« On est fondé à se demander qui sont vraiment les assistés dans notre pays », nous invite à penser Jean-Paul Delahaye, Inspecteur général honoraire et ancien Dgesco qui a placé la question de la pauvreté et de ses effets sur les élèves au centre du débat. Au prisme de ce sujet, il interroge et dénonce un système éducatif ségrégatif et inégalitaire. « En réalité, nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime » affirme-t-il. Dans ce texte écrit à l’occasion d’un colloque national de la FCPE, il pointe la responsabilité et les effets des politiques menées.

L’école est le reflet des clivages sociaux au sein de la société

L’école n’est pas responsable de tout. Sans l’école, sans l’attention et le dévouement des personnels de l’éducation nationale dont je témoigne pour leur rendre hommage dans mon rapport sur la grande pauvreté, sans l’appui des collectivités locales et des partenaires de l’école, ce serait bien pire pour les familles. L’école est le reflet des clivages sociaux au sein de la société. Peut-on, par exemple, promouvoir à l’école la mixité sociale tant qu’on permettra à certaines communes de refuser d’avoir leur quota de logements sociaux moyennant le paiement d’une pénalité ? Si les riches ne faisaient pas sécession, évidemment les enfants, tous les enfants, viendraient à l’école avec une plus grande égalité de possibilités.

Un système qui fonctionne par « Ordre »

Peut-on d’ailleurs encore parler de système éducatif au singulier quand celui-ci fonctionne en réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières différenciées au sein même des établissements ? En réalité, nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime. Ici, des établissements publics sélectifs pour la noblesse de la République, là des établissements publics moins bien traités pour le Tiers-Etat, et enfin des établissements privés pour un clergé composé de certaines de nos « élites ». Quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire de 3 à 16 ans, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse de notre pays dans sa diversité ? Quelle démocratie peut fonctionner durablement quand les « élites », de droite comme de gauche, prétendent gouverner un peuple qu’elles n’ont jamais vu de près, y compris à l’école ? D’ailleurs combien sont-ils ceux qui nous gouvernent, hier ou aujourd’hui, à avoir fréquenté l’école publique ?

La réflexion à conduire pour réduire les inégalités ne peut donc éluder la question de la participation de l’enseignement privé au « scolariser ensemble ».

L’école, une fabrique institutionnelle des inégalités

L’école n’est pas responsable de tout mais elle a sa part de responsabilités et c’est là qu’il peut y avoir une fabrique institutionnelle des inégalités. Et pour ce qui concerne ses propres responsabilités, les réponses du système éducatif sont insuffisantes.

Pour accompagner les élèves et leurs familles, nous manquons cruellement d’assistants sociaux, d’infirmiers et de médecins. L’Education nationale est un désert médical : d’après un rapport de l’Assemblée nationale de mai 2023, 8 enfants sur 10 n’ont jamais vu de médecin scolaire.

Malgré la Constitution (« L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat »), l’école n’est pas gratuite pour les fournitures, les sorties scolaires, la restauration scolaire. Et les parents sont bien placés pour savoir que selon les territoires et les collectivités locales, il existe de grandes disparités dans cet accompagnement de l’obligation de gratuité.

Des aides insuffisantes, en baisse

Certes, il existe des bourses mais leur montant reste insuffisant malgré les revalorisations de 2016 et de 2022. Et comme on le sait, il y a un taux important de non-accès aux droits et la dématérialisation des procédures et des documents n’a rien arrangé.

Il existe des crédits consacrés aux fonds sociaux mais ces crédits destinés aux élèves les plus démunis sont des variables d’ajustement budgétaire : ils ont été divisés par 2 de 2002 à 2012, multipliés par 2 de 2013 à 2017, à nouveau divisés par 2 en 2020, augmentés en 2021-22-23, en baisse en 2024. On doit aussi et malheureusement constater que certains établissements ne dépensent pas tous leurs fonds sociaux.

La responsabilité institutionnelle, c’est aussi un défaut d’organisation du système éducatif pour la réussite de tous. La France figure parmi les pays dans lesquels les jeunes qui ont des difficultés s’estiment les moins aidés par l’école alors que, selon les enquêtes de l’UNICEF, 24 % des enfants et adolescents n’ont pas accès à un outil numérique à la maison pour faire leurs devoirs et que 3 enfants sur 10 disent ne pas pouvoir se cultiver en lisant chez eux des magazines ou des livres. Et selon le ministère lui-même, 58 % des élèves disent rencontrer des difficultés dans le travail après la classe. Dans le temps scolaire, des réponses sont prévues mais sont-elles toujours mise en œuvre ? Qu’en est-il des activités pédagogiques complémentaires dans le primaire, de l’accompagnement personnalisé au collège, au lycée ? Hors temps scolaire, il y a « Devoirs faits » au collège, une belle initiative mais qui manque de moyens pour sa généralisation. En éducation prioritaire, on dépense pour l’accompagnement éducatif après la classe 18,80 euros par élève et par an, c’est ce qu’on peut calculer d’après le rapport de la Cour des Comptes de 2018. Dans les Classes préparatoires aux Grandes écoles, où sont scolarisés assez peu d’enfants de pauvres, on dépense 843 euros par étudiant et par an pour du soutien et du renforcement pour la préparation des concours. On dépense ainsi 45 fois plus pour l’aide aux étudiants de ces classes que pour l’aide aux élèves d’éducation prioritaire ! Et que dire de la possibilité, quand on en a les moyens, d’aider au travail personnel de ses enfants dans une officine de soutien scolaire privé, payant mais défiscalisé car les lobbies ont réussi à faire passer ce soutien payant pour de l’aide à la personne dans une loi en 2005. Qui sait qu’on dépense aujourd’hui des centaines de millions d’euros pour la défiscalisation du soutien scolaire payant des enfants des classes moyennes et favorisées, alors que nous ne sommes pas fichus de trouver l’argent nécessaire pour une aide à la hauteur des besoins pour les enfants des milieux défavorisés ? À prendre connaissance de ces chiffres, on est fondé à se demander qui sont vraiment les assistés dans notre pays.

Je nous laisse méditer cette formule d’Antoine de Saint-Exupéry qui n’a pas pris une ride : « Une démocratie doit être une fraternité, sinon c’est une imposture ».

Jean-Paul Delahaye