Quelle importance les matières premières ont-elles en géopolitique ?

À l’instar de la guerre en Ukraine, la maîtrise des terres rares, l’extraction des minerais stratégiques, des métaux ou l’exploitation des ressources naturelles, énergétiques ou agricoles motivent les tensions entre les États et les rapports de prédation impérialiste.

 

Depuis le démarrage de la guerre en Ukraine, la maîtrise des terres rares, celle des minerais stratégiques ou encore celle des ressources énergétiques et naturelles sont présentes dans les objectifs de guerre, mais aussi, aujourd’hui, dans les négociations pour un cessez-le-feu et un processus de paix durable. Partout sur la planète, l’évolution des rapports entre les États paraît de plus en plus liée à une géopolitique des matières premières.

En Ukraine, la question de la possession des matières premières a pris une importance toute particulière. Est-ce, selon vous, une des clés pour le règlement durable du conflit ?

Celia Izoard, Journaliste, philosophe et autrice de la Ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024)

 

Les matières premières occupent une place importante dans ce conflit depuis le début. L’Ukraine possède une industrie de l’acier, des gisements de terres rares, utilisés dans toutes les technologies de pointe comme le numérique, mais aussi du lithium et du graphite qui composent les batteries des voitures électriques.

Elle possède surtout une industrie d’extraction de titane, un métal très utile pour les producteurs d’avions, de satellites et d’armes en Europe. L’Ukraine est ainsi le deuxième pays (après le Canada !) avec lequel la Commission européenne a signé en 2021 un partenariat pour l’approvisionnement en métaux stratégiques.

Auparavant, sa candidature pour l’UE a même été conditionnée par la réalisation d’un inventaire géologique. Il s’agit d’un casus belli pour la Russie dont les chaînes d’approvisionnement sont dépendantes de cette industrie extractive ukrainienne qui date de l’ère soviétique.

Emmanuel Hache, Scientifique à IFP Énergies nouvelles, directeur de recherche à l’Iris et coauteur de Métaux, le nouvel or noir (le Rocher, 2023).

 

Utiliser les matières premières comme une clé du règlement du conflit pourrait apparaître comme une idée séduisante au vu du potentiel ukrainien en matières premières stratégiques (lithium, uranium, terres rares). Toutefois, il ne faut pas oublier qu’environ 30 % du potentiel se situe aujourd’hui dans des zones occupées par la Russie.

En outre, les termes de l’accord actuel paraissent déséquilibrés et semblent plutôt compromettre la souveraineté nationale ukrainienne et sa reconstruction économique au profit des États-Unis. Enfin, sceller un accord sur les matières premières sans garantie de sécurité ne peut être un gage de règlement durable ni de développement économique. Qui irait investir sans sécurisation ? Certains rêvent d’un nouvel accord du Quincy, qui scella l’alliance pétrole contre sécurité entre les États-Unis et l’Arabie saoudite en 1945, mais, à l’époque, l’Arabie saoudite n’était pas en guerre.

Alexis Coskun, Docteur en droit public à l’université de Strasbourg et corédacteur en chef de la revue Recherches internationales

 

Les ressources minières, industrielles, énergétiques mais aussi agricoles de l’Ukraine sont au cœur de la guerre. Elles attisent les appétits et servent de monnaie d’échange, à l’image de l’accord céréalier de juillet 2022. Pour autant, il ne faut pas surestimer la capacité des ressources minières ukrainiennes à établir un règlement du conflit.

Tout d’abord, la paix en Ukraine ne passera que par la diplomatie et l’obtention de garanties de sécurité pour l’ensemble des parties prenantes. Ensuite, une grande part des ressources minières est située dans les parties contrôlées par la Russie et est donc hors de portée pour Kiev.

Enfin, les ressources minières ukrainiennes font l’objet de beaucoup de spéculations, à l’image des déclarations de Donald Trump. Leur exploitation commerciale demeure coûteuse et complexe et ne saurait être une sorte de butin prêt à être partagé.

Celia Izoard En définitive, ce sont plutôt les activités extractives qui dépendent du règlement du conflit que l’inverse en Ukraine. Personne ne va en effet investir des milliards pour créer une mine en zone de guerre. Il faut regarder le tableau d’ensemble. Nous assistons à une ruée minière causée par l’hyperconsommation de métaux. Partout sur la planète, cette course aux gisements stratégiques nous précipite dans la guerre.

