Faut-il interdire les réseaux sociaux avant 15 ans ?

La France souhaite restreindre l’accès des plus jeunes à ces plateformes numériques de partage de contenus. Des discussions ont lieu avec les principaux acteurs en vue d’un accord au niveau européen.

 

 

Face à la puissance des lobbies du numérique et en raison des effets nocifs des écrans, il faut oser l’interdiction du smartphone pour les moins de 15 ans.

Yves Marry

Délégué général de l’association Lève les yeux

Avec notre association de prévention contre la surexposition aux écrans, Lève les yeux, nous rencontrons chaque année des milliers d’enfants et de parents dépassés, fatigués, se définissant eux-mêmes comme « accrocs » à leurs écrans et appelant à l’aide. Aussi, avec d’autres associations réunies au sein du Collectif Attention, cela fait maintenant cinq ans que nous alertons les pouvoirs publics et formulons des propositions en réponse aux ravages causés par les réseaux sociaux, ainsi que par les jeux vidéo et autres usages numériques.

Aux nombreux troubles de santé physique comme la myopie, la baisse du sommeil ou la sédentarité, s’ajoutent les innombrables problèmes liés à l’usage d’Internet par des enfants non accompagnés, essentiellement sur smartphone : isolement, addiction, dépression, désinformation, décrochage scolaire, cyberharcèlement, pédocriminalité… Un joyeux cocktail auquel il faut ajouter, pour être exhaustif quant aux impacts des écrans sur la société, le coût écologique et humain de la technologie numérique (extraction de minerais dans des conditions scandaleuses, impact énergétique des data centers, etc.).

Seule une régulation par la puissance publique est susceptible de changer le cours des choses. Les applications sont conçues pour être addictives car leur modèle économique est le plus souvent basé sur le temps d’écran et le taux d’engagement des utilisateurs, générateurs de revenus publicitaires. Les incantations en faveur d’un « bon usage » des écrans sont, au mieux, naïves, au pire, coupables de relayer la propagande de l’industrie numérique.

On ne peut donc être que séduit par l’interdiction des réseaux sociaux avant 15 ans. Toutefois… c’est déjà le cas ! C’est ce qui est prévu dans la loi sur la majorité numérique de 2023, qui fixe l’âge légal d’accès aux réseaux à 15 ans. Sans surprise, elle n’est pas appliquée, car elle délègue aux plateformes la responsabilité de la mise en œuvre technique – et il y aurait un risque à suivre le modèle chinois et à laisser à l’État le pouvoir de contrôler qui peut voir quoi sur Internet. D’où notre proposition, simple et efficace : l’interdiction du smartphone avant 15 ans.

En dessous de cet âge, un enfant n’a pas la maturité pour naviguer seul sur une Toile regorgeant de contenus traumatisants, ainsi que de personnes dangereuses – Véronique Béchu, commandante de police, parle « d’explosion de la pédocriminalité » –, et pas seulement sur les réseaux sociaux. On pourrait aussi envisager une mise en œuvre musclée du Digital Services Act en France en taxant lourdement avant d’interdire les réseaux les plus toxiques, comme TikTok, X, Instagram ou Snapchat. Notre société s’en porterait mieux. Mais pour tout cela, il faudrait davantage que des prises de conscience et des déclarations. Il faudrait des actes politiques courageux face à l’intense lobby d’entreprises aux moyens quasi illimités. Il n’est pas trop tard, mais il est plus que temps.

Interdire, c’est faire croire qu’on peut régler une question de société par décret. C’est renoncer à éduquer et à mettre en œuvre les lois de protection

Anne Cordier

Professeure des universités en sciences de l’information et de la communication

L’idée peut sembler séduisante : interdire les réseaux sociaux numériques aux moins de 15 ans. Simple, claire, efficace, voilà que nous avons trouvé la solution pour résoudre les vulnérabilités psychosociales des adolescentes et adolescents, le (cyber) harcèlement, l’exposition à des contenus violents, la désinformation… Quelle illusion ! Une illusion qui laisse à penser qu’il existe à ce sujet un vide juridique. Or, la loi française fixe déjà une majorité numérique à 15 ans. En dessous de cet âge, l’autorisation parentale est obligatoire pour ouvrir un compte. Encore faut-il que cette loi, poussée par les mêmes hommes et femmes politiques qui aujourd’hui entretiennent le sentiment d’un laxisme juridique, soit connue, et appliquée.

Au niveau européen, le Digital Services Act (DSA) est clair : obligation de modération renforcée, interdiction de ciblage publicitaire des mineurs, transparence des algorithmes, tests d’impact… Ces mesures peuvent protéger efficacement les jeunes internautes… si elles sont mises en œuvre. Mais les plateformes traînent, évidemment. Et les États, eux, préfèrent parfois les slogans à l’action. Parmi ces slogans, l’illusion, encore : celle de faire croire que les technologies de vérification d’âge sont fiables, et éthiques.

Faut-il rappeler que les interdictions contournées isolent les acteurs au lieu de les protéger ? Que bannir les réseaux, c’est aussi retirer à ces adolescentes et adolescents des espaces de découverte, d’information, de culture, de lien social ? Oui, les jeunes lisent la presse en ligne. Oui, ils s’ouvrent au monde grâce aux réseaux sociaux numériques, s’engagent dans des mouvements en ligne qui ont un impact réel sur le monde physique. Évidemment, point d’illusion non plus de la part de l’autrice de ces lignes : les dangers sont réels. Contenus violents, algorithmes délétères, effets problématiques sur la santé psychique : nul ne les nie. Mais interdire en bloc, c’est faire croire qu’on peut régler une question de société par décret. C’est refuser d’affronter la richesse des pratiques numériques. C’est renoncer à éduquer.

L’éducation, justement. Parlons-en. Vraiment. L’accompagnement, le dialogue, la coéducation. Ce sont nos responsabilités collectives. Et si on les assumait ? La convention internationale des droits de l’enfant reconnaît aux adolescents le droit à l’information. Offrons-leur, dans notre régime démocratique, la liberté d’en disposer, accompagnés, encadrés, respectés.

Et puis, fin de l’illusion, disons-le franchement : ce ne sont pas les ados qui ont inventé la dépendance à des modèles économiques toxiques, les appels visio à des heures indues, ni les scrolls nocturnes sans fin. À tout âge, l’attention est convoitée, captée, monétisée. La déconnexion est un droit. L’apprendre est un devoir. Pour tous. Alors, surtout, ne levons pas les yeux. Ne détournons pas le regard. Regardons le monde. En face. Ensemble.


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