Pierre Merle : « L’école du futur » et les fausses solutions du New Public Management in caf. péda.

Début juin, après sa réélection, E. Macron a présenté son « école du futur ». Pour l’essentiel, les chefs d’établissement choisiraient les professeurs de « leur équipe » et les expérimentations pourraient être multipliées au niveau local. Telle qu’elle est définie, cette école du futur n’est pas une idée neuve. Elle reprend les thèses de l’ouvrage de J.-M. Blanquer L’école de demain (2016). Inspirée du New Public Management, cette école du futur, loin de résoudre les difficultés récurrentes de l’école française, risque fort de les accentuer.

Illusions et contradictions du projet macronien

Premièrement, les recherches n’ont pas montré que les résultats des élèves sont meilleurs et l’inégalité moins grande lorsque les chefs d’établissement disposent d’un pouvoir hiérarchique qui leur permet de choisir « leurs » professeurs. Cette école du futur ne peut donc résoudre deux des problèmes chroniques de l’école française : fortes inégalités et compétences trop moyennes des élèves. Il en est de même du principe d’autonomie des établissements associé au choix des professeurs. Son intérêt n’a pas été montré. Hattie (2009), à partir de l’analyse de plus de 800 méta-analyses représentant plus de 50 000 études, a conclu à l’absence d’effet de l’autonomie des établissements sur la réussite des élèves. Ce résultat a été confirmé par d’autres méta-analyses. Certaines recherches ont nuancé ce résultat (Inspection générale, 2019), sans toutefois le remettre en cause. Imaginer une école du futur qui serait plus juste et plus efficace alors que ses principes cardinaux ne sont pas confortés par la connaissance scientifique est une illusion.

Deuxièmement, les directeurs d’écoles et les chefs d’établissement ne souhaitent nullement choisir « leurs » professeurs. Ils considèrent que leurs charges de travail sont déjà considérables et incompatibles avec l’ajout de cette tâche supplémentaire. Il s’agit donc d’une réforme qui ne répond pas à une demande du terrain. Lorsque E. Macron affirme que « les Français sont fatigués des réformes d’en haut », il a raison. Cependant, il continue de vouloir imposer des réformes sans consulter les acteurs directement concernés et, pire encore, en connaissant l’opposition résolue de ceux-ci aux réformes envisagées. Cette conception top down du changement a débouché, avec l’ex ministre Blanquer, sur les réformes problématiques et toujours contestées du lycée, du baccalauréat et de Parcoursup. Imposer sans consultation un projet d’école contesté est contraire au principe maintes fois affirmé du « changement de méthode ». Cette contradiction récurrente entre le discours et la pratique ne peut qu’amplifier les résistances provoquées ordinairement par la verticalité jupitérienne du pouvoir macronien.

Troisièmement, penser que les chefs d’établissement choisiront effectivement leurs professeurs est illusoire. Demain, tout comme aujourd’hui, les professeurs ne souhaiteront pas être affectés dans les établissements de l’éducation prioritaire dans lesquels les conditions d’enseignement sont plus difficiles. Les candidats ne seront donc pas en nombre suffisant. Ces établissements se caractériseront toujours par une proportion importante de professeurs débutants et de contractuels (Cour des comptes, 2018) alors même qu’il y faudrait davantage de professeurs expérimentés. Dans les établissements recherchés, la situation sera inverse. Il existera une pléthore de candidats difficiles voire impossible à départager. Un des problèmes essentiels du système éducatif français – un turnover élevé dans les établissements de l’éducation prioritaire où sont affectés les professeurs les moins formés et les moins expérimentés – est toujours ignoré. Le choix des professeurs par les chefs d’établissement ne changera rien à cette situation.

