Total, Engie, Stellantis, LVMH… Le filon inexploité des superprofits des crises

Alors que Total et Stellantis viennent d’annoncer des résultats record, responsables politiques et ONG appellent à ponctionner les profits indus des multinationales.

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CREDIT PHOTO/AGENCE Julia ZIMMERMANN/LAIF-REA

 

Il parait que les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel. Mais on se demande si, à ce rythme, les grands groupes ne finiront pas par faire mentir le proverbe. Total vient d’annoncer 18,5 milliards d’euros de bénéfices au premier semestre, en hausse de 200 % par rapport au premier semestre 2021. Cette envolée doit tout à la flambée délirante des cours du pétrole et à celle des marges de raffinage, multipliées par 13,3 en un an, conflit ukrainien oblige.

Cette semaine, d’autres groupes ont publié des résultats semestriels canon, parmi lesquels le géant du luxe LVMH (6,5 milliards d’euros de bénéfices, + 23 %). Voilà qui relance le débat sur la taxation des « profiteurs de crise », ces entreprises réalisant des résultats faramineux en pleine tempête géopolitique.

La proposition d’une taxe exceptionnelle de 25 %

Depuis début juillet, la gauche mène la fronde au Parlement. Un amendement déposé à l’Assemblée nationale par le PS et soutenu par la Nupes, dans le cadre de l’examen du projet de loi sur le pouvoir d’achat, proposait la création d’une taxe exceptionnelle de 25 %, assise sur les bénéfices de plusieurs multinationales : Total et Engie, qui profitent à plein de l’envolée des cours des hydrocarbures ; CMA CGM, un transporteur maritime qui fait son beurre sur la surchauffe du commerce maritime, désorganisé par le Covid ; et les concessions autoroutières. Montant espéré : 10 milliards d’euros.

Certains députés de la majorité présidentielle ont même dégainé leur propre version de l’amendement, certes édulcorée, mais signe de la popularité d’une telle mesure dans l’opinion. Après tout, Emmanuel Macron lui-même est déjà parti en croisade (verbale) contre les « profiteurs de guerre », « qui font beaucoup d’argent sur le contexte géopolitique ».

Des ristournes comme monnaie d’échange

Sentant gronder l’orage, les entreprises visées ont sorti le parapluie. Le 22 juillet, Total et CMA CGM annonçaient opportunément des « gestes » en faveur de leurs clients : remise de 20 centimes par litre de carburant à partir du 1er septembre pour Total ; baisse des taux de fret facturés à ses clients français pour CMA CGM. Dès le lendemain, l’Assemblée rejetait la taxe… comme si les ristournes tarifaires avaient servi de monnaie d’échange pour éviter le boulet fiscal. Cela ne signifie pas pour autant que le débat est enterré. Le Sénat a débuté à son tour l’examen du projet de loi, et les sénateurs de gauche vont remonter au créneau. Visiblement, l’opération déminage ne les a pas convaincus…

Pour comprendre ce qui coince, prenons l’exemple de Total. La multinationale a déjà consenti à une remise de 10 centimes par litre cet été, mais cette dernière ne concerne que les 123 stations-service du groupe situées sur les autoroutes. Dommage pour les automobilistes qui n’auront pas la chance de partir en vacances ! Quant à la nouvelle remise (20 centimes par litre, de septembre à novembre, puis 10 centimes pour la fin d’année), elle s’appliquera bien dans toutes les stations Total, mais laissera du monde au bord de la route : le groupe ne possède que 30 % de l’ensemble des stations tricolores. « Le Puy-de-Dôme, par exemple, ne compte que 11 stations Total, dont la moitié se concentre sur la métropole clermontaise, s’agace Christine Pirès-Beaune, députée PS. S’il faut faire 10 kilomètres pour pouvoir bénéficier de la remise, je ne vois pas trop l’intérêt ! »

Qu’importe, les Échos évaluent le coût de la ristourne à 500 millions d’euros pour le pétrolier, une preuve pour certains de sa générosité. Rappelons néanmoins que cela ne représente jamais que 0,3 % des quelque 140 milliards d’euros de chiffre d’affaires engrangés au premier semestre. Total ne devrait pas y laisser trop de plumes…

« Une nécessité morale et politique »

Le groupe aurait les moyens de mettre bien davantage au pot. Campant sur ses positions, l’exécutif refuse cependant d’entendre parler d’une surtaxe sur les bénéfices, au grand dam de nombreux observateurs. « Cette taxe relève d’une nécessité à la fois morale et politique, résume Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales. Morale, car personne ne peut justifier qu’une entreprise voie ses profits augmenter, non pas parce qu’elle aurait pris un risque en réalisant des investissements, mais parce qu’elle est assise sur une rente de situation. Politique, car dès lors qu’une inflation générée par une calamité publique (la guerre en Ukraine, en l’occurrence) produit des effets négatifs sur la population, il est légitime que tout le monde contribue à réduire leur ampleur. »

De fait, les partisans d’une taxe exceptionnelle estiment que son produit pourrait servir à la collectivité. Dans une tribune publiée en juillet, le collectif Plus jamais ça (CGT, Attac, Greenpeace, etc.) proposait d’en affecter le produit à « des mesures d’urgence ciblées, destinées à maintenir le pouvoir d’achat des ménages les plus impactés par les hausses des prix », mais aussi à « accélérer la transition écologique » (développement des transports en commun, etc.).

