Si les chiffres officiels montrent une augmentation constante du niveau de vie des Français, les enquêtes d’opinion disent au contraire le sentiment de déclassement. La faute au coût croissant des dépenses contraintes, dont le poids, qui pèse surtout sur les ménages les plus pauvres, contribue à l’accroissement des inégalités.

© DPA/ABACA
« Pour 100 balles t’as plus rien », dit l’adage populaire. Après deux années d’inflation galopante en 2022 et 2023, la formule fait plus que jamais écho au quotidien des Français. Enquête après enquête s’exprime leur sentiment d’avoir perdu du pouvoir d’achat. Selon l’étude « Fractures françaises 2024 », quelque 70 % d’entre eux estiment que « les gens comme (eux) ont des conditions de vie de moins en moins bonnes ». Les statistiques économiques disent pourtant le contraire.
« Le pouvoir d’achat par unité de consommation (individus qui composent un ménage – NDLR) a crû en moyenne de 0,5 % par an sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, ce qui correspond à un gain annuel moyen de 170 euros. C’est plus que durant le quinquennat de François Hollande (+ 0,1 %) ou celui de Nicolas Sarkozy (+ 0,2 %), mais moins que durant les mandats précédant la crise de 2008 », écrivaient, en 2023, les économistes Pierre Madec, Mathieu Plane et Raul Sampognaro.
Des dépenses contraintes en hausse
Ce décalage entre ressenti et chiffres s’explique d’abord par la hausse du coût des dépenses dites contraintes ou « préengagées ». Entre celles qui sont devenues objets de spéculation, comme le logement ou l’énergie, et les nouveaux besoins, comme la téléphonie, les postes incompressibles, souvent réglés sous forme de prélèvements, pèsent de plus en plus sur le budget des ménages : 13 % au début des années 1960 ; 22,6 % en 1980 ; 29,4 % en 2017 ; 30,4 % en 2023, selon l’Insee et la Banque de France. Dans ces conditions, le revenu arbitrable – la part restante du revenu sur laquelle les ménages peuvent encore exercer leur pouvoir de décision – n’a cessé de se réduire.
Autre facteur déterminant : cette hausse des dépenses contraintes frappe très inégalement les ménages. « Le poids des dépenses préengagées dans la dépense totale dépend d’abord du niveau de vie. Il est plus lourd dans la dépense totale des ménages pauvres que dans celle des ménages aisés (41 % contre 28 %) et l’écart a beaucoup augmenté entre 2001 (6 points d’écart) et 2017 (13 points d’écart) », soulignait en 2021 France Stratégie.
Cette croissance des inégalités face aux besoins de la vie courante s’est accrue sous la présidence Macron, avec la multiplication de mesures fiscales et économiques favorisant les plus riches et les détenteurs de patrimoine. Sur le premier quinquennat, celles-ci n’ont bénéficié qu’à 33 % des ménages appartenant aux 10 % les plus pauvres (premier décile), contre 81 % des 10 % les plus riches, a calculé l’Institut des politiques publiques. Au final, la hausse globale du pouvoir d’achat entre 2019 et 2023 a été « très largement tirée par les revenus du patrimoine et les baisses successives de fiscalité », note une analyse de l’OFCE.
Au cœur de la perte de pouvoir d’achat, la hausse des prix du logement
Le principal responsable de la baisse du pouvoir d’achat, c’est lui. Le logement représente à lui seul presque les trois quarts des dépenses contraintes des habitants en France. Et sa part ne cesse d’augmenter. En 2023, il absorbe près de 24 % du revenu disponible des ménages, contre 19 % en 1990, 16,8 % en 1980 et 10,7 % en 1960, selon l’édition 2024 du « Portrait social de la France » de l’Insee.
En cause, une hausse vertigineuse des tarifs, à l’achat comme à la location, rendue possible par la baisse des taux d’intérêt sur les prêts immobiliers et alimentée par la transformation d’un bien essentiel en objet de rente. « Avec la spéculation immobilière des années 2000, le prix des logements a augmenté de 129 % entre 2000 et 2019, bien plus vite que le revenu des ménages (+ 36 %), soit un écart de plus de 90 points », pointe l’économiste Pierre Concialdi dans une note pour l’association Droit au logement. Pour les seuls loyers, la hausse est de 130 % entre 1985 et 2019. Et depuis le Covid, les prix à la location ont encore augmenté, poussés par l’inflation mais aussi le manque sans précédent de logements disponibles : – 34 % entre 2022 et 2023, selon une étude de la Fédération nationale de l’immobilier.
Cette envolée des prix frappe très inégalement les Français. Elle est une bonne nouvelle pour les propriétaires, surtout les personnes âgées ayant acquis leur bien à une époque où les prix étaient bien inférieurs, contribuant largement à l’augmentation du patrimoine détenu par cette catégorie. « La hausse des prix de l’immobilier, en particulier au début des années 2000, a creusé l’écart entre les ménages détenteurs de patrimoine immobilier et les autres », constate l’Insee.
À l’autre bout de l’échelle sociale, les ménages modestes payent un lourd tribut à cette explosion des tarifs. Les 10 % les plus pauvres, à l’exception de ceux qui habitent dans le parc social, consacrent plus de 40 % de leurs revenus à ce poste, et même 45 % pour les seuls locataires en secteur privé. Le problème ne se cantonne pas à la France. Une récente étude d’Eurofound, une agence qui travaille sur l’emploi et le social pour l’Union européenne, « montre que les personnes touchant le salaire minimum consacrent en moyenne 34,8 % de leur revenu disponible au logement, contre 26,2 % pour les personnes touchant un revenu plus élevé ».