Quatrièmement, s’il s’agit de laisser aux établissements la liberté de modifier les rythmes de travail, d’embaucher des contractuels peu ou non formés et de laisser à chaque établissement des libertés dans l’application des programmes scolaires, le résultat d’une telle politique est pour l’essentiel connu. Elle a été mise en œuvre dans plusieurs pays, notamment en Suède avec des résultats contraires aux objectifs poursuivis. Cette dérégulation de l’organisation scolaire a favorisé la différenciation des établissements, une baisse du niveau scolaire et une augmentation des inégalités de compétences entre élèves (Lundahl, 2019). Cette école du futur entretient des similitudes avec l’école du XIXe siècle organisée à partir de parcours scolaires différenciés, sources d’inégalités renforcées. À l’inverse, tout au long du XXe  siècle, l’histoire de l’école se caractérise par une unification progressive des parcours scolaires au fondement de la massification et de la démocratisation de l’enseignement  (Merle, 2017). L’apparence novatrice de l’école du futur cache une forme de révolution traditionnaliste, cohérente avec la loi Blanquer sur « l’école de la confiance » (Merle, 2019).

Les effets pervers du New Public Management

Cette école du futur, « révolution culturelle » pour E. Macron, s’inspire directement du New Public Management (Chapoz et Pupion, 2012  ). Il connaît en France une audience certaine (Rapport Longuet, Sénat, 2022). Ce modèle s’est progressivement diffusé dans une partie des systèmes éducatifs européens depuis la fin du XXe  siècle (Pons, 2017). La politique du New Public Management se caractérise notamment par des pratiques de décentralisation telles que le recrutement des professeurs par les chefs d’établissement ; le remplacement d’un avancement à l’ancienneté par une rémunération au mérite, politique en partie défendue par E. Macron alors même que l’efficacité d’une telle politique sur les progressions scolaires des élèves n’a pas été montrée ; l’introduction des mécanismes de marché dans l’offre de biens et services d’intérêt général. La création d’un marché scolaire repose sur un des principes majeurs du New Public Management, celui de la participation des usagers à la définition et l’évaluation des prestations publiques.

Ce principe d’évaluation des prestations scolaires par les usagers favorise une concurrence inter-écoles dont les effets ont déjà été étudiés. La recherche de la « meilleure école », stratégie plus présente parmi les parents des CSP+ (Van Zanten, 2009 ), réalisée notamment à partir des indicateurs de performances présentés annuellement par le ministère, favorise la concentration des meilleurs élèves dans les établissements jugés les plus performants. Cette concentration des bons élèves dans ces établissements, notamment les établissements privés, améliore leurs résultats et augmente leur attractivité. Il s’ensuit une spirale positive et une prophétie auto réalisatrice. De façon concomitante, les établissements les moins attractifs, spécifiquement ceux de l’éducation prioritaire, perdent leurs bons élèves et leurs résultats scolaires moyens baissent. Mis en place à partir de 2007, l’assouplissement de la carte scolaire par le ministre Darcos a favorisé le choix des établissements par les parents et augmenté la ségrégation sociale (Merle, 2011). Plus globalement, les corrélations entre concurrence inter-établissements, ségrégation sociale et inégalités scolaires ont été établies par plusieurs recherches et synthèses de la littérature (e.g. Dumay, Dupriez et Maroy, 2010  ; Van Zanten, Felouzis et Maroy, 2013).

Promu par le New Public Management, le développement des mécanismes de marché, notamment la diversification de l’offre éducative, ne peut qu’accentuer une ségrégation scolaire, sociale et ethnique déjà prégnante dans l’école française (Merle, 2012  ; Parquet et alii, 2013; Ly et Riegert, 2016). Cette ségrégation participe au séparatisme social et au communautarisme contre lequel l’actuel gouvernement prétend lutter. Une politique inverse a été menée avec succès par N. Vallaud Belkacem au niveau du collège (Grenet et Soudi, 2021). La réforme de l’affelnet parisien, même si ces résultats ne sont pas pleinement satisfaisants, a aussi amélioré la mixité moyenne des lycées de la capitale (Charousset, Fack, Grenet, 2022). Il est ainsi possible de réduire à la fois la ghettoïsation des enfants d’origine populaire et la sécession scolaire des plus riches (Merle, 2010 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016). Cette politique de mixité sociale limite les inégalités scolaires entre élèves et augmente le niveau moyen des compétences. Aux États-Unis, la politique du busing, fondée sur des itinéraires de ramassages scolaires, en l’occurrence par bus (d’où le terme de busing), a permis la déségrégation raciale des établissements et l’amélioration des performances des élèves noirs qui en ont bénéficié sans que celles des élèves blancs soient réduites (Angrist et Lang, 2002).

