ». Malgré l’automatisation et l’essor du capitalisme de plateforme, il estime que le travail et le salariat resteront la norme.
Lors des confinements liés à la pandémie de Covid-19, les tâches ne nécessitant pas d’être réalisées sur site ont subitement pu être effectuées à distance, parfois à des centaines de kilomètres du centre de production. Dans le sillage de la crise sanitaire et économique, les inquiétudes autour de l’avenir du travail se multiplient. Serons-nous, demain, tous remplacés par des robots, des algorithmes, des caisses automatiques ? Serons-nous voués à enfourcher notre vélo et nous convertir en livreurs ? À rebours de ces craintes, le sociologue du travail Juan Sebastian Carbonell, chercheur à l’ENS Paris-Saclay, estime que ni le travail, ni le salariat ne sont menacés d’extinction. Entretien.
Vous expliquez que certains discours prophétisent la disparition du travail sous le coup de l’automatisation et des avancées technologiques. Qu’est-ce qui explique cette angoisse ?
Il y a deux niveaux de réponse. Le premier est celui des textes d’économistes, de futurologues autoproclamés, d’entrepreneurs et de journalistes. Ces textes attisent l’anxiété autour de la disparition du travail sous le coup des nouvelles technologies, les robots et les intelligences artificielles. C’est ce qui explique le discours ambiant depuis le début de l’épidémie de Covid. Des articles de journaux très sérieux comme le « Financial Times » affirment que le Covid pousse vers une automatisation encore plus grande du travail, vu que l’on peut se passer des salariés sur leur lieu de travail grâce au télétravail, aux algorithmes, aux robots, dans la logistique ou dans l’hôtellerie-restauration par exemple. La seconde source d’anxiété provient des travailleurs eux-mêmes. Le chômage est très élevé, la précarité de l’emploi aussi, il y a donc une base objective à cette angoisse. Il faut ajouter à cela les fermetures d’usines à chaque crise, les destructions de postes. Chez Renault, par exemple, l’excuse du Covid a été l’occasion de mener un énième plan de suppression d’emplois.
Amalgame-t-on les effets de l’automatisation avec ceux des crises économiques ?
Tout à fait. Beaucoup de travaux montrent qu’il ne faut pas imputer les suppressions d’emplois exclusivement aux nouvelles technologies. Il faut inclure d’autres facteurs comme les restructurations répétées dans les périodes de crise – et en dehors des périodes de crise – que connaissent les industries et qui contribuent aux suppressions d’emplois. Ces restructurations prennent également souvent la forme de nouvelles organisations du travail comme l’introduction du lean management dans les années 1990 qui accorde beaucoup plus de flexibilité à l’entreprise et permet des gains de productivité en augmentant l’implication des salariés. Il faut aussi ajouter les délocalisations massives, dans l’industrie automobile notamment. Le nombre de travailleurs automobiles a augmenté dans le monde depuis quinze ans, mais a diminué dans les pays ouest-européens, ce qui prouve bien que le travail ne disparaît pas.
Cette crainte de disparition du travail est-elle nouvelle ?
Absolument pas. Chaque vague d’automatisation, voire chaque crise économique suscite de nouvelles craintes autour de l’avenir du travail. On le voit dans les œuvres de science-fiction, remplies d’exemples de nouvelles machines qui remplacent le travail humain. Dans les essais de sociologie ou d’économie du travail, c’est un sujet discuté depuis que le capitalisme existe.
Pourquoi ces scénarios sont-ils infondés, selon vous ?
Les nouvelles technologies ont une multitude de conséquences, dont une seule est le remplacement d’un poste ou d’une tâche. À ce titre, il est extrêmement difficile d’estimer de manière précise les effets des nouvelles technologies sur les destructions d’emplois : une entreprise qui investit dans de nouvelles machines peut augmenter sa productivité et ses ventes, ce qui nécessiterait d’embaucher en retour plus de travailleurs. Ce n’est d’ailleurs ni l’effet le plus prégnant, ni l’intérêt recherché par les employeurs. Il y a en revanche d’autres conséquences notoires de l’essor de ces technologies.
Lesquelles ?
On constate la déqualification du travail, ce qui veut dire que les nouvelles technologies confisquent certaines compétences de salariés. Cela entraîne une sorte d’homogénéisation des salariés dont les qualifications sont tirées vers le bas. On l’a constaté au début du XXe siècle avec la disparition des ouvriers semi-artisanaux puis professionnels dans l’industrie. Les employés, autrefois proches socialement des employeurs, sont aujourd’hui plus proches des ouvriers de l’industrie en termes de qualification, salaire et reconnaissance sociale. Là encore, il y a des nuances. Dans certaines conditions, l’automatisation permet une requalification. Cela a été le cas dans les banques, où la généralisation des distributeurs automatiques a permis au personnel de se concentrer sur le conseil aux clients, alors qu’on aurait pu craindre que leur fonction ne disparaisse.
Voyez-vous d’autres conséquences ?
