Ferry, Buisson, Combes, des déviants notoires ? On pourrait le croire lorsqu’on prend connaissances de certaines réactions à la nomination d’Alain Polcar au’’ Conseil des sages de la laïcité’’ et que l’on a connaissance de certaines des positions réelles de ces trois grands fondateurs de l’École républicaine et laïque. Elles sont sans aucun doute fort surprenantes par rapport à une doxa simpliste qui tend à s’imposer. Mais l’histoire réelle de la laïcité à l’École est bien plus complexe qu’on ne le pense et ne relève pas d’une notion intangible et de la profession de foi péremptoire. La laïcité passe aussi par la vérité et la complexité du réel.
Des « devoirs envers Dieu » sont inscrits dans le texte réglementaire (publié le 27 juillet 1882) du programme de morale au cours moyen par le Conseil supérieur de l’Instruction publique durant le ministère dirigé par Jules Ferry. « Devoirs envers Dieu. L’enseignement que l’instituteur doit donner à tous indistinctement se borne à deux points. D’abord, il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu ; il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de l’Être parfait un sentiment de respect ; et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion».
Dans la séance du Sénat du 26 février 1891, Jules Ferry critique le manque d’une réelle « politique musulmane » et invite le Sénat à constituer une grande commission (J. O. du Sénat, Débats parlementaires, séance du 26 février 1891, p. 117). Une commission d’étude sur l’Algérie de 18 membres est instituée, et elle est présidée par Jules Ferry lui-même. Sept rapports publiés en 1892 vont en découler, dont le rapport confié par Jules Ferry à Émile Combes sur « l’instruction primaire des indigènes ».
Le rapport d’Émile Combes – le ‘’petit père Combes’’ comme on disait alors, connu pour son anticléricalisme déterminé et l’auteur des lois interdisant aux congrégations d’enseigner au début du XXème siècle – comprend notamment les lignes suivantes. « Ce peuple aime sa religion et il entend qu’on la respecte […]. Ce qu’on a regardé comme une opposition religieuse n’était que le désir bien naturel à un peuple croyant de s’assurer que sa religion nationale ne courait aucun danger dans les écoles ouvertes à la jeunesse […]. Le sentiment religieux et le sentiment patriotique s’unissent pour recommander le Coran, qui est à la fois le symbole de la doctrine religieuse et le monument par excellence d’une littérature. Le Coran tenant au cœur de l’arabe par ce double lien, il est naturel que l’arabe s’irrite d’une attaque dirigée contre le Coran comme d’une offense faite à sa croyance et à sa race. De là pour nos instituteurs, l’obligation étroite de témoigner le plus profond respect à la religion indigène, c’est à dire au livre qui en est l’expression ». ( Rapport Combes, Documents parlementaires, Sénat annexe n° 50, 18 mars 1892, p.244.).
Peu à peu, mais surtout au tournant du siècle, une évolution sensible d’ordre idéologique se produit au sein des milieux enseignants. A son congrès de 1901, la Ligue de l’enseignement propose pour la première fois que l’enseignement des « devoirs envers Dieu » soit supprimé dans les programmes de l’école primaire laïque – et remplacé dans les écoles normales par un enseignement sur l’histoire des religions. Jean Jaurès est favorable ; mais Ferdinand Buisson – qui avait été très impliqué en tant que Directeur de l’enseignement primaire dans la rédaction du programme de 1882 et des « devoirs envers Dieu » – est hostile à cette suppression, qui n’est finalement pas décidée. Et cela continue donc bien après la fameuse loi de « séparations des églises et de l’État » de 1905.
En février 1923, le Directeur de l’enseignement primaire Paul Lapie – un disciple du sociologue Durkheim – propose au ministre de l’Instruction publique Léon Bérard – en pleine période du « Bloc national » et d’une Chambre à large majorité de droite »bleu horizon » – la suppression de nombre d’indications dans les programmes de morale sous couvert de »simplifications ». Le signataire de l’arrêté du 23 février 1923 – le ministre de l’Instruction publique Léon Bérard – est furieux de prendre conscience après coup que son directeur de l’enseignement primaire Paul Lapie en a profité pour faire disparaître les « devoirs envers Dieu » . Paul Lapie doit se »rattraper » par la publication, en juin 1923, d’une instruction reprenant d’importants passages du programme de 1882, en particulier du texte sur les « devoirs envers Dieu ».
À la Libération, disparition, de près ou de loin, de toute référence aux « devoirs envers Dieu ». C’était il y a près de quatre-vingts ans. Mais, durant une soixantaine d’années auparavant, l’école républicaine et laïque a eu au programme l’enseignement des « devoirs envers Dieu » sans problèmes ou états d’âme majeurs – et cela alors même que la République était encore de temps à autre sous menaces »théocratiques ».
Il ne s’agit pas ici de prôner un retour « aux devoirs envers Dieu » dans les Instructions scolaires, mais de saisir la complexité historique – et « philosophique » – de la notion de laïcité et surtout de saisir à quel point la laïcité à l’École instituée sous la troisième République était à une très grande distance d’un horizon de « religion civile ». Comme l’a fort bien pointé Alain Polcar : « La laïcité n’est pas une loi qui combat la religion, c’est une loi pour la liberté de conscience. Faire de la laïcité une religion civile qui aurait pour but de combattre les croyances religieuses, en particulier l’islam, met en péril la communauté des citoyens et, dès lors, constitue un réel danger ».
Claude Lelièvre
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