Le New Public Management : les raisons du succès

Alors même que l’efficacité du New Public Management n’a pas été prouvée, pourquoi séduit-il ? Et pour quelles raisons l’ancien ministre Blanquer et l’actuel président Macron ont-ils banni avec constance de leurs discours et pratiques l’idée même de mixité des établissements scolaires ? Probablement parce que si la faiblesse de la mixité sociale et l’organisation contemporaine de l’école française réduisent les chances de réussite scolaire des enfants des catégories populaires, elles présentent aussi l’insigne avantage, grâce à des scolarités entre soi dans les collèges réputés et les « grands » lycées richement dotés en option les plus diverses, de favoriser le succès des enfants des élites économiques et politiques, fortement surreprésentés dans les filières les plus sélectives, celles qui permettent l’accès aux « écoles de pouvoir », spécifiquement l’ENA, les ENS, polytechnique et HEC (Merle, 2020). Si elle est mise en œuvre, l’école du futur d’E. Macron, fondée sur une différenciation accrue et précoce des parcours scolaires, confortera la reproduction sociale.

Le New Public Management présente aussi un avantage spécifique pour les dirigeants politiques. Son principe est de décentraliser au niveau des établissements scolaires des décisions aussi centrales que l’affectation des professeurs dans les établissements, la mise en application des programmes, les rythmes scolaires… Si cette politique est mise en œuvre, il n’existera plus de politiques éducatives inadaptées ou de ministres incompétents, seulement des chefs d’établissement incapables, des mauvais projets scolaires, des professeurs malhabiles, des parents peu stratégiques et des mauvais élèves. La décentralisation des décisions au niveau local engendre un processus de culpabilisation des individus et de naturalisation de l’échec scolaire.

Promouvoir les « vices privés » ou réguler l’action éducative ?

 Avec le New Public Management, les nouvelles missions imposées aux acteurs de l’école ont pour corollaire une forme de désengagement de l’État. Celui-ci se défausse de ses responsabilités cardinales : assurer le droit à l’éducation, favoriser l’égalité des chances, rechercher une répartition plus équitable des ressources éducatives, etc. Si ces missions ne sont plus assurées par l’État, elles ne relèvent pas non plus, dans le cadre du New Public Management, des établissements qui ont pour objectif prioritaire d’être attractifs et compétitifs sur le marché scolaire. Si une mission aussi centrale que l’égalité des chances n’est de la responsabilité directe d’aucun des acteurs majeurs de l’Education nationale, elle ne peut que devenir secondaire.

La politique proposée par le New Public Management rappelle La fable des abeilles (1723) de Bernard Mandeville et son aphorisme classique : « les vices privés font les vertus publiques ». A la recherche de son intérêt privé, chacun individu assurera la richesse collective et, in fine, le bien-être de tous. Après la grande crise économique des années trente, l’instauration de l’État-providence a suffisamment montré les vertus de la régulation des « vices privés » et la nécessité impérieuse de l’intervention publique, notamment dans le domaine éducatif.

Plus globalement, l’histoire de l’école républicaine ne s’est pas construite sur les mécanismes de marché que le New Public Management souhaite promouvoir. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’instruction est un bien quasiment réservé aux enfants de l’aristocratie et de la bourgeoisie montante. Soumis aux lois du marché, les enfants des pauvres sont condamnés aux travaux des champs ou à l’usine, et privés d’instruction. Parallèlement à l’interdiction progressive du travail des enfants (avant huit ans en 1841, avant 12 ans en 1874), les grandes lois du système scolaire français – la loi Guizot de 1833, les lois Ferry des années 1880, la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, la création du collège unique et des baccalauréats technologiques et professionnels –, ont permis une croissance considérable des compétences des enfants de la Nation. Cette construction d’un système scolaire fortement encadré par la puissance publique a permis une certaine émancipation des enfants des catégories populaires et a montré la pertinence de l’adage de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

Pierre Merle

sociologue, professeur émérite à l’INSPE de Bretagne

 


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