L’intensification du travail en est une autre. On pourrait croire que les nouvelles technologies libèrent les salariés des tâches pénibles. C’est l’inverse : elles permettent aux employeurs de concentrer leurs employés sur des tâches plus productives. On l’observe particulièrement dans l’industrie : certaines tâches très qualifiées sont prises en charge par des robots, tandis que des fonctions beaucoup moins qualifiées sont attribuées aux salariés. Enfin, les technologies digitales permettent aujourd’hui à l’entreprise d’exercer un contrôle plus accru sur le travail, donc sur les salariés. Un logiciel qui mesure le temps d’utilisation d’une machine indique aussi si le salarié est à son poste.
Vous réfutez la thèse selon laquelle le précariat dépasserait bientôt le salariat. Pourquoi ?
Ce que j’infirme, c’est l’idée que la précarité, comprise comme l’instabilité de l’emploi, deviendrait actuellement majoritaire. Les chiffres de l’emploi démontrent que le contrat à durée illimitée reste la norme très majoritaire en France. J’essaye aussi d’infirmer la thèse selon laquelle le précariat favoriserait la constitution d’une nouvelle classe sociale en dessous du salariat. Ce dernier reste la norme et n’est pas en train d’être remplacé par l’auto-emploi. En effet, les employeurs ont intérêt à avoir une main-d’œuvre fidèle. La gestion des ressources humaines peut représenter un coût important pour les entreprises. Celles-ci ont donc tout intérêt à garder leurs salariés pour pouvoir produire un service de qualité.
L’ubérisation ne menace-t-elle pas de précariser les travailleurs ?
L’ubérisation est un phénomène qui paraît nouveau mais ne l’est pas vraiment. Les formes d’auto-emploi ont toujours existé dans l’histoire du capitalisme. On l’a constaté dès le XIXe siècle avec le tâcheronnat adossé au salariat stable. La grande nouveauté aujourd’hui est que c’est de plus en plus visible, favorisé et entretenu par des réformes gouvernementales. Le contremaître d’autrefois est également remplacé par une plateforme numérique relativement anonyme, ce qui supprime le lien de subordination individuel qui pouvait exister. Mais, si on regarde les chiffres concrets de l’auto-emploi, on se rend compte que l’autoentrepreneuriat reste très marginal, même s’il est difficile d’avoir une mesure précise de ce phénomène. En 2019, l’Insee dit que 2,8 % des actifs sont des microentrepreneurs, ce qui est peu et ne concerne pas uniquement les travailleurs des plateformes.
N’êtes-vous pas trop optimiste ?
Je ne dis pas que la précarité n’existe pas ou qu’elle ne progresse pas, ni que l’ubérisation n’est pas une menace pour le salariat. Je dis juste que, à trop se focaliser sur ces questions, on oublie que le salariat stable lui-même subit des attaques et des transformations très importantes. C’est le cas avec l’essor des rémunérations variables qui indexent le salaire à la productivité individuelle. C’est aussi le cas avec la flexibilisation du temps de travail.
Pour autant, vous estimez qu’il existe aujourd’hui une crise du travail…
Il faut bien s’entendre sur ce qu’on comprend par crise du travail. Beaucoup d’auteurs désignent par ce terme le chômage technologique, l’avènement de l’ubérisation et du précariat. À mon avis, cette crise est irréelle, imaginée. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de crise. À mon sens, elle se trouve dans les mauvaises conditions de travail, les bas salaires, l’angoisse quant à l’avenir des emplois, les réorganisations, les nouvelles méthodes de management, le suicide au travail. Tout ce qui a été révélé, soit dit en passant, par le Covid. La pandémie n’a pas révélé une disparition du travail, mais plutôt ces problèmes liés à son organisation.
Pour y répondre, vous expliquez qu’il faut libérer la vie du travailleur et le travail du capital. Comment est-ce possible ?
Pour libérer la vie du travailleur, il faut agir sur le temps de travail. Mais le réduire ne suffit plus. Avec la flexibilisation du temps de labeur, les salariés se trouvent en situation de disponibilité temporelle perpétuelle : ils peuvent être appelés à tout moment par leur hiérarchie, y compris le week-end, ce qui empêche de prévoir son temps libre. Réduire le temps de travail ne suffit pas si ce dernier est par ailleurs compensé par une flexibilisation ou une intensification du travail, ce qui a paradoxalement été une des conséquences de la mise en place des 35 heures. La seconde solution, qui viserait à libérer le travail du capital, serait d’instaurer la démocratisation du travail, le contrôle ouvrier. Aujourd’hui, l’organisation du travail est pensée comme la prérogative des seuls employeurs, le contrôle ouvrier est l’exact inverse de ce postulat. C’est une réorganisation du travail par en bas.
Profil
Sociologue spécialiste du monde du travail, Juan Sebastian Carbonell a consacré sa thèse aux accords de compétitivité dans l’industrie automobile, après la crise de 2008. Il scrute depuis l’évolution des organisations de travail et des négociations collectives entre patronats et syndicats, à la lumière de l’essor du numérique.
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