
Il se distingue par son intensité, son engagement et sa forme. L’ancien haut responsable de l’Éducation nationale, auteur de rapports et d’essais sur la question de la pauvreté et de l’Ecole, choisit cette fois la forme du roman pour dénoncer, à hauteur de lycéens, les injustices et les inégalités sociales, scolaires et politiques. Malgré sa propre réussite, Jean-Paul Delahaye n’a jamais oublié et manqué de parler et penser à partir des plus fragiles.
Avec ce roman, il continue de plaider avec force pour une réforme de l’École, plus juste et solidaire.
Dans son entretien au Café pédagogique, il livre sa vision sensible et politique : « Ceux qui vivent dans leur bulle de privilégiés et qui sont insensibles aux difficultés et aux humiliations rencontrées par tous les autres ne voient jamais venir la goutte d’eau qui fait déborder le vase… ».
Pourquoi la fiction ? Que peut, dit ou fait la littérature que n’avez dit ou écrit ou fait ?
Rapport sur la pauvreté (2015), L’école n’est pas faite pour les pauvres (2022), Frapper les pauvres (2025) : la question de la pauvreté est au cœur de votre travail. Expliquez-nous.
Ce livre est le dernier d’une sorte de « tétralogie » d’écrits qui abordent le même sujet. En 2015, il y a eu mon rapport d’inspecteur général sur la « Grandeur pauvreté et réussite scolaire, le choix de la solidarité pour la réussite de tous » ; en 2021 j’ai publié un récit autobiographique Exception consolante et en 2002 un essai politique L’école n’est pas faite pour les pauvres, pour une école républicaine et fraternelle.
En 2025, ce roman Frapper les pauvres qui met en scène des jeunes de milieu populaire me permet d’enfoncer le même clou avec des outils différents et pour des publics qui ne sont pas forcément les mêmes. En somme, je reste fidèle à mes convictions, mais j’utilise ici la forme romanesque pour décrire, à hauteur cette fois d’adolescents, une société et un système éducatif qui demeurent profondément injustes.
Sans dévoiler totalement ce qui fait le cœur du roman, pouvez-vous nous en donner les grandes lignes ?
Mon roman raconte l’histoire de deux jeunes de Clichy-sous-Bois et de Bondy repérés au collège comme très bons élèves qui sont sélectionnés pour entrer à Clovis, un prestigieux lycée parisien. Ils sont hébergés à l’internat d’excellence de Clovis. Le contraste entre leurs nouvelles conditions d’études et celles de leurs copains et copines du lycée professionnel Croizat de Clichy, rend insupportables des injustices criantes. Sur fond de pauvreté, de précarité et de suppressions d’heures de cours vécues en banlieue, les deux internes d’excellence et les élèves du lycée professionnel vont imaginer une façon originale et pacifique d’exprimer leur révolte. Ce combat, avoir les mêmes droits que ceux accordés aux enfants de la bourgeoisie, se construit autour de leur cahier de doléances nommé “Brèves d’en dessous” et se traduit par une expédition organisée au lycée Clovis pour aller réclamer les heures d’enseignement qu’on leur doit.
Pourquoi ce titre Frapper les pauvres ?
Le titre du livre s’inspire d’un poème en prose de Charles Baudelaire qui a pour titre Assommons les pauvres ! Le poème raconte qu’un jour, un vieux mendiant vient demander l’aumône à l’auteur dans un cabaret. Un démon suggère au narrateur de rosser le mendiant, ce qu’il fait jusqu’à ce que le vieux mendiant se redresse et inflige à son tour une correction au narrateur. Les deux hommes sont alors à égalité. Le narrateur conseille au vieux mendiant de faire à présent la même chose avec les autres pauvres. Pour les aider à s’émanciper en quelque sorte.
Mais je fais un pas de côté par rapport au poète en faisant dire à la mère d’un de mes héros que ce n’est pas « assommer les pauvres » que Baudelaire aurait dû écrire. Car, dit cette femme, « quand on est assommé, on ne peut plus se défendre. “Frapper les pauvres”, j’aurais compris. Au moins quand on est frappé on peut répondre. » C’est ce que font dans mon roman les lycéens du lycée professionnel Ambroise Croizat qui en ont assez d’être, non pas frappés au sens littéral, mais assez d’être maltraités par une institution incapable de leur assurer leurs droits d’élèves, par exemple en diminuant leurs heures d’enseignement général et en étant régulièrement défaillante dans la nomination de professeurs titulaires et dans le remplacement des professeurs absents.
