Rédigée en juillet 2021 par la délégation interministérielle contre le racisme (Dilcrah), elle avançait 12 pistes pour faire reculer ce phénomène, jugé préoccupant mais pas “systémique”. Malgré l’insistance de ses rédacteurs, elle n’a jamais été rendue publique… L’Humanité a choisi de la publier.
Le document de douze pages n’a rien d’un brûlot, mais il décrit avec une acuité certaine la prégnance du racisme dans la maison police et les raisons de profondes de ce mal. Mieux, il ne formule pas moins de douze recommandations pour tenter de le faire reculer, qui résonnent douloureusement aujourd’hui, alors que cette question a de nouveau envahi le débat public, après la mort de Nahel, à Nanterre, le 27 juin dernier, victime d’un tir policier.
Cette note que l’Humanité s’est procurée, personne ou presque n’y avait eu accès jusqu’ici, alors qu’elle date de juillet 2021. Seul l’hebdomadaire Charlie Hebdo a évoqué son contenu, dans son édition du mercredi 12 juillet 2023. La raison : un enterrement de première classe orchestré par le gouvernement, qui n’a jamais accepté de la rendre publique. « À l’époque, le ministère de l’Intérieur avait lancé son Beauvau de la sécurité, et il n’a pas dû voir d’un bon œil ce travail », confie aujourd’hui, avec une certaine amertume, son initiateur, le sociologue Smaïn Laacher, alors président du conseil scientifique de la Dilcrah, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. « Moralement et politiquement, c’est une faute de ne pas avoir publié ce rapport, appuie l’ancien juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Nous avons travaillé pendant plusieurs mois ; des policiers, des chercheurs, des responsables associatifs ont accepté de s’exprimer sur ce sujet sensible, qui est au cœur des fondements de notre République… Et on mettrait tout ça à la poubelle ? C’est inadmissible ! »
Le Beauvau de la sécurité, une grand-messe en vase clos
La colère est d’autant plus vive, dans le petit groupe des sept chercheurs (en histoire, philosophie, anthropologie, sociologie ou sciences de l’éducation) ayant rédigé ce document, que leurs analyses n’ont cessé d’être confortées par l’actualité récente. Et en particulier par l es nombreuses affaires de racisme révélées ces derniers mois dans l’institution : cinq policiers condamnés à Rouen en novembre 2021 pour des propos tenus sur un groupe de discussion WhatsApp ; deux autres, en juin 2022, pour « injure publique à caractère racial », après des messages postés sur le groupe Facebook « TN Rabiot Police officiel », fort de 8000 membres, et dont les peines viennent d’ailleurs d’être allégées en appel… Le Beauvau de la Sécurité lui-même avait été lancé en février 2021 à la suite de l’interpellation violente du producteur de musique Michel Zecler, fin novembre 2020 à Paris. Mais, sept mois plus tard, nulle trace dans les conclusions tirées par Emmanuel Macron de cette grand-messe en vase clos d’une quelconque mesure autour du racisme dans la police…
Voir aussi :La longue dérive de la police
La note juge qu’il n’y a pas de « racisme systémique », mais…
Plus que l’affaire Michel Zecler, c’est la mort de George Floyd, en mai 2020, aux Etats-Unis, qui a poussé Smaïn Laacher à s’intéresser au sujet. « Même s’il était acquis qu’on ne pouvait pas comparer les situations française et américaine, la question était de nouveau posée : y a-t-il un racisme systémique dans la police ? » Le président du conseil scientifique propose alors à la déléguée interministérielle, la préfète Sophie Elizéon, de lancer un travail sur ce thème. La réaction est enthousiaste et le feu vert rapidement obtenu. S’en suivront pas moins de 21 auditions, réalisées entre janvier et mai 2021, dont celles du contrôleur général de la Direction générale de la police nationale (DGPN), Vincent Le Beguec, ou des responsables de l’Ecole nationale supérieur de la police (ENSP). Et un constat des plus mesurés : il n’y a pas dans « l’institution policière française » de « racisme systémique », estime la note, mais des problèmes lourds de « formation initiale et continue » et une « régulation » insuffisante de ce phénomène par la hiérarchie policière, comme par l’IGPN (la “police des polices”), jugée trop dépendante de la Direction générale de la police nationale, « ce qui nuit à son efficacité et à sa crédibilité ».
La pédagogie et la médiation, plutôt que les seuls gestes techniques
Constructifs, les chercheurs avancent des pistes d’amélioration, suggérant d’ « augmenter le temps de formation initiale des gardiens de la paix” » et surtout de ne pas limiter celle-ci à l’apprentissage des seuls « gestes techniques », mais au contraire de l’ouvrir à « la lutte contre le racisme », au « fonctionnement de la justice » et aux « sciences humaines et sociales ». Dans le même esprit, ils regrettent que « les évaluations (des agents) ne portent pas sur les manières de faire diminuer la conflictualité », et réclament un enseignement davantage centré sur la « pédagogie » et la « médiation ». La note propose aussi que soit favorisée « une entrée progressive dans le métier » et que « l’avancement de carrière soit “conditionné” au suivi de formations sur la déontologie, l’éthique dans les pratiques policières et la lutte contre le racisme ». Enfin, elle suggère que l’IGPN soit désormais rattachée au ministère de la Justice, et que l’institution soit dirigée par un(e) magistrat(e)… Une dernière mesure qui est bien la seule de ce catalogue à avoir été mise en œuvre par l’exécutif, avec la nomination, en juillet 2022, d’Agnès Thibault-Lecuivre à la tête de la police des polices.
Le conseil scientifique de la Dilcrah a été dissous en janvier dernier
Sur le reste du constat, la fin de non-recevoir est totale. Depuis la place Beauvau, Gérald Darmanin a toujours religieusement nié tout problème de racisme dans la police. Une ligne réaffirmée le 3 juillet dernier par la présidente de l’Assemblée nationale, sur France 2. « Il n’y a pas de problème avec la police en France (…) qui exerce sa mission de façon merveilleuse », a assuré Yaël Braun-Pivet, en réaction à l’alerte lancée par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, fustigeant « les profonds problèmes de racisme » dans la police française. Quant au conseil scientifique de la Dilcrah, il a tout bonnement été dissous, en janvier dernier, par Isabelle Rome, ministre chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances, sur fond de polémique autour de la question trans. « Il y avait une controverse dans le conseil scientifique sur ce sujet, mais qui était en train de se régler, estime Smaïn Laacher. Avec cette dissolution, prononcée sans aucune explication, le gouvernement a clairement montré qu’il refusait tout débat et toute critique. C’est un bel exemple de lâcheté intellectuelle. »
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