Carburant. Alors que le gouvernement choisit l’escalade en annonçant la réquisition des salariés d’ExxonMobil, l’Humanité est allée à la rencontre des grévistes de Total et d’Esso.
Mardyck (Nord), Notre-Dame-de-Gravenchon (Seine-Maritime), envoyés spéciaux.
Non, les grévistes ne sont pas de dangereux preneurs d’otages, ils ne veulent pas empoisonner la vie des Français et ils ne gagnent pas des mille et des cents. Tel est, en substance, le message qu’ont voulu faire passer les quelque deux cents manifestants rassemblés, ce mardi midi, devant la raffinerie ExxonMobil de Notre-Dame-de-Gravenchon (Seine-Maritime). Voilà trois semaines que l’immense complexe pétrolier est à l’arrêt, comme cinq autres raffineries et dépôts de carburant ailleurs dans le pays, en raison des revendications des ouvriers qui réclament des hausses de salaires cohérentes avec l’inflation et les bénéfices exceptionnels accumulés cette année par leurs employeurs. Un conflit social qui alimente l’inquiétude des automobilistes et provoque un raidissement de l’exécutif, à l’image d’Élisabeth Borne annonçant ce mardi la réquisition des grévistes d’ExxonMobil.
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« Évidemment que le but recherché n’est pas de créer des pénuries. Nous, on veut trouver une porte de sortie à la crise, mais on est face à une direction qui ne nous écoute pas », accuse Christophe Aubert, délégué CGT à ExxonMobil. La veille, la CFDT et la CFE-CGC ont signé les propositions de la direction, mais cela ne change rien à la détermination de la CGT et de FO. Les syndicats réclament une hausse de salaire totale de 7,5 %, un rattrapage de l’inflation 2022 et une prime de 6 000 euros au titre de la redistribution des profits qui se sont élevés, pour le groupe américain, à près de 18,5 milliards d’euros pour le seul deuxième trimestre 2022. Pour le moment, l’employeur ne veut pas en entendre parler. « On dit que les grévistes sont responsables de la situation, mais ce sont les directions qui prennent en otage les gens, pas les salariés. Il est temps qu’elles reconnaissent notre travail et partagent les richesses », commente Pascal, lui aussi encarté à la CGT.
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« Une volonté de nous discréditer »
Une petite manœuvre d’ExxonMobil et de TotalEnergies a particulièrement choqué les manifestants qui discutent autour du barbecue, une bière ou un café à la main : la publication, lundi, de chiffres qui suggèrent que les opérateurs de raffinerie toucheraient jusqu’à 5 000 euros par mois. « Pas un travailleur ici ne gagne autant », protestent en chœur les grévistes, qui voient là « une volonté de (les) discréditer et de monter les gens les uns contre les autres », comme le formule Mickaël Renaux, de FO. Lui est employé comme opérateur de jour et son salaire s’établit à 2 345 euros net par mois, malgré ses quinze années d’ancienneté. Nombre de salariés rappellent aussi les conditions de travail, les nuits, les dimanches, les soirs de Noël passés sur le site et la dégradation de la santé de ceux qui bossent ici depuis trop longtemps. Autant d’éléments qui justifient, disent-ils, « des conditions un peu meilleures qu’ailleurs, mais pas faciles non plus ».
Employés à Tereos, Hutchinson ou dans la raffinerie avoisinante de TotalEnergies à Gonfreville-l’Orcher, des travailleurs ont afflué de toute la Normandie, voire de plus loin encore, pour exprimer leur solidarité et créer des ponts entre les luttes. « Avec l’augmentation des prix, le problème des salaires est posé à l’ensemble des salariés. Les grévistes d’ExxonMobil et de TotalEnergies montrent la voie. Il faut une mobilisation générale pour faire reculer partout le patronat », explique Pascal Le Manach, délégué CGT à Renault Cléon, la voix à peine couverte par le vacarme causé par la centrale à vapeur, de l’autre côté de la route.