J’ai voulu faire comprendre aux lecteurs comment, après des dizaines d’heures d’enseignement non assurées, on peut en venir à une révolte non violente de jeunes qui veulent tout simplement qu’on leur donne les mêmes droits à l’instruction que les autres. Ceux qui vivent dans leur bulle de privilégiés et qui sont insensibles aux difficultés et aux humiliations rencontrées par tous les autres ne voient jamais venir la goutte d’eau qui fait déborder le vase…
Votre roman est aussi un hommage rendu au lycée professionnel en général et aux enseignants, ceux du lycée professionnel Croizat que vous situez à Clichy-sous-Bois, comme ceux du lycée Clovis de Paris.
Dans leurs doléances qu’ils appellent « brèves d’en dessous », les jeunes de mon roman ne sont pas toujours tendres avec leurs enseignants et l’institution scolaire. Mais mes héros sont aussi très reconnaissants de l’attitude attentive de chefs d’établissement, de personnels sociaux et de santé, de CPE et de l’engagement d’enseignants qui les nourrissent culturellement, ce qu’ils prennent comme une marque de respect à leur égard. Sans contact, deux de mes deux héros de banlieue scolarisés au lycée Clovis de Paris avec Orwell ou Baudelaire et, pour ceux restés en banlieue, sans culture historique donnée au collège puis au lycée professionnel, sans le travail remarquable des professeurs du lycée professionnel Croizat, ceux d’atelier comme ceux qui leur font découvrir Victor Hugo en classe de Français, y aurait-il eu la même prise de conscience des injustices à l’œuvre dans notre société, la même volonté de se battre pour en sortir ?
Je vous pose la question que vous adressez au lecteur dans l’avant-propos quand vous parlez de « cette lutte des classes racontée à hauteur de jeunes des milieux populaires : roman, fable ou utopie ? »
Je laisse ouverte cette question qui s’adresse aux lecteurs. Dans ce roman, il est raconté qu’un jour, peut-être, cette jeunesse populaire maltraitée parviendra à dépasser les actions de saluts individuels proposées par une société qui utilise la compassion et la philanthropie pour mieux rester inégalitaire. Quelques « exceptions » montrées sur les estrades médiatiques pourront-elles encore longtemps servir d’alibis pour surtout ne rien changer de fondamental dans notre école ? Ayant compris qu’on ne peut éternellement compter sur la fraternité des autres, des élèves et des familles, malmenés par un système héritocratique qui n’a pas grand-chose à voir avec l’idéal républicain, pourraient-ils un jour engager le combat pour se sortir par eux-mêmes de leur situation, sachant que les milieux favorisés ne comprennent que le rapport des forces et que les avancées sociales n’ont jamais été données mais ont toujours été conquises ?
Alors oui, cette lutte des classes racontée dans mon livre à hauteur de jeunes des milieux populaires est un roman. Mais des lecteurs pourraient aussi penser lire une fable, voire une utopie, certains pour se donner de l’espoir, d’autres pour se rassurer en se disant que cela n’arrivera jamais…
Dans les brèves d’en dessous, les lycéens et lycéennes pointent des inégalités. Autant de points à changer, par quelles mesures transformer ces constats d’un système inégalitaire en une autre politique éducative ?
Rien ne pourra changer sans diagnostic construit avec les citoyens sur l’état de l’école. Il faut donc marteler ces constats et les faire partager par l’ensemble de la population, les milieux populaires évidemment mais aussi les milieux privilégiés. Car, en ces temps d’instabilité politique et ministérielle, une seule chose est malheureusement stable en France : nous demeurons l’un des pays de l’OCDE où l’origine sociale pèse le plus sur les scolarités. Pour dire les choses autrement, en France, lorsque l’on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement aujourd’hui moins de droits à la réussite que dans tous les autres pays qui nous sont comparables.
Les héros de mon roman en sont parfaitement conscients. Pour dire les choses plus brutalement encore, beaucoup trop d’enfants des milieux populaires sont victimes d’une orientation trop socialement marquée ou disparaissent du paysage éducatif au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des diplômes. L’accès aux trois filières de baccalauréat traduit certes une démocratisation mais celle-ci est très différenciée. Après le collège, les enfants d’ouvriers sont majoritairement affectés en seconde professionnelle ou en CAP, tandis que les enfants de cadres se retrouvent à 90 % en seconde générale et technologique et seulement 8 % en seconde professionnelle ou CAP. En France, qui prétend être le pays du « vivre ensemble », on ne scolarise pas ensemble.