Dans de nombreuses régions du monde, assiste-t-on à la prédation capitaliste et impérialiste de ces matières premières ?

Alexis Coskun L’exploitation des matières premières, énergétiques comme minérales, est extrêmement difficile. De ce fait, elle est d’abord l’œuvre d’un nombre, relativement restreint, de groupes occidentaux et chinois. Sans leurs investissements et le savoir-faire acquis, il est, en réalité, presque impossible pour les États bénéficiant de ressources naturelles de les valoriser.

Le « syndrome hollandais », décrivant les effets pervers de la dépendance à une rente, historiquement pensé pour les hydrocarbures, est toujours vrai. De plus, du fait de leur importance et de leur rareté, un nouveau partage du monde s’opère, où la capacité à extraire, mais également à raffiner, traiter et exporter ces ressources, est déterminante. Tout cela conditionne le niveau de puissance des États.

Celia Izoard Ce n’est pas nouveau. Les mines sont la base de l’accumulation, celle du capitalisme mercantile (or et argent du Nouveau Monde), puis du capitalisme industriel (charbon et acier de la révolution industrielle). À mesure que le monde entier s’industrialise et que les technologies consomment toujours plus de métaux, les frontières extractives se multiplient aux quatre coins du monde et génèrent des spoliations et des flambées de violence (Inde, République démocratique du Congo, Birmanie, etc.).

Emmanuel Hache Pourquoi parler de prédation capitaliste ? La Chine, à travers son projet de nouvelles routes de la soie et sa diplomatie minérale depuis près de vingt-cinq ans, a créé de véritables couloirs pour aspirer les matières premières vers son territoire. Ce que nous observons aujourd’hui est une réponse à un nouvel environnement compétitif autour des matières premières nécessaires aux transitions bas carbone et numérique et aux besoins du secteur de la défense.

De tout temps, ces matières ont été des vecteurs de puissance et des reflets des évolutions géopolitiques. Cela déclenche de nouveaux jeux d’acteurs des pays producteurs (nationalisme, volonté de création de cartels, restrictions à l’exportation) et des pays consommateurs dépendants. La nouveauté réside dans la fragmentation économique qui se fait jour. Remise en cause de la mondialisation et retour des empires engendrent des logiques guerrières et mercantilistes.

Avec l’essor des Brics +, et notamment la montée en puissance de la Chine, le monde change. En quoi les matières premières occupent-elles une place capitale dans ces évolutions géopolitiques ?

Alexis Coskun Le monde est confronté à une arsenalisation-militarisation des matières premières. Cela signifie que les États contrôlant l’extraction et leur raffinage les utilisent à des fins d’hégémonie et de puissance. Hier, le phénomène concernait les hydrocarbures.

Aujourd’hui, il se concentre principalement sur les minerais critiques dont dépendent l’électrification et la digitalisation des économies. La géopolitique devient clairement une géoéconomie stratégique. L’accès aux matériaux critiques est désormais au cœur des doctrines de sécurité nationale des États-Unis et de sécurité économique de l’Union européenne. Or, dans ce domaine, la Chine a atteint une avance indiscutable. Le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie le rappelle, 77 % des terres rares mondiales sont raffinées, puis réimportées de Chine, et le phénomène dépasse 57 % pour le lithium et 80 % pour le cobalt.

Pékin n’hésite pas à faire usage de cette avance, à l’image, par exemple, de l’interdiction d’exportation à destination du Japon en 2010 à la suite d’un différend territorial. Washington, de son côté, tente de rattraper son retard en interdisant tout investissement dans le domaine en Chine et en tentant d’assurer son propre approvisionnement. La volonté de maîtrise sur toute la chaîne des matières premières participe de la redéfinition des rapports de force et, in fine, de l’orientation de la mondialisation.

Emmanuel Hache Nombreux sont les analystes à regarder l’hétérogénéité économique ou politique des Brics + mais la logique de ce nouveau club est à trouver du côté des matières premières. Ils représentent une part importante sur les marchés des hydrocarbures (43 % de la production mondiale de pétrole) et jouent déjà un rôle clé dans la sécurité alimentaire globale.

