La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était ce jeudi 14 novembre l’invitée de la rédaction de La Dépêche du Midi pour répondre aux questions de nos lecteurs. Plans sociaux, manifestations, santé, entrepreneuriat… 1h30 d’une discussion franche et animée sur les grands enjeux qui agitent le monde du travail.
Manon Le Goff, étudiante : « Que ce soit contre la réforme des retraites ou face aux résultats des élections législatives, on a l’impression que les mobilisations dans la rue n’aboutissent plus à rien. Que diriez-vous aux jeunes qui pensent que les luttes sont aujourd’hui perdues d’avance ? »
Sur le conflit lié à la réforme des retraites, il est essentiel de rappeler qu’une telle situation ne pourrait se produire dans aucun autre pays d’Europe. Chez nos voisins, il n’existe ni Ve République, ni 49.3, ni la possibilité pour un président d’imposer une réforme malgré une forte mobilisation dans la rue, l’opposition unanime des syndicats et une majorité parlementaire contre, car cette réforme n’a même pas été votée. Nous sommes donc dans une forme d’anomalie démocratique.
Pour répondre directement à votre question, je pense que notre mobilisation n’a pas atteint son plein potentiel en raison du manque de syndiqués. Cela nous a empêchés de généraliser la grève. La leçon à retenir pour être plus forts la prochaine fois, c’est qu’il nous faut davantage de membres syndiqués. Sur ce point, j’ai confiance en la jeunesse et en l’avenir.
Christine Célérié, retraitée : « Comment des personnes avec de petites retraites peuvent-elles espérer se soigner correctement, obtenir de l’aide à domicile ou entrer en résidence pour personnes âgées ? Pensez-vous aussi qu’il faudrait créer un statut pour les aidants familiaux ? »
La question du vieillissement et de la dépendance est un enjeu majeur selon nous, car le gouvernement semble adopter une approche court-termiste. En matière de dépendance, c’est un véritable choix de société qui s’impose à nous. Soit nous optons pour un modèle à l’américaine, où chacun finance ses soins, avec les conséquences que cela implique, soit nous acceptons la nécessité de financer collectivement une prise en charge digne pour nos aînés. Certes, cela représente un coût, mais il s’agit ici de la dignité humaine et du bien-être de nos proches. C’est pourquoi je défends la mise en place d’un service public d’accompagnement pour l’autonomie et la dépendance. Cela permettrait aussi de mettre un terme aux scandales des Ehpad privés, comme Orpea, où le profit prime sur le bien-être des résidents. Il serait nécessaire d’interdire au secteur privé lucratif d’intervenir dans la prise en charge de la petite enfance et des personnes âgées dépendantes.
Quant aux aidants familiaux, qui sont majoritairement des femmes, il est indispensable de créer un véritable statut d’aidant, qui leur donnerait le droit de travailler à temps partiel, sans crainte de pénalisation, afin de pouvoir accompagner leurs proches dans ces moments essentiels. Il est inacceptable de devoir choisir entre son emploi et le soutien à un parent dépendant.
Enfin, en ce qui concerne la revalorisation des soignants, en grande majorité des femmes, il faut souligner qu’ils sont souvent dévalorisés en raison même de cette féminisation. À qualification égale, les métiers du soin et de l’accompagnement sont bien moins rémunérés que ceux des secteurs dominés par les hommes. Prenons l’exemple des métiers de la petite enfance : parce que les femmes savent « naturellement » s’occuper des enfants, on considère qu’elles n’ont pas besoin de formation spécifique. Pourtant, le soin des enfants s’apprend, et cette compétence mérite une rémunération adéquate. De la même façon, la pénibilité du travail n’est pas reconnue dans les métiers du soin : si l’on aménage des conditions pour porter des sacs de ciment, il est tout aussi essentiel de le faire pour celles et ceux qui portent des personnes.
Loïc Brelier, aide-soignant à l’hôpital Marchant : « Entre les fermetures de lits, les difficultés dans le médico-social et le recours massif aux entreprises privées, comment la CGT peut-elle mobiliser des professionnels comme moi, déjà épuisés ? »
Je partage entièrement votre constat. Si les arrêts maladie augmentent dans la fonction publique hospitalière, c’est parce qu’ils deviennent souvent le dernier recours face à l’épuisement. Beaucoup de soignants y sont contraints, et le vivent douloureusement, car ils ont choisi ce métier par vocation, avec le sens du devoir au cœur de leur travail.
