« Les réformes du lycée ont favorisé la concurrence entre élèves, enseignants et établissements, avec pour conséquence principale, un effondrement des collectifs de travail » déclare Gabriel Perez. L’auteur de l’ouvrage On achève bien l’école, Empêcher les professeurs d’enseigner et les élèves d’apprendre (Grasset) analyse les réformes Blanquer et leurs effets : évaluations, indicateurs, Parcoursup, réforme du lycée, réforme du baccalauréat, perte d’espaces collectifs…

Le professeur de philosophie, syndicaliste et psychologue du travail sonde « la crise de sens » qui frappe le métier d’enseignant à partir d’une analyse des organisations du travail. Quelles ont été les conséquences des réformes du lycée sur la pratique et le sens du métier ? Cette « révolution organisationnelle » dissimule-t-elle une véritable « révolution politique » ? Il répond à nos questions.

Vous parlez d’un « métier d’enseignant en crise » : quelle est l’origine de cette crise ?

Hannah Arendt utilise le concept de « crise » pour décrire « quelque chose de commun qui se défait ». Or, on retrouve une crise similaire dans presque la totalité des corps de métier du service public – des soignants aux forces de l’ordre en passant par les magistrats. Ces métiers n’attirent plus et les agents sont débordés par leur souffrance.

La parenté entre toutes ces histoires professionnelles tient à leur genèse commune : celle de l’introduction des principes du Nouveau Management Public dans l’organisation du travail, c’est-à-dire d’un mode de « gouvernance par les nombres » (Supiot) prétendant quantifier le travail des agents en instaurant un « pilotage par objectifs ». Le corrélat de ce mode de gouvernance est que tout doit pouvoir être évalué – autant le travail que les résultats – au risque d’engendrer une compétition contraire à l’esprit de service public et privilégier une culture du résultat contraire à toute déontologie professionnelle.

Ainsi, dans le livre programmatique de Jean-Michel Blanquer, L’école de demain (2016) – lequel demeure l’horizon politique de transformation de l’EN – le pilotage par objectifs exige de pouvoir mesurer un « effet maître », c’est-à-dire une prétendue évaluation de la  « valeur ajoutée » de chaque enseignant mesurant la différence entre les résultats obtenus aux examens et les résultats attendus selon les caractéristiques des élèves scolarisés (âge, retard scolaire, profession des parents) ; un « effet chef d’établissement  », prétendant mesurer la qualité du management des équipes et la capacité à atteindre les objectifs ; un « effet établissement », mesurant les performances de l’établissement sur un territoire en comparaison des établissements voisins. En somme, une mise en compétition généralisée qui privilégie les indicateurs sur le travail réel.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la montée en puissance des « tests de positionnement » des élèves, des « projets d’établissements » et des réformes du recrutement à venir – lesquelles, on peut l’annoncer sans se tromper, confieront le pouvoir de recrutement directement aux chefs d’établissement avec des « contrats d’objectifs » fixés pour les enseignants.

Quelles sont ces réformes concrètes qui ont, selon vous, détruit les fondements du métier ?

Comme l’a noté Xavier Pons, la transformation du métier se dissimule derrière une « stratégie du puzzle », c’est-à-dire un « modèle de fabrique des politiques éducatives qui consiste à avancer par petites touches successives sur des dossiers que l’on dépolitise en les présentant comme très techniques, apparemment déconnectés les uns des autres, et dont l’évolution serait naturelle, [mais qui], une fois mis bout à bout, dessinent progressivement un changement structurel et politique de plus grande ampleur[1] ».

C’est dans cette perspective qu’il faut analyser les réformes Blanquer – comme une transformation du métier d’enseignant à partir des organisations du travail, avec, pour conséquence, une destruction des règles de métier, au premier rang desquelles, les principes de la notation.

Prenons le cas de la réforme des filières au lycée. En supprimant les filières traditionnelles S, ES et L au profit des spécialités, celle-ci a introduit une précarisation organisationnelle des enseignants. En effet, dès lors que les neuf couples de spécialités ont remplacé les trois filières historiques, un problème organisationnel surgit : que faire des spécialités avec un nombre insuffisant d’effectifs ?

Les enseignants des spécialités les plus fragiles ont immédiatement compris qu’ils pouvaient perdre leur enseignement de spécialité et qu’une telle réforme induisait une concurrence larvée, sinon explicite, entre eux – avec, en arrière-plan, pour chacun, la peur de perdre cet enseignement parfois chèrement acquis ; la peur d’une surcharge de travail pour élaborer de nouveaux programmes ; la peur de se retrouver sur deux ou trois établissements, avec des coûts de transports supplémentaires ; etc.

