Sophie Binet : « Les profiteurs de guerre sont à l’affût »

À l’heure où les bouleversements géopolitiques se multiplient depuis l’investiture de Donald Trump, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dénonce le discours belliciste d’Emmanuel Macron et plaide pour une stratégie industrielle et sociale européenne, qui renouerait avec un multilatéralisme en direction du Sud global.

 

ONU, climat, multilatéralisme, justice internationale… Le retour de Donald Trump au pouvoir a accéléré un basculement de l’ordre mondial. Pour contrer la nouvelle internationale d’extrême droite, la secrétaire générale de la CGT plaide pour une unité d’action syndicale au niveau international et une convergence des luttes.

Sophie Binet dénonce par ailleurs la stratégie d’évitement du patronat visant à ne pas revenir sur la réforme des retraites de 2023. Alors que l’idée d’une dose de retraite par capitalisation est avancée par le patronat, une ligne rouge pour la CGT, la confédération entend maintenir la pression sur le « conclave » organisé par le premier ministre.

Quel regard portez-vous sur le contexte international bouleversé par le retour de Donald Trump au pouvoir ?

Nous sommes face à une accélération profonde de l’histoire. Mais la tendance de fond est à l’œuvre depuis des années. La CGT n’a cessé d’alerter sur ce danger. Avec l’élection de Trump se concrétise l’alliance entre l’extrême droite et les milliardaires, incarnés par Elon Musk. Ce dernier n’est pas un cas isolé, il représente une oligarchie. La preuve la plus flagrante est l’alignement de la tech américaine. Aujourd’hui comme hier, pour le capital, l’argent n’a pas d’odeur.

La deuxième tendance nouvelle est la constitution d’une internationale d’extrême droite, illustrée notamment par l’alliance entre Trump, Poutine et Netanyahou. Ce mouvement prend de l’ampleur et dispose pour la première fois d’un soutien sans précédent du capital, incarné par des milliardaires qui détiennent de très nombreux médias, et les réseaux sociaux. Cela donne à l’extrême droite une force de frappe inédite depuis 1945.

Il faut comprendre et débattre de cette nouvelle donne. Nous devons sortir des réponses anciennes, renouveler le logiciel sur un certain nombre de sujets. Cela appelle en urgence à un travail de réflexion, de débat, d’unité et d’action collective.

Comment s’y prendre et pour quoi faire ?

Face à cette internationale d’extrême droite, il faut construire une internationale ouvrière renouvelée et renforcée. Cela fait partie des stratégies de la CGT. Les échanges sont poussés avec nos homologues européens et internationaux. Aux États-Unis, la question économique va être le point faible de Trump. Le chômage augmente, essentiellement à cause des violents licenciements dans la fonction publique.

L’inflation pointe son nez. Le syndicalisme sera central dans ce moment de bascule. En France comme aux États-Unis, nous devrons faire confluer les rivières des luttes sociales, féministes, environnementales et antiracistes. La journée mobilisation du 8 mars a été une grande réussite.

« Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles. »

Le 21 mars, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, Unsa, Solidaires, FSU) va lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Enfin, la CGT est, avec de très nombreuses associations, initiatrice des mobilisations du 22 mars contre le racisme et la précarisation des 3,5 millions de travailleurs étrangers par la politique inacceptable du ministre de l’Intérieur.

N’est-ce pourtant pas l’extrême droite qui semble dicter l’agenda politique ?

L’extrême droite tente de tout récupérer. La thématique pacifiste, mais aussi celles des libertés et de la démocratie au point que Donald Trump se prend maintenant pour le prix Nobel de la paix. Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles.

Il faut rappeler un certain nombre de principes fondamentaux. La paix et la liberté, ce n’est pas le droit du plus fort ou du plus riche, comme le défend Donald Trump. La liberté a des limites, le respect de celle des autres. On est libre jusqu’à ce qu’on prenne des droits aux autres. La paix passe par le respect du droit international, de la souveraineté des peuples, de leur autodétermination. Il n’existe aucune paix durable sans justice sociale, comme l’a rappelé l’Organisation internationale du travail lors de sa création, en 1919.

Comment jugez-vous la surenchère guerrière d’Emmanuel Macron ?

Pour les travailleurs, il n’y a rien de pire que l’économie de guerre. Dorénavant, on nous explique que l’argent de nos services publics et de nos droits sociaux financera les actionnaires des marchands d’armes, y compris américains. Et dans le même temps, Thales prévoit le licenciement de 1 000 salariés.

Cette vision politique du président français sert le capital, qui essaye de profiter de la situation de façon totalement opportuniste, en jouant sur les peurs. La surenchère guerrière favorise le développement de l’extrême droite. Car elle prospère sur le déclassement, l’absence de perspectives collectives et sociales. Les violentes politiques sociales que veut nous imposer le capital sont le meilleur moyen d’amener l’extrême droite au pouvoir.

Quel est le principal péril devant nous ?

