Le poète Olivier Barbarant, spécialiste de Louis Aragon et membre du comité de rédaction de Commune, faisait partie des invités à la cérémonie de panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Il nous livre un témoignage éminemment personnel sur ce grand moment d’hommage à la résistance immigrée et communiste et aux héros de l’Affiche rouge.
L’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian (et à travers eux de l’ensemble des 23 martyrs de l’Affiche rouge, comme de la résistance de la « Main d’œuvre immigrée », voire pour la première fois de la résistance communiste) n’a pas attendu ce pluvieux 21 février 2024 pour occuper les esprits. Depuis plusieurs mois, dans les collèges et les lycées, on apprend leur histoire, on étudie les biographies des « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant », on analyse l’admirable renversement par lequel une propagande a vu se retourner l’affiche conçue pour susciter la haine, cherchant « un effet de peur sur les passants », en stèle d’hommage, parce que « des doigts errants/ avaient écrit sous vos photos ’Morts pour la France’ »… L’École de la République, grâce à l’investissement de ses maîtres, les associations de mémoire de la résistance, les syndicats, le Parti communiste, les collectifs arméniens ont nourri depuis des mois ce dont la cérémonie est à la fois la source et l’aboutissement. Dans ce seul mois, deux rencontres ont eu lieu à la Place du Colonel Fabien, les 5 et 20 février, faisant toutes deux salle comble.
On a raconté la vie des apatrides, passant d’une guerre à l’autre dans leur exil, comme Celestino Alfonso sortant de la guerre contre Franco pour combattre le fascisme dans un pays dont on sait comment il y fut accueilli… C 215 a peint dans la prison de Fresnes les portraits des héros étrangers.
On a honoré leur mémoire sans que l’étude cédât au culte, sans que la précision historique fût enveloppée dans les brumes d’un rituel ne servant que les intentions du jour –ce qui était à craindre. La science aussi a progressé dans la foulée de cet élan : les carnets manuscrits de Missak Manouchian, redécouverts au musée d’art et de littérature d’Erevan par sa petite-nièce Katia Guiragossian, désormais mis en ligne par les Archives nationales, rejoignent les dossiers de naturalisation, ceux des filatures, les organigrammes reconstitués par la police de Vichy…
Avant même la fin d’après-midi, dans les rues encombrées et sous la douche glacée d’une pluie incessante, une première cérémonie le 21 février se déroulait au 11 rue de Plaisance. Une rue étroite et longue, bordée de bas immeubles ouvriers, où logeaient les Manouchian : cinq bas étages de briques, une plaque apposée depuis longtemps, du temps où une minorité seulement réclamait avec entêtement une place dans la mémoire nationale, et d’une certaine façon la fin du monopole gaulliste… Très vite, malgré la pluie, la rue fut encombrée. Sous une petite toile rouge, sous la rigole réfrigérante des parapluies qui s’entrechoquent, la crampe des bras levés, Fabien Roussel pour son Parti, puis Sophie Binet pour son syndicat, ont su rappeler les faits comme les valeurs, la geste et ce qui la fonde, sans négliger ni les camarades de l’affiche rouge, ni les femmes et leur rôle déterminant. La veille, tandis que je tentais d’expliquer au public de la soirée place du Colonel Fabien combien les « Strophes pour se souvenir » d’Aragon bouleversent parce qu’elles dépassent la majesté un peu raide et toujours tonitruante des Tombeaux pour faire revivre la voix et la parole de celui qu’elles célèbrent, en accueillant dans le vers le plus majestueux de la littérature française les mots exacts de la lettre d’adieu de Missak à Mélinée, en rendant vivant et vibrant le cœur bientôt troué de balles… C’est Serge Wolikow qui rappelait qu’avant l’accès au droit politique, c’est dans le syndicalisme que les femmes obtinrent et exercèrent leur droit de vote. Les mois de préparation de la cérémonie ont donc conjugué le savoir et l’émotion, donc, sans tensions ni contradictions. Une science vivante, renouvelée, soucieuse de se transmettre, a marqué toutes les semaines de préparation.