Ce qui est particulièrement alarmant, c’est que cette situation crée une véritable crise pour la société tout entière. Le budget pour 2025 est d’ailleurs très inquiétant pour la santé, car il risque encore d’aggraver les difficultés des hôpitaux. Face à cette situation, la CGT, avec d’autres syndicats, a déposé un préavis de grève reconductible pour permettre la mobilisation. Mais il est vrai qu’elle est difficile à organiser. Les soignants sont souvent réquisitionnés, et la continuité des soins, comme leur attachement à leur métier, les freinent.
Dans ce contexte, une stratégie efficace est de mobiliser les usagers eux-mêmes. La santé publique est une priorité pour les citoyens. D’ailleurs lorsqu’on les interroge, ils placent la sauvegarde du service public de santé au premier rang de leurs préoccupations. L’ensemble de la population est donc particulièrement sensible à cette cause.
Il reste encore un mois pour discuter du budget. D’ici là, il est essentiel de solliciter tous les parlementaires, députés et sénateurs, pour exiger des ajustements. Ils doivent venir sur le terrain, dans les services d’urgence et de psychiatrie, pour constater la réalité de la situation. À titre personnel, la situation de la santé est celle que je trouve la plus choquante.
Loïc Brelier : « En février dernier, un événement tragique s’est produit : un patient s’est suicidé aux urgences après y avoir attendu cinq jours, faute de place dans une structure, qu’elle soit publique ou privée. Depuis, un comité de pilotage a été mis en place pour étudier la réouverture de lits en psychiatrie, mais le processus est extrêmement lent. Comment faire pour que les politiques s’emparent davantage de ces questions ? »
On meurt aujourd’hui aux urgences en France. Il faut le dire : la 6e puissance mondiale traite tellement mal ses soignants et ses hôpitaux qu’on meurt aujourd’hui sur des brancards d’hôpitaux. Tout ce qu’on ne fait pas dans le secteur de la santé pour faire des économies, ce sont en réalité des coûts pour demain.
Prenons l’exemple des États-Unis, pays le plus riche du monde, qui affiche pourtant aujourd’hui une espérance de vie moyenne au niveau de pays comme la Chine, Cuba ou la Thaïlande, à cause d’un système de santé qui entretient les inégalités. Si c’est à ça qu’on veut arriver en France, on en prend le chemin. Sinon, il faut bifurquer de toute urgence avec un plan pour l’hôpital et le médico-social permettant de revaloriser les conditions de travail des personnels. Nous sommes en train de perdre les meilleurs professionnels du monde à cause de la façon dont on les force à travailler.
Anne-Sophie Gimenez : « Je suis aujourd’hui cheffe d’une petite entreprise pour laquelle j’ai laissé tomber un travail très bien rémunéré. Avec mon associé, nous l’avons fait parce qu’on avait envie de rendre à la société ce qu’elle nous avait donné, notamment en créant des emplois. On a réussi, ça fait six ans, mais on arrive à un moment où le ciel s’obscurcit un peu, notamment avec la remise en cause de l’aide à l’innovation. Pourtant l’entrepreneuriat est un formidable facteur d’émancipation, mais il comporte un énorme risque : si je fais faillite demain, mes salariés seront protégés, ce qui est bien normal, mais moi, je n’aurai rien. Ce manque de protection est à mon sens problématique. Quelle est votre position par rapport à ça ? »
C’est en effet problématique, je suis tout à fait d’accord avec vous. La première difficulté aujourd’hui des petites entreprises, c’est la question de l’accès au financement, avec des banques qui exigent des taux de rentabilité à deux chiffres immédiatement. Il faut changer ça, via par exemple la création d’un pôle public de financement pour aider les petites entreprises et garantir un financement de moyen-long terme.