Les fausses promesses de la libéralisation de l’énergie
Le signe ne trompe pas, même si ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : en 2024, 1,2 million de foyers ont été confrontés à une coupure d’électricité ou à une réduction de puissance en raison d’impayés, soit 24 % de plus qu’en 2023, selon les données du médiateur de l’énergie. En 2015, seulement 577 000 étaient dans ce cas.
Le nombre des personnes renonçant pour des raisons financières à se chauffer correctement est lui aussi en hausse. Ce mouvement a connu une accélération avec la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, mais avait déjà commencé au début des années 2000 avec la libéralisation du secteur. Censée faire baisser les prix pour le consommateur grâce à la concurrence, la privatisation partielle d’EDF et GDF en 2004, et leur introduction en Bourse, a produit l’effet inverse, accentué par la fin des tarifs réglementés de vente (TRV) du gaz au 1er juillet 2023, celui pour l’électricité restant en cours pour les particuliers.
Elle s’est faite de plus au détriment de l’avenir. « L’instauration de la concurrence a certes fait apparaître une quarantaine de fournisseurs, mais ceux-ci n’ont jamais investi dans la production », rappelait en 2021 le sénateur communiste et directeur de « l’Humanité » Fabien Gay. En cause, notamment, une libéralisation qui, pour être conforme à la réglementation européenne, à imposer à EDF de brader le prix d’achat d’un quart de sa production d’électricité nucléaire aux opérateurs privés. Résultats, la compagnie nationale s’est trouvée privée de moyens d’investir pendant que ses concurrents se sont pour la plupart cantonnés à un rôle de distributeurs de l’énergie aux pratiques commerciales parfois douteuses.
Un ferroviaire privé de financement public
« Yield Management ». La tarification fluctuante en fonction de la demande, lancée dans les années 1980 par les compagnies aériennes, s’est pleinement ancrée dans les pratiques commerciales de la SNCF, sur les lignes à grande vitesse, supplantant la tarification kilométrique. Grâce à des algorithmes, les compagnies ferroviaires peuvent maximiser leurs profits. S’agissant de la SNCF, le prix moyen des billets Ouigo a augmenté de 24 % en quatre ans, quand ceux des TGV Inoui ont progressé de 6 % courant 2024.
Bien que le secteur des transports ferroviaires de voyageurs en TGV soit ouvert à la concurrence depuis 2020, la SNCF doit seule compenser le désengagement de l’État. D’abord en s’acquittant pleinement des péages ferroviaires, représentant pour 40 % des prix des billets, quand ses concurrents, dont Trenitalia, bénéficient de rabais. Ensuite, en réinjectant les bénéfices de SNCF Voyageurs dans un fonds de concours destiné à alimenter SNCF Réseau, pour les investissements dans les infrastructures ferroviaires. Une logique qui pousse à rogner sur les conditions de travail des cheminots, mais aussi à mettre davantage à contribution des usagers devenus des clients, à travers la tarification des TGV transformée en machine à cash.
S’ajoute à cela le scandale des autoroutes. Depuis 2006 et la privatisation, les prix des péages ont augmenté de 122 % par rapport à l’inflation, selon la CGT. Dans le même temps, les exploitants privés ont dégagé 55 milliards d’euros de dividendes, auxquels s’ajoutent 40 milliards attendus entre 2022 et 2036, date de la fin des concessions. Face à ce scandale, le ministre des Transports, Philippe Tabarot, entend récupérer 2,5 milliards par an sur les bénéfices autoroutiers dans les futurs contrats de concession, à compter de 2032. Ce qui laissera encore 50 % de cette manne financière aux mains du privé. Tandis que les Français les moins fortunés continueront de voir leur pouvoir d’achat s’éroder.
Le coup de bambou des banques et assurances
Les Français n’en ont pas toujours conscience, mais ils engloutissent des sommes de plus en plus conséquentes en frais bancaires et d’assurance. L’UFC-Que choisir a calculé ce que représentaient les principaux postes de dépense dans le budget des ménages (transports, alimentation, logement, loisirs…). D’après ses calculs, la part des dépenses allouées aux banques et assurances est passée de 6,2 % en 1999 à 9 % en 2023, soit 45 % d’augmentation.
Pour ce qui est des assurances, l’augmentation est généralisée. « Les assureurs mettent la hausse des assurances habitation sur le compte de la multiplication des sinistres, qu’ils estiment de plus en plus coûteux, explique Grégory Caret, directeur de l’observatoire de la consommation de l’UFC-Que choisir. C’est par exemple le cas des catastrophes naturelles. Pour ce qui est des assurances auto, elles augmentent aussi, même si le parc automobile a tendance à vieillir. La hausse des assurances santé est liée, elle, au poids des déremboursements par l’État : les mutuelles payent de plus en plus, à mesure qu’il diminue sa prise en charge. »
Les banques, quant à elles, prélèvent des frais de plus en plus importants, sans se donner la peine de les justifier. L’UFC-Que choisir a récemment dénoncé les agios exorbitants ponctionnés aux contribuables : en dessous de 400 euros de découvert, les banques facturent souvent un minimum forfaitaire. Pour des gens déjà en situation de vulnérabilité, 10 ou 12 euros d’agios mensuels représentent un coup de massue supplémentaire…
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