Rien de révolutionnaire, la preuve…

Utopiste ? L’histoire nous rappelle cependant que la ponction des bénéfices exceptionnels n’a rien de révolutionnaire. Dans le monde anglo-saxon, on parle de windfall profits (pour « bénéfices inattendus »), et même des gouvernements très pro-business n’ont pas hésité à s’y attaquer. En avril 1980, aux États-Unis, l’administration du président Jimmy Carter fait voter le Crude Oil Windfall Profit Tax Act. Objectif revendiqué : ponctionner les profits insolents des compagnies pétrolières, qui bénéficient du choc pétrolier né de la révolution iranienne, alors que les Américains s’enfoncent dans la crise. Mal ficelé et assorti de niches fiscales, le dispositif ne rapportera « que » 38 milliards de dollars net avant sa disparition, en 1988, mais aurait pu engranger quatre fois plus, selon les chercheurs.

Nul ne sait si ce précédent a inspiré la très libérale Commission européenne, en ce mois de mars 2022. Mais, un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, l’institution encourage explicitement les pays membres de l’UE à taxer les profits record du secteur de l’énergie pour financer des aides aux ménages et aux entreprises frappés par l’inflation. Au même moment, l’Italie annonce son intention de prélever un impôt supplémentaire de 10 % sur les compagnies d’énergie (pétrole, gaz, électricité). Trois mois plus tard, c’est la Grande-Bretagne de Boris Johnson qui saute le pas, avec une taxe à 25 %. Les 5 milliards de livres ainsi récoltés doivent servir à financer un plan de subventions accordées notamment aux 8 millions de ménages les plus pauvres.

Nombre de bénéfices sont réalisés à l’Étranger

En Espagne, le gouvernement de gauche a décidé de voir plus large : mi-juillet, le premier ministre annonce son intention de récupérer 7 milliards d’euros sur deux ans en surtaxant non seulement les énergéticiens, mais aussi les banques, dont les profits vont s’envoler grâce à la remontée des taux d’intérêt décidée par les banques centrales. Selon des informations parues dans la presse, cet impôt pourrait s’apparenter à une surtaxe de 5 % sur les commissions et intérêts perçus par les établissements bancaires. Vert de rage, le secteur financier a déjà fait savoir son intention de « se battre » contre un « impôt injuste ».

En théorie, la liste des entreprises susceptibles d’être mises à contribution en Europe pourrait encore s’allonger. Les constructeurs automobiles affichent, par exemple, des résultats mirobolants malgré la pénurie de semi-conducteurs qui frappe l’industrie. La raison en est simple à comprendre : pour compenser les baisses de volumes, les constructeurs ont tout simplement augmenté leurs prix de vente et concentré leurs efforts sur les véhicules haut de gamme. En France, les prix des voitures neuves ont ainsi explosé de 15 % depuis 2019. De quoi garnir les caisses de Stellantis, qui vient d’annoncer près de 8 milliards d’euros de bénéfices au premier semestre (+ 34 %).

La crise fait les affaires des fleurons du CAC 40. Néanmoins, nombre des bénéfices qu’ils engrangent sont réalisés à l’étranger, et échappent de ce fait à l’impôt sur les sociétés en France. Autrement dit, la création d’une taxe sur les superprofits digne de ce nom impliquerait probablement de revoir de fond en comble notre fiscalité. « Cela n’aurait rien d’illégitime, assure Maxime Combes. Nombre de ces entreprises ont conquis des parts de marché à l’étranger avec le soutien diplomatique et/ou financier de la France. On pourrait partir de ce principe-là pour imposer tout ou partie des profits qu’elles engrangent ailleurs. »

Et l’économiste de rappeler qu’avant de taxer les superprofits, il faudrait peut-être commencer par taxer… les profits tout court. Dans un article publié sur Bastamag, il souligne que Total n’a pas payé un sou d’impôt sur les sociétés dans l’Hexagone en 2020, malgré 10 milliards d’euros de profits réalisés dans le monde l’année précédente. La multinationale assure, en effet, avoir réalisé une perte fiscale en France cette année-là, non imposable par définition. L’économiste n’est pas convaincu. « Comme de nombreuses autres entreprises du CAC 40, TotalEnergies recourt à des pratiques d’optimisation fiscale afin de ne déclarer chaque année que des bénéfices négatifs, nuls ou faibles en France », écrit-il.

Une chose est sûre, la fiscalité des grands groupes va continuer à faire couler de l’encre dans les mois à venir, surtout si l’inflation ne retombe pas. « Les citoyens ne comprendraient pas, alors qu’ils se serrent la ceinture et qu’ils paient l’addition, qu’on laisse les groupes profiter de la crise !  » martèle Nicolas Sansu, député PCF.


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