Ensuite, pour revenir au statut de chef d’entreprise dont vous parlez, nous sommes d’accord. Votre problème, c’est qu’aujourd’hui, les organisations patronales ne portent que la voix des grandes entreprises et se servent des petites pour justifier leur refus des nouvelles normes. Alors que nous, on veut se battre pour qu’il y ait des systèmes de mutualisation et de solidarité dans le tissu productif. Parce qu’aujourd’hui, la valeur produite par les petites entreprises, elle est aspirée et captée par les grosses et distribuée après en dividendes aux actionnaires. Il nous semblerait donc logique que les grosses entreprises payent plus pour la formation professionnelle, la prévention de la pénibilité, les accidents du travail, pour permettre aux petites entreprises d’avoir des politiques d’innovation, de sécurisation…
C’est ce type de combats qu’on a besoin de gagner. Car les TPE représentent 5 millions de salariés, soit 20 % des actifs. C’est énorme. C’est le fleuriste, le boulanger, l’aide à domicile, la gardienne d’immeuble.. tous les gens du quotidien. Et notre but, pour eux, c’est de gagner, via les conventions collectives, des dispositifs de solidarité qui permettent que ces salariés des petites entreprises aient les mêmes droits que ceux des grandes.
Mathis Charraudeau, demandeur d’emploi : « J’ai récemment perdu mon emploi, mon droit au chômage, mes économies et ma société après avoir créé ma SARL. Que dites-vous à un jeune confronté à une telle situation ? »
D’abord, c’est une situation grave que je ne souhaite à personne. Elle montre à quel point il est nécessaire de mieux accompagner les petites entreprises. Il est essentiel d’adopter une stratégie de soutien qui aille « des grands vers les petits ». À la CGT, nous pensons que les pouvoirs publics peuvent intervenir via les marchés publics, en imposant des critères de circuit court pour favoriser les entreprises locales, ou encore en exigeant des critères sociaux et environnementaux. Il serait aussi possible de limiter le recours à une sous-traitance excessive.
Le problème de la politique économique actuelle, c’est qu’elle est trop souvent orientée vers les intérêts des grands groupes et des multinationales. Pourtant, on voit bien, notamment avec Michelin, que ces groupes n’ont plus de véritable attachement à la France. Michelin, par exemple, compte 15 000 emplois en France, mais 130 000 dans le monde entier. Ce sont les petites entreprises, au contraire, qui s’investissent pour maintenir l’emploi en France. Elles forment le cœur de notre tissu productif.
Pour les actifs dans votre situation, sachez que nous nous battons fermement contre les réformes de l’assurance chômage, et nous défendons activement des propositions dans les négociations en cours pour éviter un recul des droits. Il est d’autant plus regrettable de voir un jeune, qualifié, se retrouver sans aide. À la CGT, nous organisons des bourses de l’emploi pour mettre en relation les entreprises qui recrutent avec les demandeurs d’emploi. J’espère que vous trouverez un poste salarié, car il offre des droits sociaux et une sécurité souvent indispensable.
Aux jeunes qui ne s’y retrouvent pas dans le salariat, je veux rappeler que le lien de subordination dans le travail n’est pas une soumission totale : en tant que salarié, vous avez des devoirs, mais vous avez aussi des droits. Vous avez le droit de faire entendre votre voix lorsque vous estimez qu’il faudrait travailler autrement. C’est précisément pour cela que les syndicats existent : pour que chacun puisse reprendre la main sur son travail.
« Ce n’est pas à nous de rembourser la dette », estime Sophie Binet
La syndicaliste a rappelé lors de son passage à la rédaction de La Dépêche du Midi toute sa détermination à faire changer le projet de budget du gouvernement.
« Il est impossible de nier l’état actuel de l’économie. Mais ce qu’il est important de comprendre, ce sont les raisons de ces difficultés. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir il y a sept ans, la dette a augmenté de 1 000 milliards d’euros. Pourquoi ? Principalement à cause de sa politique de réductions fiscales accordées aux plus riches et aux grandes entreprises.
Ce constat est partagé, c’est un fait. Nous affirmons donc clairement qu’il n’est pas de notre responsabilité de combler cette dette. Nous avons déjà contribué largement. Ces sept dernières années, les salariés et le monde du travail n’ont bénéficié d’aucune largesse. Ils ont plutôt été confrontés à une réforme des retraites brutale, à trois réformes de l’assurance-chômage, à une modification du Code du travail et à des politiques d’austérité salariale dans les secteurs privés comme publics. Ce n’est donc pas à nous de payer davantage. Aujourd’hui, le budget proposé par le gouvernement est risqué. C’est d’ailleurs ce qui est ressorti de la mobilisation de ce jeudi matin – elle était à Toulouse pour soutenir les employés du conseil départemental en grève, ndlr – : en coupant 5 milliards d’euros dans le budget des collectivités locales, on ne prive pas des actionnaires, mais bien directement les citoyens. Cet argent finance avant tout les actions sociales. »
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