Les angles morts d’une analyse récente des électeurs RN

Par Florian Gulli
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Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

LE LIVRE

L’enquête porte sur la période 2016-2022. Le sociologue va à la rencontre d’électeurs RN dans le sud-est de la France. Ils sont sociologiquement différents des électeurs RN du nord-est. Ils sont moins exposés à la précarité, à la pauvreté et au chômage, même si leur situation demeure marquée par la fragilité et l’incertitude. Néanmoins, le fil qui les relierait serait le racisme.

Le livre critique l’idée suivante : le vote RN serait un exutoire permettant d’exprimer une souffrance sociale, un vote essentiellement motivé par des causes économiques et sociales. Cette idée minore la motivation raciste du vote RN. La stratégie « fâchés pas fachos » incarnerait cette tendance à relativiser le racisme des électeurs RN. Les électeurs RN ne sont pas de pures victimes sociales mais aussi des agents actifs du racisme. Il n’y a pas non plus, d’un côté le social, de l’autre l’identitaire. Les deux aspects sont imbriqués. « Par exemple : les immigré·es profitent des allocations sociales, ce qui provoque une baisse du pouvoir d’achat des “natifs”, par les impôts et les charges que cela engendre. […] Par exemple : la baisse de l’immigration permettrait d’améliorer la situation économique globale du pays, et donc de faire augmenter le pouvoir d’achat des “Français” ».

« La gauche exclut de son domaine de compétence de plus en plus de questions ; à l’opposé de l’extrême droite qui, sans vergogne, s’empare de tout. »

Depuis les années 1980, le discours de l’électeur RN s’est modifié. Dans les années 1980, c’est la question du chômage qui est au centre (« les immigrés sont des chômeurs » et/ou « les immigrés volent le travail des Français »). Sur le terrain de Félicien Faury, les griefs concernent les questions fiscales, scolaires et résidentielles. Les électeurs RN évoquent une concurrence dans l’accès aux ressources collectives distribuées par l’État sous la forme d’un jeu à somme nulle : « Ce qu’ils reçoivent nous est pris, à nous autres Français ».

Cette évolution peut être désignée en langage marxiste de la façon suivante : le terrain de lutte n’est plus celui de la production, mais celui de la reproduction sociale, qui désigne, selon le féminisme marxiste, les institutions et les pratiques permettant la reproduction de la force de travail, le hors-travail renouvelant la force de travail (famille, école, soin, service public, etc.).

En passant de la sphère de la production à celle de la reproduction, on atteint un domaine dont les femmes s’occupent davantage (en raison de l’état actuel de la division sexuelle du travail). Ce sont les femmes qui s’occupent des questions de scolarité, d’impôts, etc. « Ce serait là un effet insoupçonné du néolibéralisme et du démantèlement de l’État-providence que de participer au basculement d’un nombre croissant de femmes vers l’extrême droite ». On passe du domaine de l’économie à celui de la politique. On peut y voir l’expression d’un fatalisme économique. On n’attend plus rien du patronat mais on interpelle l’État pour qu’il distribue les ressources communes de façon « juste ». La production est totalement dépolitisée pour ces électeurs. Le RN ne la politise pas davantage, en quoi ils contribuent à la reproduction du système social.

« Le racisme n’est pas seulement le résultat de concurrences économiques et symboliques. Il naît aussi en partie de problèmes de tranquillité publique liés aux quartiers populaires. »

A la source du racisme des électeurs RN, des « concurrences sociales racialisées ». Les enjeux seraient matériels (redéfinir le périmètre de ceux qui peuvent jouir de l’accès aux ressources étatiques), mais aussi symboliques. Le vote RN serait une « tentative de se maintenir ou de se rehausser au sein des relations de pouvoir instituées entre « majoritaires » et « minoritaires ». « Situés au seuil d’un ordre social et racial dont ils estiment et espèrent encore tirer avantage, ils s’en font les premiers gardiens. Défendre la norme pour y rester » Ces électeurs expriment la volonté de partager un « entre-soi blanc ». Le vote RN obéirait à une logique de distinction, de démarcation, l’électeur tirant du racisme un bénéfice (un salaire) psychologique compensant le mépris dont il fait l’objet par ailleurs dans la société. Le bulletin de vote RN dirait : « Je suis membre de plein droit de la majorité. »

QUELQUES REMARQUES CRITIQUES

Une réception très marquée politiquement

L’une des réceptions possibles de l’ouvrage dans les milieux militants à gauche est la suivante : le livre serait la preuve que la stratégie « fachos, pas fâchés », que la stratégie Ruffin ou celle de Roussel sont de fausses pistes. Ce ne serait pas dans cette direction qu’il faudrait chercher. Retour à la stratégie Terra Nova d’alliance des minorités avec les urbains diplômés ? Ce n’est pas ce que dit l’auteur, mais c’est un usage qui est d’ores et déjà fait de son livre.