« Je ne vois pas un CRS ouvrir une vanne… »
En début d’après-midi, les grévistes découvrent la décision du gouvernement de procéder à la « réquisition des personnels indispensables au fonctionnement des dépôts » d’ExxonMobil annoncée par la première ministre Élisabeth Borne. À la CGT, on dénonce une décision qui « bafoue un droit constitutionnel des travailleurs », le droit de grève, et on promet des référés systématiques pour contester en justice les réquisitions. Personne ne compte cesser le mouvement de sitôt. Ces derniers jours, les grévistes se sont organisés pour limiter leurs pertes financières en posant des jours de congé, par exemple. Ils disposent aussi d’une caisse de grève, déjà abondée à hauteur de 21 000 euros. « On peut tenir comme ça encore des semaines », assure l’un d’entre eux. Ce mardi, à 14 heures, l’intersyndicale a voté en faveur d’une nouvelle reconduction du mouvement.
À trois cents kilomètres de là, devant le portique du dépôt Total de Mardyck (Nord), la détermination est identique. « C’est quoi, une réquisition ? » lance un salarié. Réponse d’un collègue : « C’est pour mettre un coup de pression. Je ne vois pas un CRS ouvrir une vanne… » Ils sont une dizaine, dont les cinq agents chargés des expéditions censés prendre leur poste dans quelques minutes, à 14 heures. Aujourd’hui encore, ce sera sans eux : ils lèvent la main pour se signaler grévistes, restant cependant sur place pour assurer d’éventuelles opérations de sécurité. « Beaucoup pensent qu’on bloque (le site), qu’on empêche les gens de travailler. C’est faux », peste un gréviste. De fait, aucun piquet de grève ni aucun barrage n’empêche les camions-citernes – une centaine par jour habituellement – d’entrer ou de sortir. Si pas un litre de carburant n’a quitté le dépôt depuis le 26 septembre, c’est uniquement du fait de l’arrêt dû à la grève. Ils enragent aussi contre les chiffres de salaires livrés par la direction du groupe : « C’est de l’intox pour énerver celui qui attend à la pompe. Il faut rétablir la vérité ! » « Ici, avec vingt années d’ancienneté, on gagne 3 000 euros net », corrige Benjamin Tange, délégué central CGT, qui rappelle le degré de technicité des salariés, les 3×8 qui font « louper des Noël et des anniversaires », ou encore « l’exposition à des produits qui amputent la durée de vie ».
« On en a marre que les sous aillent toujours aux mêmes personnes, les actionnaires », explique simplement Sophie (le prénom a été modifié), assistante au service formation. « Nous sommes deux à travailler à la maison mais les fins de mois sont difficiles », confie-t-elle. Son plus jeune fils, en BTS d’électronique, habite toujours chez eux. Pour l’aîné, en école de commerce, il faut débourser le loyer de son appartement à Lille. Mais la colère ne se résume pas aux salaires. « Ici, on a l’impression d’être les oubliés, on attend des projets, souligne-t-elle. On n’a pas envie de revivre 2010. » Il y a douze ans, le groupe a voulu fermer purement et simplement son Établissement des Flandres, qui était alors une raffinerie, entraînant une lutte de plusieurs mois.
Si l’activité de raffinage – qui employait 400 salariés directs et 600 sous-traitants – a bien été stoppée, un dépôt de carburant a été conservé et une école de formation installée sur place, ainsi qu’un centre d’assistance technique destiné aux sites Total en Europe et dans le monde. Mais sans jamais arriver aux 260 emplois directs promis, qui n’atteignent en réalité même pas les 200. La CGT a fait de nombreuses propositions pour reconvertir le site : production d’hydrogène, de biogaz, recyclage des plastiques… « Tout a été balayé d’un revers de la main », assure Benjamin Tange. « Ici, insiste-t-il, on a besoin d’un projet industriel », aux antipodes des départs non remplacés.
Autre réalité lourde de sens : « Le budget de maintenance est passé de 5 millions d’euros à 2,2 millions en trois ans. On ne fait plus de préventif, on ne répare qu’en cas de casse ou de problème technique, et on est obligés de prioriser les pannes entre elles. »
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