La menace est démocratique avant d’être militaire. Notre pays ne va pas être envahi par les Russes ou les États-Unis. En revanche, Trump et Poutine travaillent activement pour déstabiliser nos démocraties. Très récemment, ils ont soutenu l’extrême droite en Grande-Bretagne, en Allemagne ou encore en Roumanie, et multiplient les tentatives d’ingérence à coups de fake news et de manipulations sur les réseaux sociaux.

En France, nous savons que Marine Le Pen est plus proche que jamais de l’Élysée et qu’elle bénéficie de soutiens très importants, à commencer par Bolloré et Stérin. La réponse française et européenne doit viser à protéger nos démocraties, en commençant par sortir médias et réseaux sociaux des mains des milliardaires, conforter l’indépendance de la justice, les libertés publiques et syndicales… Au lieu de cela, comme ils refusent d’affronter le capital, ils se limitent à la surenchère militaire et de dérégulation.

Comment sortir les travailleurs de cette impasse ?

D’abord il faut leur permettre de comprendre ce basculement. Avec l’alliance Musk-Trump, la clarification est visible. L’extrême droite alliée au capital est l’ennemie du monde du travail. Cette alliance s’est illustrée au plan européen. Au nom de la « simplification » et de la « compétitivité » face aux États-Unis, la Commission européenne met en place la déréglementation voulue par Trump.

La directive Omnibus, rédigée sous la dictée de Business Europe, va supprimer toute responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Si cette directive est adoptée, cela sera grâce à une alliance inédite du Parti populaire européen, la droite, avec l’extrême droite sur le dos des travailleurs et des travailleuses.

Comment expliquer cette convergence entre le capital et l’extrême droite ?

Ils ont pour intérêt commun de tirer les droits des travailleurs vers le bas. L’Europe doit clarifier sa position. Soit elle résiste à cette internationale d’extrême droite, soit elle continue à servir le marché et le capitalisme américain. Notre dépendance à l’égard des États-Unis intervient à tous les niveaux : militaire, économique, numérique… Stratégiquement, nous devons rompre ces liens de dépendance afin de permettre à l’Europe d’être réellement autonome. Cela passe par une vraie souveraineté industrielle et une vraie stratégie numérique.

Un changement de cap, en France et en Europe, est-il possible dans le cadre budgétaire des 3 % de déficit ?

La sécurité de l’Europe est présentée comme un enjeu vital et qui permet de sortir du pacte de stabilité et des 3 % de déficit public. Or, la transformation environnementale est tout aussi vitale. De même que la cohésion de nos sociétés et des droits sociaux. L’Europe doit définitivement sortir de cette règle afin d’investir pour son avenir.

Après tout, à deux reprises, l’Europe a déjà pu s’endetter : pour sauver les banques en 2008 et, en 2020, pour empêcher une épidémie majeure avec le Covid. Hélas, le lendemain, c’est toujours les travailleurs qui payent. Pourquoi ? Parce que la dette est dans les mains des marchés financiers. Il faut changer les règles de la Banque centrale européenne pour qu’elle puisse prêter de l’argent directement aux États, comme la Fed aux États-Unis.

L’Europe peut-elle résister à la guerre commerciale menée par Donald Trump ?

L’Europe doit faire varier les droits de douane en fonction des normes sociales et environnementales et par exemple du nombre de conventions ratifiées à l‘OIT par le pays d’origine. Mais rappelons que les principales délocalisations des entreprises françaises ont lieu en Europe. Il faut mettre fin au dumping social, fiscal et environnemental au plan européen en harmonisant enfin les normes vers le haut.

Pas question de céder aux injonctions du président des États-Unis, qui réclame l’augmentation de nos financements de défense pour soutenir le complexe militaro-industriel américain. Des mesures très fortes sont à prendre pour défendre notre industrie en commençant par sortir l’énergie de la spéculation et ainsi baisser les prix de l’électricité. Comment prétendre construire une Europe de la défense sans sortir de l’Otan, dont Donald Trump a d’ailleurs lui-même signé l’acte de décès ?

Quelle forme pourrait prendre l’alternative à l’Otan ?

L’Europe doit s’autonomiser en matière de défense mais, surtout, de diplomatie et de multilatéralisme. Les Européens doivent défendre le renforcement des Nations unies, en commençant par exiger la réforme du Conseil de sécurité, qui bloque aujourd’hui systématiquement toute perspective de paix à cause des veto russes et américains.

La France et l’Europe doivent porter l’organisation d’une conférence de paix sous l’égide de l’ONU sur l’Ukraine, afin d’empêcher le pillage des ressources minières par les États-Unis et l’annexion de son territoire par la Russie. Afin d’apparaître comme un modèle, l’Europe doit affirmer ses valeurs et non basculer dans la surenchère guerrière. Le danger grandit avec la prolifération de l’armement. L’Europe devrait au contraire porter l’enjeu de la paix juste et durable et du désarmement, notamment nucléaire.