Résultat d’un long combat (qu’on se souvienne que « Strophes pour se souvenir » d’Aragon fut publié le 5 mars 1955 dans L’Humanité et composé à l’occasion d’une rue du groupe Manouchian dans le 20e arrondissement de Paris, près du métro Saint-Fargeau) le ressaisissement par la France de sa propre histoire a donc su éclairer les mémoires, nourrir les esprits, reconfigurer même un récit qui fut longtemps troué. Dans les derniers jours, au rythme qui est le leur, toujours précipité et lourdement déferlant, les médias ont déroulé leur implacable machine : on ne compte plus les prises de parole, les entretiens, jusqu’à ce phénomène hélas inhérent aux sociétés du spectacle, qui négligent toujours les dangers de la saturation… Qu’importe, cependant : pour une fois, des choses furent dites, et le mot « communisme » par exemple était associé à un combat pour la fraternité et la justice, mais aussi à l’aspiration à tous les acquis sociaux conquis dans l’après-guerre. Les FTP-MOI n’ont pas été arrachés à leurs idéaux ; les héros n’ont pas été des spectres, ou des statues privées de leur sang, de leurs rêves, de leur vérité. Mais nulle célébration nationale ne va sans enjeux immédiatement contemporains, sans incidences voulues ou subies du contexte où elle se déroule, où l’on a voulu qu’elle se réalise.
Qu’en fut-il ? Je ne suis pas entré sous les hautes et froides coupoles du Panthéon sans une inquiétude, dont je sais qu’elle fut commune à nombre de présents. La glorification d’apatrides que la France déjà accueillit par le racisme, pour certains les camps d’internement, portée par une mandature qui venait de faire voter la loi immigration que l’on sait, et dont le ministre de l’intérieur plus récemment encore tente d’écorcher le principe du droit du sol… Puis la polémique sur la présence de tout ou partie des élus de la République, Rassemblement National compris… La confusion générale des signes et du sens, dont l’emblème est peut-être l’utilisation pervertie de l’acronyme CNR pour défaire une à une les lois sociales du Conseil National de la Résistance dans une prétendue Refondation qui n’est qu’une démolition systématique… Le grand effet de brouillard par la manipulation des symboles, le jeu des masques, la médiocrité de la parole publique, la proximité d’élections européennes… L’héroïsme dans toute la boue contemporaine… Il y avait de quoi serrer les dents.
Malgré le trajet au pas de course entre la rue Plaisance et la Montagne sainte Geneviève, les élus communistes arrivèrent en nombre, et assez tôt. Suffisamment pour étudier, dans un Panthéon encore peu rempli, les travées et la stratégie des places. Je trouve l’entrée indiquée par le carton en même temps que Pierre Darrhéville, et nous reparlons de la soirée de la veille, des splendides chants arméniens de Chouchane et Guillaume Garnier de Barros… Dans l’aile sud, où je suis installé dans la deuxième travée, la première étant réservée aux élus, la nôtre aux « officiels » et aux « artistes », il se murmure que parmi les premières places, Marine Le Pen aura sa chaise à côté de Mathilde Panot… Les présidentes de groupe… Volent, étranges chauves-souris avec leur cape et leur épée, les huissiers du Parlement qui aident au placement. On me dit que Fabien Roussel a demandé à voir « quelqu’un de la Présidence ». La démarche fut apparemment efficace : il sera dans l’allée centrale, au premier rang, parmi les descendants et le comité qui demanda la panthéonisation. Durant la petite heure qui précède l’ouverture de la cérémonie, dans un léger brouhaha répercuté sous les dômes, c’est surtout l’heure des retrouvailles : cela s’embrasse, commente, fait part de ses inquiétudes, ricane un peu. Au-delà des parlementaires, les élus sont nombreux : le maire d’Ivry. Les communistes ont tenu à battre le rappel : beaucoup de sénateurs et de députés, des maires, Guillaume Quashie arrive en tenant le bras de l’ancien ministre Anicet Le Pors ; Franck Delorieux représente, depuis le décès de son compagnon Jean Ristat, une part des aragoniens présents aussi en nombre, avec Pierre Juquin fendant la foule pour venir me saluer… En manteau sombre, écharpes de laine bleues ou rouges, de jeunes appariteurs vous accueillant au pied des marches avec de grands parapluies, d’autres délimitent des secteurs où se placer. Celui qui m’a pris en charge est un ancien khâgneux, détourné vers une école de commerce par la magie de la banque d’épreuves, qui m’a rencontré lorsque Aragon était au programme des ENS , et qui tient à me dire qu’il souhaite se réorienter vers l’urbanisme, dont les enjeux en matière de démocratie présentent à ses yeux un avenir professionnel plus sensé que les cabinets de placement auxquels il était destiné… Tout n’est pas perdu avec cette jeunesse… Comme celle qui me fait face, les élèves du collège Rameau, que Jean Vigreux, Rachid Azzouz et moi avons réussi à faire inviter depuis Dijon, où une équipe interdisciplinaire de professeurs a réalisé un travail remarquable auquel tous trois fûmes associés. Leur attention, leur émotion est visible. Il y aura eu ces belles choses.