Une lecture réductrice

L’auteur pense le racisme comme reposant sur l’intrication de stratégies économiques et d’une volonté de créer un « entre-soi blanc » (je laisse de côté l’importation du vocabulaire étatsunien à la mode chez les sociologues), de se démarquer symboliquement de ceux qui sont en dessous de soi.

On peut formuler la critique générale suivante : l’adresse à l’État pour une distribution réservée aux « Français » et la volonté d’« entre-soi blanc » sont peut-être des motivations du vote RN, mais elles ne sont assurément pas les seules. Les autres motivations potentielles, pourtant mentionnées par les enquêtés, sont ignorées par le sociologue. On peut prendre deux points abordés par les enquêtés, mais sous-estimés par l’enquêteur ou considérés comme relevant du fantasme. Pour formuler les choses de façon très générale, on parlera d’une problématique « quartier populaire » et d’une « problématique islam ».

La problématique « quartier populaire »

Les enquêtés auxquels Félicien Faury donne la parole parlent par exemple d’insécurité. Le sociologue n’en dit rien.

Il ne s’agit pas d’être naïf. La référence à l’insécurité peut être un masque, un paravent derrière lequel se cache le racisme. Néanmoins, la référence à l’insécurité peut-elle être réduite à cela ? L’absence de discussion de ce point est très symptomatique du fait que certains secteurs de la gauche refusent de parler des questions de tranquillité publique, considérées purement et simplement comme des questions de droite, alors qu’elles empoisonnent la vie des quartiers (« 315 homicides ou tentatives d’homicide entre malfaiteurs » en 2023, 47 morts à Marseille la même année, etc.).

Prenons l’exemple donné dans le livre du sapeur-pompier. Son racisme est-il réductible à des « concurrences sociales racialisées », à la volonté de se démarquer et de constituer un entre-soi blanc ou a-t-il quelque chose à voir avec l’insécurité en général et celle qu’il vit (lui ou ses collègues) dans son travail ? On ne peut répondre pour cet individu particulier, mais il existe en revanche des études sociologiques sur les pompiers (Romain Pudal), qui évaluent notamment les « effets du métier » sur leurs options politiques. La violence subie lors d’interventions (« les insultes, les crachats, les menaces, les caillassages »), la séquence des émeutes de 2005 et 2007, sont régulièrement mobilisés par les pompiers pour expliquer le durcissement de leur position. « En 2018, 3 411 sapeurs-pompiers ont déclaré avoir été victimes d’une agression […]. En 2008, “seuls” 899 soldats du feu avaient déclaré une agression, soit une hausse de 280 % sur dix ans » (« Les agressions contre les pompiers en hausse de 21 % sur un an », Le Monde, 18 décembre 2019). Pourquoi cette expérience sociale négative, qui engendre des stéréotypes négatifs sur tous les habitants des quartiers populaires, ne figure-t-elle pas, au moins à titre d’hypothèse, dans l’ouvrage ?

« Que l’islam suscite des fantasmes en tout genre est une chose ; mais on peut estimer que certaines critiques, malgré confusions et amalgames, pointent des problèmes réels. »

Ce point n’invalide pas l’analyse de Félicien Faury mais lui impose un complément massif. Le racisme n’est pas seulement le résultat de concurrences économiques et symboliques. Il naît aussi en partie de problèmes de tranquillité publique liés aux quartiers populaires. La masse des habitants des quartiers populaires est assimilée à la « minorité du pire » (Norbert Elias) de ces quartiers, alors qu’elle en est la première victime.

Dans le rapport à la délinquance, il y a tout un continuum allant de la paranoïa, voyant de la violence où il n’y en a pas, à la lucidité face à un problème réel, lucidité dont témoignent aussi nombre d’habitants des quartiers populaires. Le livre écrase cette diversité et ramène sans raison ce continuum à l’une de ses extrémités, la paranoïa.

La problématique « islam »

Le chapitre consacré à l’islam, dont l’un des sous-chapitres s’intitule « L’islam comme menace », témoigne du même travers : la sous-estimation de certaines expériences sociales conflictuelles.

Il y a bien entendu une « paranoïa » anti-islam dans une bonne partie de l’électorat du RN. Mais le chapitre ne dit mot d’autres problèmes pourtant réels que certains courants minoritaires de cette religion soulèvent. Là encore, pas de naïveté : la critique de l’islam peut cacher la haine des musulmans. Il ne s’agit pas ici de critiquer l’islam en général mais certains courants que l’on pourrait qualifier à bon droit d’extrême droite musulmane (inégalité homme-femme proclamée, homophobie, quête de pureté communautaire, refus des résultats scientifiques, anti-occidentalisme façon choc des civilisations, etc.).

