À la faveur des discours de haine diffusés en masse sur les réseaux sociaux, le risque d’attaque contre les femmes prend de l’ampleur en France. La saisine du parquet national antiterroriste dans l’attentat « incel » déjoué début juillet signe un début de prise de conscience des autorités.
Deux couteaux en poche, Timoty G. s’approche du lycée de Saint-Étienne (Loire) où il est interne en classe préparatoire. Le jeune homme de 18 ans a un objectif : s’en prendre à des femmes. In extremis, il est interpellé avant d’atteindre le bâtiment par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mis en examen et placé en détention provisoire.
D’après une source proche du dossier, comme le rapporte le Monde, l’étudiant consomme régulièrement des contenus masculinistes sur le réseau social TikTok.
Il se revendique de la mouvance « incel », « involuntary celibate », célibataire involontaire en français. Ces hommes qui, parce qu’ils ont été rejetés par une ou plusieurs femmes et s’estiment défavorisés physiquement, vouent au sexe opposé une haine immense.
Le lendemain, le parquet national antiterroriste (Pnat) s’autosaisit de l’affaire : une première en France dans le cadre d’un attentat masculiniste revendiqué.
Des alertes de plus en plus nombreuses
La misogynie tue. Depuis le 6 décembre 1989, date à laquelle Marc Lépine assassine 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal, premier attentat de ce type de l’histoire, le risque terroriste masculiniste est pris au sérieux en Amérique du Nord. En France, la prise en compte de ce danger est plus récente, motivée par des alertes de plus en plus nombreuses ces dernières années.
« Depuis la création du Pnat, en juillet 2019, nous surveillons cette mouvance et évoquons leur montée en puissance avec les services de renseignements, confie Jean-François Ricard, à la tête du parquet antiterroriste de 2019 à 2024. Régulièrement, des réunions avaient lieu pour faire le point sur ce qui pouvait se produire aux niveaux aussi bien national qu’international. »
Devant l’explosion des discours de haine envers les femmes, la DGSI a d’ailleurs créé un bureau dédié à la surveillance des masculinistes incel, comme le dévoilait le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, le 3 juillet dernier.
Une vigilance qui a permis d’objectiver l’ampleur de la menace. « Reste à savoir si ces personnes vont passer à l’action, ajoute Jean-François Ricard. Sur ces centaines de milliers d’échanges inquiétants, de propos absolument insupportables, il peut n’y avoir aucun risque de passage à l’acte. Jusqu’à l’année dernière, nous n’avions pas d’informations significatives en ce sens. Or nous ne nous saisissons pas d’idées, mais de faits. »
Pourtant, « nous oublions souvent que ces incitations à la haine peuvent constituer des délits d’apologie de la violence », rétorque Stéphanie Lamy, cofondatrice de l’ONG danaides.org et autrice de la Terreur masculiniste (le Détour, 2024).
Un cadre juridique en question
L’autre faille dans la prise en compte de cette menace est à trouver dans les méthodes de ciblage des services de renseignements. Se focalisant d’abord sur les incel, car ils « correspondent à nos représentations du terrorisme : spectaculaire et dans l’espace public », précise Stéphanie Lamy, plutôt que sur les autres mouvances, comme les coachs en séduction ou les « MGTOW » (Men Going Their Own Way, hommes suivant leur propre voie), des suprémacistes masculins responsables de la radicalisation de certains ou d’appels à agir. Ce qui empêche une prise en compte globale de la menace et la détection de certains cas.
Et, même en cas d’interpellation, rien ne dit que la justice classera leurs intentions comme terroristes. En mai 2024, un masculiniste se revendiquant lui aussi incel a été interpellé après un signalement sur la plateforme Pharos, alors qu’il préparait une attaque sur le passage de la flamme olympique à Bordeaux (Gironde).
« Il voulait passer à l’acte contre des femmes », confirmait alors le garde des Sceaux, précisant que le jeune homme avait posté sur Internet une vidéo à la gloire d’Elliot Rodger, auteur d’un attentat en Californie en 2014.
Malgré ces preuves, l’intention terroriste n’avait pas été caractérisée et le Pnat ne s’était donc pas saisi de l’affaire. Car, pour cela, les faits doivent rentrer dans les clous de l’article 421-1 du Code pénal : « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes : les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne (…). »
Sauf que, pour Stéphanie Lamy, « le trouble à l’ordre public peut se jouer dans la sphère privée » et « l’atteinte aux personnes peut aussi concerner les violences sexistes et sexuelles ». « Un viol peut être une violence commise dans le cadre d’un acte terroriste. Rien n’interdit dans le droit pénal qu’il y ait un lien entre l’auteur et la cible pour qualifier l’action de terroriste », ajoute-t-elle. Un flou juridique qui profite aux masculinistes ?
« Le cadre prévu par le droit est suffisamment large et précis pour englober des formes de terrorisme dont on n’imaginait pas l’existence à la rédaction du texte. Mais, en trente ans, nous sommes passés d’organisations structurées relativement faciles à suivre à des individus isolés. Le numérique a complexifié les choses », argue Jean-François Ricard.
Des liens avec l’extrême droite ?
Dans le cas de Timoty G, début juillet les investigations réalisées correspondaient bien aux critères juridiques de saisine du Pnat, « à savoir que l’objectif du mis en cause était de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, objectif allant au-delà de la seule action individuelle projetée », confirme une source proche du dossier.
Selon une source judiciaire, un lien est même à trouver avec le « contentieux terroriste d’ultradroite ». S’il est vrai que l’idéologie masculiniste se retrouve dans les milieux d’extrême droite, elle n’y puise cependant pas forcément sa source.
« Il y a des liens, admet Stéphanie Lamy, mais avec l’ultragauche aussi. Les idées masculinistes infusent lorsque est développé un culte de la virilité. L’identitaire masculin fédère les hommes autour d’un grief partagé, comme un divorce, un refus face à des avances… Les idées qui sous – tendent toutes les idéologies masculinistes sont la hiérarchisation de l’humain et la déshumanisation de l’autre, avec une apologie de la violence pour maintenir la domination. » Autant d’ignominies qui semblent avoir le vent en poupe.
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