Une voix tombée du ciel, d’une féminité électronique, nous enjoint de regagner nos places, et nous informe qu’il nous faudra nous lever durant la cérémonie à deux reprises, « à l’entrée du Président de la République et de Madame Macron », puis à la fin, au moment de La Marseillaise. Première légère irritation, qui retrouve celle d’il y a quelques jours, à réception du carton d’invitation tatoué d’un rond bleu indiquant mystérieusement « ULM OFFICIELS », et qui fut ainsi libellé : « Monsieur le Président de la République et Madame Brigitte Macron prient etc… » Que vient faire dans cette affaire la « première dame » au statut inexistant dans les textes de la République ? En quoi la citoyenne « Madame Macron » peut-elle me convier ? Est-ce une garden party ? C’est bien au bras de « Madame » cependant qu’avec des relents de monarchisme sans fin contestés, mais toujours à l’œuvre au sein de la République et de ses modalités de fonctionnement, le Président entrera, après une longue et douloureuse marche en compagnie d’émouvants vieillards rejoints devant la bibliothèque Sainte Geneviève et dont, depuis l’intérieur du Panthéon, le drapeau carré permettant de les identifier ne nous est pas lisible… Même le rutilant manteau rouge de l’une d’elle, venue s’asseoir à mes côtés, ne suffira pas à la faire sortir de son anonymat. Il s’agissait de Robert Birenbaum et Léon Landini, les deux derniers survivants des FTP-MOI.
Chacun a pu voir la cérémonie, d’abord à l’extérieur que nous suivions pour notre part sur des grands écrans. Qu’en penser ? Il faut compter avec l’amertume tout de même d’apercevoir, l’heure durant, les épaules d’ailleurs assez démesurées de Jordan Bardella, à quatre rangées de chaises de la mienne… Est-ce trahir la mémoire que de les accepter ici ? La tentation du scandale a traversé certains esprits, et fut même évoquée dans le premier brouhaha que je disais, du temps de préparation… Si nul n’en a rien fait, c’est d’une part avec le souci de ne pas gâcher l’hommage, plus important à terme que cette douloureuse absinthe, d’autre part avec la crainte de n’être pas compris, et que le reproche se retourne d’avoir empêché la communion nationale au nom d’une « politisation ». Aussi injuste soit-il, puisque bien évidemment l’enjeu politique n’est pas absent de ce qui se joue ici, le grief serait répercuté : même à la détester, on est bien contraint de prendre en compte la dictature de l’image, désormais, et les effets qu’elle produit, qu’aucune parole aussi réfléchie soit-elle ne saurait contrarier. Je crois que nous aurions eu tort d’aller gifler les joues si soigneusement rasées de Monsieur Bardella, publiquement tort, même si moralement raison, et ce ne sont donc la différence de taille et la découverte de sa carrure d’athlète, dont je me suis demandé dans quelle bagarre il l’avait sculptée, qui nous en ont dissuadé… Nulle lâcheté, donc, mais un pincement au cœur tout de même.
La cérémonie fut longue. Dehors, la foule applaudissait, contrastant avec le silence respectueux qui régnait dans le sépulcre. J’ai comme à chaque fois constaté que les chœurs sont des machines à détruire les mélodies : la si émouvante Complainte du partisan, alourdie par les impeccables fioritures vocales de le Maîtrise populaire de l’Opéra-comique, devenue une démonstration de tresses de voix très pures, a perdu toute sa mélancolie. C’était trop juste, trop angélique, et comme toujours englué dans une musicalité hypertrophiée aux dépens du texte. A contrario, la longue liste de tous les membres de la « bande » de Manouchian, chaque nom assorti d’un « Mort pour la France », était bouleversante. Serge Avédikian a fait surgir toutes ces identités « à prononcer difficiles », et l’admirable métissage de la nation française trouvait ici son empreinte sonore. On découvre aussi contre toutes les craintes préalables que Patrick Bruel sait lire, et que Feu! Chatterton incontestablement chante beaucoup mieux qu’il n’essaie d’écrire. Ce fut pour moi le sommet d’émotion, d’un texte pourtant connu par cœur, avec à l’oreille l’interprétation comme tout un chacun de Léo Ferré… Plus de nudité, plus de netteté et de lenteur, moins de grandiloquence, font hommage à la splendeur du texte, à son implacable simplicité, à cette leçon d’accueil et d’humanité…
Pendant quelques secondes d’un grand silence frémissant sur la rue Soufflot, dans l’enceinte du Panthéon, quelque chose d’une présence, quelque chose de la grandeur des héros que l’on accueillait fut atteint. De même je crois dans les scansions déchirantes des musiques d’Arménie. L’ère technicolore a projeté ensuite, avec force lasers, tous les visages et tous les noms de ceux qui entrent avec le couple sous la coupole de la France reconnaissante, et a encore une fois raconté une histoire que les différentes étapes avaient largement balisée.