Il n’y a jamais eu autant d’armes nucléaires dans le monde alors que nous commémorons les 80 ans des dramatiques bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Enfin, la réorientation européenne passe par une autre diplomatie en termes d’alliances géopolitiques. Désormais, les cartes sont rebattues et nous devons renforcer nos liens avec les démocraties du Sud global.

L’espace médiatique est acquis à l’engrenage guerrier. Comment en sortir ?

En se dotant d’une stratégie européenne pour protéger les médias, la liberté de la presse et sortir de la dépendance des Gafam en développant une industrie numérique indépendante, et en ayant une vraie stratégie démocratique en matière d’intelligence artificielle. Car les milliardaires qui possèdent les principaux médias et réseaux sociaux ont désormais basculé à l’extrême droite. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) visait déjà, entre autres, à empêcher un accaparement de la presse par des capitaines d’industrie, mais ces mesures n’ont jamais été appliquées.

Le travail de diffusion de la post-vérité par l’extrême droite se joue aussi dans l’édition. Des garanties doivent exister pour empêcher la publication de livres diffusant des mensonges factuels ou une réécriture de l’histoire. Il y a une différence entre les opinions et les faits. Le réchauffement climatique ne se discute pas, c’est une situation avérée par les scientifiques.

De même, le génocide de 6 millions de juifs par les nazis est malheureusement une vérité historique. Alors que l’extrême droite mène une guerre contre la science et licencie aux États-Unis des dizaines de milliers de chercheurs et de chercheuses, l’Europe doit investir massivement pour mettre fin à la paupérisation honteuse de la recherche. Il nous faut titulariser les très nombreux précaires et offrir l’asile à tous les chercheurs américains.

Dans ce contexte international, le « conclave » sur l’avenir des retraites se poursuit. Des avancées sont-elles encore possibles ?

Tout dépend du rapport de force. Bien sûr, le patronat et le gouvernement ne veulent pas revenir sur la réforme Borne. Dorénavant, ils ont opté pour une stratégie opportuniste en instrumentalisant la situation géopolitique pour enterrer le dossier des retraites.

Le patronat serait d’ailleurs ravi que ces concertations s’arrêtent en prétextant que ce ne serait plus le moment de revendiquer l’abrogation de la réforme des retraites, de demander de l’argent pour les services publics ou des droits supplémentaires pour les travailleurs. Rien de neuf sous le soleil

Les mêmes nous disaient la même chose deux mois auparavant, avec d’autres arguments. Comme l’excuse selon laquelle, si on abrogeait la réforme des retraites, les agences de notation nous sanctionneraient et la France ne serait plus compétitive au niveau international.

Nous l’avons bien compris, pour le patronat, ce n’est jamais le moment du progrès social ! Pour la CGT, l’abrogation est toujours à l’ordre du jour. Les 10 milliards d’euros nécessaires pour revenir à 62 ans sont toujours bien moindres que les budgets débloqués pour l’achat d’obus. L’abrogation peut être aisément financée, notamment par l’égalité salariale ou la mise à contribution des revenus financiers et des dividendes.

Le Medef comme la CPME parlent d’introduire une part de retraite par capitalisation. Est-ce une ligne rouge pour la CGT ?

C’est une ligne rouge totale. Introduire de la capitalisation dans notre système par répartition, c’est faire entrer le loup dans la bergerie. Une fois le pied dans la porte, du fait de la baisse du niveau de vie des retraités générée par les multiples réformes régressives, la capitalisation ne cessera de grignoter du terrain.

Nous fêtons, en 2025, les 80 ans de la Sécurité sociale et de nos retraites par répartition. Comment avons-nous fait pour gagner cela dans un pays ruiné ? Parce que les fonds de pension par capitalisation avaient fait faillite. N’ayons pas la mémoire courte. Les fonds de pension, aujourd’hui comme hier, c’est la roulette russe.

L’industrie française, en plein marasme, peut-elle soutenir une économie de guerre ?

Comment parler d’économie de guerre tout en laissant notre industrie partir ? Emmanuel Macron tient un discours va-t-en-guerre mais, en même temps, s’enferme dans ses dogmes libéraux. La première des conditions pour se faire respecter dans les relations internationales, c’est la souveraineté industrielle. Or la CGT alerte depuis un an sur la liquidation du tissu industriel, avec pas loin de 300 000 emplois menacés.

La France risque de ne plus produire d’acier sur son sol. Sans acier, plus d’industrie. Et le gouvernement français reste un des seuls au monde à refuser d’intervenir sur l’économie, croyant à la théorie des destructions créatrices de Joseph Schumpeter. Les profiteurs de guerre sont à l’affût.

Alors que les cours en Bourse des industriels de l’armement s’envolent, le secteur devrait être nationalisé, à commencer par Atos et Vencorex. Quelle honte que le gouvernement laisse démanteler nos industries stratégiques dans un tel contexte.


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