Sur les marchés des métaux, la seule Chine a un pouvoir de marché dans le secteur du raffinage des métaux des batteries (plus de 60 % de la majorité d’entre eux y sont raffinés) et sur la production de terres rares (70 % de la production mondiale). Rajoutez l’Afrique du Sud (platinoïdes), la Russie (pétrole, cuivre, etc.), l’Indonésie (nickel), et l’Arabie saoudite, qui se rêve en futur pivot régional des échanges énergétiques et métalliques entre l’Afrique et l’Asie et vous avez tout pour faire de ce groupe un véritable club de matières premières capable de faire de ces dernières de véritables leviers géopolitiques.

Celia Izoard Lorsque les puissances économiques occidentales dominaient le monde, elles maîtrisaient les chaînes d’approvisionnement et les colonies (Chine comprise) extrayaient et produisaient alors pour elles. Cette domination était si évidente que, dans l’imaginaire collectif, les mines n’existaient même plus – alors même que la consommation de métaux ne cessait d’augmenter.

À partir du moment où les pays du Sud ne sont plus au service de ces chaînes d’approvisionnement occidentales, créent leurs propres industries ou extraient au profit des nouveaux empires économiques du XXIe siècle – la Chine et la Russie – il y a conflit pour les ressources. C’est une situation semblable à celle de l’impérialisme de la fin XIXe siècle, quand la France, l’Angleterre et l’Allemagne rivalisaient pour les ressources coloniales. Cela a mené à la Première Guerre mondiale. La consommation de métaux a connu depuis un accroissement prodigieux…

Sur fond d’enjeux économiques et sociaux et face au défi climatique et environnemental, les matières premières sont-elles un levier pour trouver un mode de développement d’avenir ?

Emmanuel Hache Avec la hausse prévisible des besoins en métaux, on pourrait être tenté d’associer matières premières et modèle d’avenir. Mais ce raisonnement se heurte au positionnement des pays dans la chaîne de valeur, à la dynamique d’industrialisation locale et au recours à des pratiques d’exploitation plus durables favorisant le développement.

Il faut également observer l’influence de la Chine et des États-Unis. Pékin a en effet développé des relations étroites avec la majeure partie des pays producteurs dans lesquelles se mêlent accords économiques, financiers et sécuritaires peu transparents.

De son côté, la volonté américaine d’annexer le Groenland et l’accord avec l’Ukraine ne sont pas un vecteur de développement. Face à ces deux hégémons, il faut craindre une nouvelle phase d’échange inégal assortie d’un échange écologique inégal, les pays producteurs souffrant des impacts miniers pour satisfaire nos politiques de décarbonation.

Celia Izoard L’idée que la mine serait essentielle à la « transition » est une grossière opération de la Banque mondiale et du lobby minier. Nous ne devons pas confier notre destin aux industries minières. L’extraction minérale est l’un des premiers contributeurs au réchauffement climatique. C’est le premier producteur mondial de déchets solides et une cause majeure de déforestation. Une mine industrielle consomme autant d’eau qu’une grande ville, et les deux tiers des mines sont situés dans des régions menacées de sécheresse.

Les matières premières peuvent être un levier pour trouver un mode de développement d’avenir, mais pas dans le sens où il faudrait à tout prix mettre la main dessus. Mais, au contraire, il faut en dépendre le moins possible. Il faut limiter l’accumulation matérielle et « déminéraliser » la technologie.

L’actuelle dépendance aux métaux est emblématique de notre mode de vie impérial. Pour produire ne serait-ce que des semi-conducteurs (des puces électroniques) contenant des dizaines de minéraux différents, il faut des chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui implique des ingérences, des dominations et de l’exploitation. Non seulement ce n’est pas souhaitable, mais, en plus, nous n’en avons pas les moyens.

Alexis Coskun Les évolutions technologiques de ces dernières années rendent indépassable le recours aux matériaux stratégiques. Il demeure que deux grandes questions sont posées. D’abord, la souveraineté de la France et de l’Europe. La dépendance actuelle n’est ni acceptable ni supportable et un effort de relocalisation de ces activités est nécessaire.

Ensuite, la soutenabilité du recours à ces matières premières. Il est évident que leur exploitation n’est neutre ni écologiquement, ni socialement. La question est, dès lors, plus de savoir à quel modèle de développement économique souhaitons-nous intégrer ces ressources ?


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