Les deux cercueils enfin furent déposés devant nous, sur des stèles blanches, chacun couvert d’un drapeau tricolore. Au pas très lent de la légion étrangère. Il y eut à nouveau, je crois, un grain de sublime fugitif susceptible de se situer à la hauteur de l’événement. Ce ne sont jamais que des instants. Ils eurent lieu. Comme quand, au théâtre, soudain la scène ne s’adresse plus seulement aux présents, mais qu’elle paraît atteindre plus haut, au-delà même des fauteuils, des couloirs, des murs et de la façade du théâtre, et qu’on parvient, comme m’a appris à le penser Daniel Mesguich, à « jouer pour les absents ». Ce qui relève du sacré dans l’agonie de notre ère marchande apparaît ici : par à-coups, intermittence. Comme un frisson.
Vint le discours. N’est pas Malraux qui veut. Nous sommes désormais accoutumés à l’art oratoire parfaitement scolaire du Président de la République, qui sent beaucoup trop sa deuxième année de club théâtre par la marque consciencieuse des pauses, par une atonie qui paraît calculée, par des souffles dont on croit lire l’indication sur le solfège du papier au moment de les entendre. Rien n’est inadéquat, mais tout paraît joué, s’entend dans les efforts pour tendre à une solennité. Rien n’atteint, sans doute parce que (en dépit d’une émotion intérieure peut-être sincère, pourquoi pas ?) rien ne s’émancipe de la visée de l’effet. Les rédacteurs, pour lesquels on peut risquer un pluriel intégrant le Président de la République lui-même, n’avaient certes pas la tâche facile, pour au moins deux raisons. Notre époque pyrotechnique a, par les lectures au moment de la remontée de la rue Soufflot et la projection, miné un peu le terrain : avec les carnets, la lettre à Mélinée, les poèmes, les chansons, enfin le court métrage récapitulatif, tout avait déjà été dit. Et nous avions tous en tête, passant par-dessus d’autres entrées au Panthéon, celle à laquelle si tardivement répond enfin l’événement de ce jour, à savoir l’entrée d’un autre résistant, lui aussi torturé, lui aussi sacrifié, accueilli par un ministre de la culture qui était, lui, un grand écrivain…
Le discours a donc puisé presque à l’excès chez Aragon. Et pas seulement pour des extraits des « Strophes pour se souvenir » devenues « L’affiche rouge » en passant à la chanson. « Est-ce ainsi que les hommes vivent », intervenait en anaphore, à quoi s’ajoutait le léger ridicule de répondre à la question rhétorique : « oui, quand ils sont libres », « non, s’ils sont libres », etc… L’ensemble était honorable. Les mots « la police qui collaborait » ont été prononcés. L’idéal communiste des Manouchian explicitement mentionné, à plusieurs reprises. Les oreilles ne grincèrent qu’une fois, quand un long soupir attristé souligna, comme toujours avec trop d’appui, la désapprobation par l’actuel Président de la fin de non-recevoir aux deux demandes de naturalisation déposées par Missak Manouchian auprès de la France des années 1930… Combien de Manouchian aujourd’hui refoulés ? Et plus que jamais dans les remises en cause du droit du sol constitutionnel ? L’en même temps de la Macronie ne s’encombre pas de pareilles contradictions : elle les a théorisées, et s’en sert sans vergogne, avec pour le discours une capacité d’ouverture, le brandissement de valeur généreuses, et pour les faits la brutalité et l’injustice sociale.