La page 148 liste les facteurs expliquant l’hostilité à l’égard de l’islam : médias, État, discours politiques… Pas de mention du terrorisme (l’enquête commence pourtant en 2016, quatre ans après la tuerie de Mohammed Merah à Toulouse, après la vague d’attentats de 2015, elle se poursuit alors qu’a lieu l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020, etc.), pas de mention non plus du militantisme théologico-politique musulman (dont Hugo Micheron montre pourtant le caractère décisif). L’analyse escamote les tensions et les conflictualités réelles pour ne maintenir que l’explication par la concurrence économique et symbolique. Que l’islam suscite des fantasmes en tout genre est une chose ; mais on peut estimer que certaines critiques, malgré confusions et amalgames, pointent des problèmes réels. Et il suffit alors d’ajouter à cela l’impression que la gauche esquive ce type de problème pour faire pencher le futur électeur à droite. Dans le rapport à l’islam, il y a là encore un continuum allant de la haine paranoïaque des musulmans à la perplexité devant des phénomènes réellement problématiques. En ne disant mot de ces derniers, le livre ramène tout le réel à la paranoïa, sans l’ombre d’une justification.

Une occasion manquée

Dans une interview au site nonfiction.org, Félicien Faury répond à une question portant sur la part de fantasme et de réalité dans les menaces perçues par les électeurs RN : « Prenons un exemple. Un discours que j’ai souvent récolté durant mon enquête consistait à mettre en équivalence les “immigrés” et les “chômeurs”. D’un côté, il est vrai que, dans les territoires que j’ai étudiés, les quartiers où les immigrés et étrangers sont surreprésentés sont aussi les quartiers les plus durement frappés par le chômage et la pauvreté. Les électeurs du RN “n’inventent” donc pas cette corrélation. En revanche, ils vont l’expliquer par des causalités naturalisantes et individualisantes (avec tout un ensemble de stéréotypes sur la fainéantise ou la “mauvaise volonté” des immigrés), et non par des causes sociales, collectives, structurelles. En outre, leurs perceptions vont se fixer sur les seules situations de chômage, en invisibilisant tout le travail fourni par ailleurs par une main-d’œuvre immigrée et étrangère ».

Ce texte développe un argument fort. Il n’évacue pas le réel, comme le fait le procès en paranoïa, mais fait porter le débat sur l’interprétation de ce réel. On ne peut que regretter que l’auteur n’ait pas appliqué cet argument aux deux sujets évoqués précédemment. « Pour le sociologue que je suis, explique Félicien Faury, il s’agit de rappeler tout un ensemble de faits objectifs, mais je n’avais pas non plus envie que tout mon livre se résume à du fact checking  des discours des électeurs interrogés. » Il se trouve que les faits derrière les discours sont la plupart du temps absents. Et quand il arrive au sociologue pourtant de faire ce fact checking c’est pour montrer que le réel invalide les propos des enquêtés. Pourquoi ne pas avoir fait de même pour les questions de sécurité et de religion ? Elles sont pourtant centrales. Voilà une occasion manquée de donner à cette enquête toute la profondeur qu’elle aurait méritée.

Le livre participe donc d’un réflexe bien installé à gauche voulant qu’il y ait des thèmes de droite ou des thèmes qui pourraient faire le jeu du RN… Cette gauche déserte de plus en plus de sujets tandis que l’extrême droite fait feu de tous les sujets, s’emparant des thèmes comme le pouvoir d’achat, la république, l’écologie, etc. La gauche exclut de son domaine de compétence de plus en plus de questions ; à l’opposé de l’extrême droite qui, sans vergogne, s’empare de tout.

On peut considérer bien au contraire que c’est le silence gêné sur ces problèmes qui fait le jeu du RN. Il installe l’extrême droite dans la position confortable de celui qui dit le réel, tandis que la gauche serait synonyme de déni du réel, de refus de voir.

Pour éviter que la prise en charge de ces thèmes soient récupérés par le RN, il conviendrait de montrer qu’ils ne s’expliquent pas de façon naturalisante et individualisante, mais par des causes sociales (la pauvreté n’expliquant pas tout) et que ce sont les habitants des quartiers qui en sont les premières victimes. Le journal L’Humanité ne manque pas d’articles montrant comment des mères de tel ou tel quartier ont pu s’organiser contre les dealers, comment des parents ont pu constituer des patrouilles pendant les émeutes pour protéger écoles et gymnases, etc.

Florian Gulli est philosophe. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 40 • septembre/octobre 2024

 


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