De tout cela, les élèves des lycées professionnels sont parfaitement conscients. C’est Elsa, mon héroïne passionnée d’histoire, qui explique à ses camarades du lycée professionnel Croizat que nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime. Ici, des établissements publics sélectifs pour la noblesse de la République, là des établissements publics moins bien traités pour le Tiers-Etat, et enfin des établissements privés pour un clergé composé de certaines de nos « élites ». Ce séparatisme organisé est mortifère.
Quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire de 3 à 16 ans, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse de notre pays dans sa diversité ?
Voilà la première mesure qui serait à prendre : centrer toute la scolarité obligatoire sur le commun et le collectif et non sur le tri et le sauve-qui-peut individuel.
Quelle démocratie peut fonctionner durablement quand les « élites », de droite comme de gauche, prétendent gouverner un peuple qu’elles n’ont jamais vu de près, y compris à l’école ? D’ailleurs combien sont-ils ceux qui nous gouvernent, hier ou aujourd’hui, à avoir fréquenté l’école publique ?
Organiser un cahier de doléances des élèves serait-ce une bonne idée/proposition politique ?
C’est ce que j’essaye d’imaginer dans ce roman, même si mes héros ne se font pas beaucoup d’illusions. Ils savent que les dirigeants politiques n’ont strictement rien fait des cahiers de doléances des gilets jaunes.
Les élèves sont sans doute les meilleurs experts du système éducatif. Si on leur donnait davantage la parole, on s’apercevrait par exemple que les élèves et les familles qui sont les victimes des inégalités ne demandent pas à être scolarisés à part dans des structures de relégation ou être scolarisés moins longtemps que les autres, mais ils demandent que soit poursuivie la construction d’une école de la réussite pour tous, c’est-à-dire une école pensée et organisée pour tous les enfants, et pas seulement pour ceux qui vont bien. Nous ne répondrons pas à cette demande d’égalité sans un effort collectif de solidarité et, sans doute plus encore, de fraternité.
A la fin du roman, un professeur décrit l’horizon de « deux collèges côte à côte aux enseignements différents ». La ségrégation sociale et scolaire vous semble-t-elle inéluctable ?
Il est vrai que les forces hostiles au « scolariser et vivre ensemble » sont très actives. Il devient en effet très difficile de promouvoir la réussite de tous quand des femmes et des hommes politiques font des propositions d’intensification du tri et de la sélection précoce : on le voit avec la pression des évaluations dès l’école maternelle, le refus de la mixité sociale, la mise en place rêvée par certains d’une digue pour contrôler l’entrée au lycée général avec le brevet des collèges qui deviendrait obligatoire pour entrer en seconde, ce qui veut dire au passage que le départ en apprentissage ou en enseignement professionnel serait la punition des autres, les groupes de niveau, pourquoi pas bientôt un examen d’entrée en 6e, l’idée a déjà été avancée par certains …
Ce séparatisme est clairement affiché dans certains programmes politiques. Par exemple, dans le programme du parti Renaissance Pour une nouvelle donne écologique et économique on lit p 38 : « L’Université, cette grande école de la classe moyenne », ce qui revient à assumer, voire à revendiquer cyniquement une séparation entre les enfants des milieux favorisés scolarisés, et bien à l’abri de la fréquentation de la jeunesse populaire, dans les « grandes écoles » et tous les autres scolarisés à l’Université, la « grande école » qui leur est charitablement consentie. Est-ce qu’ils se rendent seulement compte de ce qu’ils écrivent ? Les auteurs de ce programme n’ont pas écrit « le lycée professionnel, ce grand lycée des classes populaires » mais ils le pensent sans doute et de toute façon c’est déjà le cas. Est-ce que cela leur est impossible de comprendre que cette situation ne pourra pas durer éternellement et que ce séparatisme et ces injustices nous conduisent tout droit à une catastrophe que personne ne maîtrisera ?
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Jean-Paul Delahaye. Frapper les pauvres, éditions de la librairie du Labyrinthe, 2025.
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