Deux apatrides communistes donc, et toute une bande de camarades assassinés, au Panthéon que leur héroïsme finit quatre-vingt ans après leur martyre par célébrer. Qu’en pense, à quelques chaises de moi, Jordan Bardella, dont j’ai pu découvrir que le visage lisse est traversé d’une incessante tourmente nerveuse, les mâchoires crispées, le regard clignant ? Hélas (et ce fut de nouveau ce goût d’absinthe dans la bouche), je crois aussi qu’hormis le rappel d’un idéal communiste, rien n’était vraiment en mesure de le déranger. Furent cités, au moins à deux reprises, les admirables mots de Missak Manouchian : « Vous avez hérité de la nationalité française, nous l’avons méritée ». N’est-ce pas hélas ce même jeu de mots qui sert de slogan au Rassemblement National ? Au communisme près, mentionné mais dont je vois comment il peut passer pour une illusion d’époque pour les organisateurs et nombre d’invités, on voit combien les Manouchian peuvent être brandis en exemples du modèle d’intégration tel qu’il est rêvé, et plus seulement par l’extrême-droite : révérence à la culture française, que les discours mentionnent comme l’apprentissage de la liberté et des valeurs humanistes (il n’y avait pas de liberté ni de valeurs dans la culture et la langue arméniennes ?), volonté de « s’intégrer », déclassement méritoire d’un jeune intellectuel acceptant l’usine…
Bien évidemment l’amour de la poésie française, l’appétit de culture de Missak Manouchian sont aussi ce qui m’émeut, et le rôle de passeur qu’il a su se donner en traduisant les poètes qu’il découvrait en arménien… Mais s’il a su admirer l’admirable de la France, il a su aussi lutter, en France comme ailleurs, contre une société qui n’était pas le modèle dans lequel se fondre, mais le joug dont il fallait, ici comme ailleurs, se libérer. Le portrait qui fut fait des deux révoltés peut les transformer insidieusement en élèves modèles d’une intégration par dissolution. Ébloui par la poésie et la fraternité d’où qu’elles naissent et se développent, Missak Manouchian n’a pas été cet élève méritant perdant une supposée barbarie d’origine en découvrant les valeurs universelles dans le seul prestige de la culture française. Un relent presque imperceptible d’autocélébration de l’Occident, terre de découverte de la liberté et des valeurs morales, circule dans une telle représentation. Poète en langue arménienne, chantant son cœur en langue arménienne, Missak Manouchian n’est pas exploitable comme un pauvre étranger éloigné de nos fameuses Lumières et découvrant la Civilisation. S’esquissait ainsi, sous la leçon un peu poussivement scandée avant que la Marseillaise ne brise la minute de silence, quelque chose d’une torsion assez insidieuse, ou au moins d’un écart entre la figure telle que veut la voir le Président de la République, et la réalité d’un être qui n’a pas attendu la France pour vivre et être libre.
Qu’en conclure ? Je n’ai pas pu saluer, dans le reflux général et assez guidé d’après la cérémonie, les élèves et les professeurs, nombreux, qui sortaient par une autre porte. Eux méritaient pleinement leur place dans les lieux. Les collégiens qui me racontaient avec un savoir d’une remarquable précision les biographies de chacun des résistants dont ils avaient eu, par petits groupes, la charge, ont-ils retenu comme je le crois quelque chose de l’immense leçon de fraternité qui se joue dans ces vies héroïques, et que le poème d’Aragon accomplit ? Je le crois, veux le croire, et pense que le propre d’un fait historique est de contraindre à penser plus loin que l’instant, à voir au-delà de soi. Quand aura été oubliée la décennie du double mandat, quand le nom même du responsable ne viendra qu’après force convulsion de méninges, quand il en ira du macronisme comme des gloires du début du siècle précédent (était-ce sous Loubet, ou Doumergue ?) la basilique laïque des héros français fera figurer les noms et les cendres de noms exotiques dans leurs sonorités, qui diront ce qu’est la France : une mosaïque d’apports, forte de s’être constamment frottée à l’altérité, nourrie de différences, et non un bloc de valeurs une fois pour toutes instaurées (et à quelle date dès lors ? À la naissance de cette sacro-sainte République devenue un maître-mot sans plus d’interrogation sur son contenu ?) et auxquelles, quand on n’a pas hérité d’une nationalité, on devrait sans cesse se justifier d’adhérer sans aucun droit d’inventaire.
Sous la pluie qui n’avait pas cessé, dans un ciel noir tout écorché, je me suis dit, place Monge, que ce ne fut pas si mal.
Reste à œuvrer, demain comme ce jour, contre la constante confusion de l’époque, la déroute du sens, qu’une cérémonie évidemment ne suffit pas à lever.
Olivier Barbarant
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