Dans cette perspective, de nombreux enseignants n’ont pas eu d’autre choix que d’entrer dans une logique clientéliste, dès la classe de seconde, pour s’assurer un recrutement suffisant – clientélisme qui a pris la forme d’une notation généreuse. Dans mon essai, je raconte ainsi une scène devenue paradigmatique : celle d’une collègue de SVT promettant aux élèves de seconde une « moyenne de 15/20 assurée » dans sa discipline. On a clairement changé d’époque.

Et qu’a déstabilisé la réforme du baccalauréat ?

La réforme du baccalauréat, en introduisant une part de contrôle continu, a eu des conséquences organisationnelles considérables. Tout d’abord, du côté des élèves, elle a généré une angoisse indéniable qui a impacté le rapport aux évaluations – avec, en premier lieu, une explosion de l’absentéisme lors des évaluations les plus exigeantes pour fausser les moyennes, ce qui constitue une rupture d’égalité entre les candidats.

Du côté des Directions, la tentation d’exercer une pression sur la notation des enseignants pour obtenir « 100% au bac » est devenue courante – soit en les incitant à définir des coefficients favorables, soit en leur intimant d’accorder des devoirs supplémentaires, soit en les menaçant d’un emploi du temps qui les fera réfléchir, soit, dans les pires des cas, en modifiant les notes sur les Pronote ou Ecole Directe dans leur dos – les cas avérés étant rares mais probablement sous-estimés, faute de capacités de vérification.

Du côté des parents, la réforme du bac a conduit à une massification de la contestation des notes – ce dont témoigne le Rapport de la médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur (2023) qui date l’explosion de la contestation des notes à… 2018, c’est-à-dire la mise en place des réformes Blanquer.

Cette contestation prend de plus en plus une forme procédurière à l’encontre des enseignants. Mais surtout, elle s’accompagne désormais d’un discrédit de l’enseignant et de ses qualités professionnelles – au risque d’affecter en profondeur l’estime que l’enseignant se porte à lui-même. Il m’est arrivé de rencontrer des enseignants avouant augmenter les notes de certains élèves pour ne pas être confrontés à la violence des parents.

Dès lors, on comprend mieux le sentiment de désespoir qui frappe de nombreux collègues épuisés de naviguer avec des vents contraires : l’organisation du travail les a radicalement dépossédés de leur pouvoir de notation, c’est-à-dire d’un pilier décisif pour construire leur autorité pédagogique. D’ailleurs, la logique de la « gouvernance par les nombres » n’a pas encore atteint son terme dans ce domaine. La montée en puissance des projets d’évaluation, au nom d’une soi-disant « harmonisation » des notations, dessine pour chaque contrôle comptant pour le contrôle continu des « normes statistiques attendues » – de sorte que, désormais, les résultats des évaluations précèderont le travail de correction des enseignants, au risque de rendre ce dernier presque inutile.

Dans votre livre, vous qualifiez Parcoursup de « cheval de Troie » : en quoi cette plateforme dépasse-t-elle la seule question de l’orientation post-bac?

Un « cheval de Troie organisationnel » désigne, en clinique du travail, une stratégie dissimulée de transformation des pratiques et des comportements des individus par l’introduction de nouveaux outils en apparence inoffensifs. Parcoursup a ainsi poursuivi deux objectifs politiques structurels. Tout d’abord, rappelons-le, lorsque Parcoursup a été instauré, la communication ministérielle a tout de suite affirmé : « Il ne s’agit pas d’introduire la sélection à l’entrée de l’Université ». De fait, Parcoursup est un système de raréfaction des places dans les filières – ce qui impose une classification des dossiers et donc… une sélection des étudiants. Premier succès du cheval de Troie : introduire la sélection à l’Université sans même avoir besoin de l’assumer politiquement.

D’autre part, Parcoursup n’est pas un outil tombé du ciel. Comme l’ont montré Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy[2], Parcoursup s’inscrit dans un processus de « plateformisation de la société » tendant à instaurer un « management algorithmique », sur le modèle des plateformes de livraison. Nous assistons à une nouvelle révolution de l’organisation du travail, aussi majeure que le taylorisme. Ainsi, Parcoursup ne se contente pas seulement de créer un marché virtuel de mise en relation de l’offre et de la demande de formations, mais elle instrumentalise les statistiques comme des outils d’influence des décisions.

Il en résulte, sur le plan psychologique, une incertitude maximale des parents et des futurs étudiants – laquelle s’est traduite, comme le montre le rapport parlementaire sur l’enseignement privé supérieur à but lucratif (2024) rédigé par les députées Béatrice Descamps et Estelle Folest, par une augmentation massive des inscriptions dans les écoles privées à but lucratif – le nombre d’inscrits dans le privé lucratif ayant doublé de 2018 à 2023. Autrement dit, Parcoursup a permis de transformer le Supérieur en un marché dérégulé et florissant où les fonds de pension et les grands groupes du secteur peuvent atteindre « un taux de rentabilité de 20% » sur des centaines de millions.

Pour les enseignants, Parcoursup a signé un tournant majeur. Du point de vue des élèves et de leurs parents, la sélection par algorithmes a généré un profond sentiment d’injustice fondé sur la conviction légitime « qu’ailleurs, les autres élèves sont mieux notés ». Une mauvaise note est ainsi vécue non plus comme le résultat d’un travail insuffisant, mais comme une « note virtuelle de positionnement » amoindrissement des chances de sélection dans les filières post-bac – d’où une contestation des notes immédiatement explosive.

Pour gérer et contenir cette violence potentielle, j’ai pu constater dans certains établissements privés la mise en place d’une « double notation » : l’une, ouvertement clientéliste, tendant à satisfaire les élèves et les parents ; l’autre, « réaliste », visant à informer l’élève sur son niveau réel, notamment dans la perspective d’intégration d’une classe préparatoire. Les Suédois, qui ont connu des transformations similaires, parlent ainsi de « glädjebetyg », de « notes du bonheur ». Nous sommes en train de les rejoindre sur ce diagnostic.

Une autre découverte de l’investigation clinique – beaucoup plus grave et certainement sous-estimée – sont les tentatives de corruption des enseignants par des parents prêts à les soudoyer en échange de bonnes notes. Dans le public, comme dans le privé, si on investigue ces questions, les anecdotes fleurissent anormalement rapidement. Un travail approfondi d’enquête est à mener. Cependant, même marginal, ce phénomène témoigne d’une dynamique en cours : le remplacement de la société du mérite par la société du réseau.

Vous écrivez que l’Ecole est en train d’être « achevée ». À vous lire, il ne reste plus grand-chose de l’« État enseignant ». Pourtant, vous semblez garder une forme d’engagement. Y a-t-il encore des espaces à préserver ou à reconstruire ?

Il existe désormais un problème structurel que résume bien le paradoxe suivant : alors que le niveau des élèves s’effondre dans les classements internationaux, les résultats au baccalauréat parviennent encore à progresser (95% en 2025).

J’ai tenté, à partir des organisations du travail, d’éclaircir les raisons de cette déconnexion entre les notes et le niveau réel des élèves.

Cependant, les réformes du lycée ont favorisé la concurrence entre élèves, enseignants et établissements, avec pour conséquence principale, un effondrement des collectifs de travail. Les « espaces » collectifs de réflexion et d’échanges autour des règles de la profession sont aujourd’hui en crise – salles des professeurs, journées pédagogiques et conseils de classe. Il ne s’y dit plus rien, ou presque. Et il suffit d’observer la façon symptomatique dont se déroulent de nombreux départs en retraite, avec des enseignants refusant de voir leur direction lire leurs états de service et préférant organiser un pot en dehors de l’établissement, pour mesurer le déclin des convivialités et de la fierté qu’il pourrait y avoir à faire ce métier.

Là où la peur règne, la déontologie se dissout et la solitude des agents s’installe – de sorte que chacun s’expose à ce que Christophe Dejours désigne comme les registres de la « souffrance éthique », c’est-à-dire au fait de devoir accomplir des actes que l’on réprouve moralement. Alors, que faire ?

J’ai écrit cet essai avec l’espoir de ressusciter une réflexion collective, sociale, humaniste, autour de l’école. Comme le souligne Hannah Arendt, on parle de « crise » lorsque quelque chose de commun se dissout – et c’est précisément à ce à quoi nous assistons. Notre monde commun s’effondre. Pour avancer, donc, il nous faut prendre le temps de dresser un constat collectif – ce que nous ne parvenons plus à accomplir. Cela suppose un certain courage – au premier rang duquel, d’oser décrire le réel.

Dans mon essai, j’articule la crise de l’école à la crise de la démocratie, auxquelles il faut encore y ajouter, me semble-t-il, la crise de la culture – avec, en arrière-plan, la crise écologique. En effet, quel sens l’école peut-elle encore avoir si la culture qu’elle transmet ne sert qu’à former de nouvelles générations de consommateurs et de producteurs s’activant à rendre leur environnement inhabitable ?

Il me semble que cette contradiction profonde – celle de générations d’adultes qui n’arrivent pas à se tenir responsables de l’état du monde à l’égard des générations futures – ne pourra être esquivée si nous voulons reconstruire l’école sur des fondations solides. L’école est toujours un pont jeté entre le passé et l’avenir. Désormais, ce n’est plus seulement le destin de l’école qui est en jeu, mais celui de la culture elle-même. Je termine donc l’essai sur les mots du poète : « On ne peut savoir, pour aucun mortel, avant qu’il soit mort, si sa vie fut bonne ou mauvaise » (Sophocle). Cela vaut aussi, j’en suis convaincu, pour les civilisations.

Propos recueillis par Djéhanne Gani

[1] Xavier Pons, La fabrique des politiques d’éducation, Paris, PUF, 2024, p.22

[2] Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy, Plateformes, La colonisation du travail et de la démocratie, L’Atelier, Paris, 2025