Humanité, révélation. La fachosphère s’infiltre dans les bibliothèques

« Ces livres, achetés sur le budget de la mairie, échappent à notre politique d’acquisition et nous n’aurons aucun regard sur eux », explique une bibliothécaire.

Les brigands ne sont pas ceux que l’on croit!

Enquête. La ville du Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis, annonce l’achat de 4 000 ouvrages référencés par l’association Alexandre et Aristote, créée par une proche d’Éric Zemmour et subventionnée par la mairie. Une intervention inquiétante dans la politique documentaire des médiathèques.

La photo de famille date du 29 janvier dernier : au centre, le maire ex-LR (1) du Blanc-Mesnil, Thierry Meignen, entouré de son directeur de cabinet, Vijay Monany, proche de l’extrême droite, de Sarah Knafo et Alexandre Galien, fondateurs d’Alexandre et Aristote. Devant des bibliothécaires médusés, se déroule à la médiathèque Édouard-Glissant une présentation de l’association à laquelle la mairie vient d’accorder une subvention de 20 000 euros. Quelques jours plus tard, c’est au tour des enseignants du lycée technique Aristide-Briand de rencontrer les créateurs de ce nouvel outil de promotion de la lecture. L’idée est simple : « Dis-nous qui tu es, nous te dirons quoi lire ! » clame la page d’accueil du site d’Alexandre et Aristote, qui renvoie vers des sites marchands (Fnac, la Procure et Amazon, remplacé par Place des libraires).

Recherche orientée

En quelques clics, l’utilisateur doit répondre à un questionnaire sur ses habitudes de lecture (dans le métro, au café ou à la plage), et sur ses centres d’intérêt. Quatre rubriques sont proposées : « Renforcer ta culture politique », « Réussir ton concours et tes études », « Lire de belles histoires », « Te cultiver tout simplement ». Le tutoiement de rigueur s’adresse clairement aux jeunes, que l’association souhaite « guider dans (leur) parcours intellectuel ». En poussant un peu plus loin la recherche, on se rend compte que l’algorithme, qui fonctionne avec une base de 8 000 ouvrages, a le cœur très à droite. À la rubrique « Culture de droite », en activant le filtre « Politique », on ne tombe pas sur les mémoires du général de Gaulle ou sur les livres de Raymond Aron mais sur ceux de Jean Raspail, Éric Zemmour, Eugénie Bastié et Henri Guaino. Plus étonnant, en cliquant sur l’icône « Culture progressiste » (illustrée par un drapeau LGBT), le site nous oriente vers les mêmes ouvrages, auxquels s’ajoutent ceux d’Édouard Philippe et de Philippe Séguin. Le nom de Gustave Le Bon, auteur de la Psychologie des foules (dont s’est inspiré Mussolini), apparaît en bonne place dans plusieurs rubriques.

Aucune concertation avec les professionnels

Contactés par téléphone, Sarah Knafo et Alexandre Galien se défendent de privilégier les ouvrages de droite : « Nous avons établi cette liste à partir de nos bibliothèques respectives, nous avons le sentiment que c’est plutôt paritaire. » S’ils ont refusé de nous communiquer leur bibliographie, ils nous ont en revanche envoyé « quelques exemples » censés correspondre aux goûts supposés d’une journaliste de l’Humanité :   le Manifeste du Parti communiste, Sociologie du genre, une biographie d’Elsa Triolet et Lili Brik…

Icon Quote Pourquoi ne pas donner cet argent à la plateforme numérique municipale ? Antoine Foti (CGT)

Courant mars, la mairie du Blanc-Mesnil va acheter 4 000 livres répertoriés par Alexandre et Aristote pour « doter » la médiathèque Édouard-Glissant, selon le terme employé par le journal municipal, le Blanc-Mesnilois. Un lien sur le portail de la médiathèque renverra vers l’association. « Ces livres, achetés sur le budget de la mairie, échappent à notre politique d’acquisition et nous n’aurons aucun regard sur eux. À la médiathèque, nous n’avons pas de livres de propagande en tant que tels, comme ceux d’Éric Zemmour. Cela ne fait pas partie de notre politique documentaire », explique une bibliothécaire.

Cet article pourrait aussi vous intéresser : Éric Zemmour, poisson-pilote de la haine en chaîne

Secrétaire général (CGT) du syndicat des agents territoriaux du Blanc-Mesnil, Antoine Foti partage cette inquiétude : « Nous avons été alertés par un usager de la médiathèque, les agents de la médiathèque n’ont pas été consultés. Une subvention de 20 000 euros représente une grosse somme et on se demande quelle est la plus-value de l’association. Pourquoi ne pas donner cet argent à la plateforme numérique municipale ? La médiathèque fait beaucoup de conseils, d’animation, travaille avec les collèges et lycées, les Ehpad. » Ancien maire (PCF) du Blanc-Mesnil et élu de l’opposition municipale, Didier Mignot est également très méfiant : « Nous avions l’habitude de ne subventionner que les associations de la ville, avec au minimum un an d’existence. Il n’y a eu aucune concertation avec la médiathèque avant la délibération au conseil municipal. Je suis aussi sceptique du point de vue des pratiques culturelles, ce logiciel n’élargit pas l’horizon des jeunes, contrairement aux médiathèques qui sont une porte d’entrée vers la culture. »

Sarah Knafo, conseillère de l’ombre d’Éric Zemmour

Née en octobre 2020 et domiciliée dans le 6e arrondissement de Paris, l’association Alexandre et Aristote a été créée par Sarah Knafo, énarque promotion Molière, magistrate à la Cour des comptes, et Alexandre Galien, qui a travaillé à la direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, avant de se consacrer à l’écriture de romans policiers. Leur point commun est Sciences-Po : ancienne étudiante de la rue Saint-Guillaume, Sarah Knafo y est aujourd’hui maîtresse de conférences en droit constitutionnel et Alexandre Galien a assuré, sous le nom d’Alexandre Barbé, le cours « Roman noir, époque sombre » au Centre d’écriture et de rhétorique.

C’est surtout le profil de Sarah Knafo (lire son portrait ici) qui a fait réagir la CGT et les élus de l’opposition municipale du Blanc-Mesnil : conseillère de l’ombre d’Éric Zemmour, elle œuvrerait pour sa candidature à la prochaine présidentielle. En octobre 2015, comme en témoigne le procès-verbal de la commission paritaire de Sciences-Po, elle soutient la reconnaissance de l’association Front national Sciences-Po et rappelle « que Sciences-Po ne jouit pas toujours d’une bonne image dans les médias : il lui est notamment reproché d’avoir une pensée unique et d’interdire le débat quand elle refuse la venue de certaines personnalités, comme Éric Zemmour ». Un récent article de l’Express révèle qu’elle a organisé une rencontre entre Éric Zemmour et Marion Maréchal dans son appartement parisien en 2019, quelques mois avant la « convention de la droite ». Toujours d’après l’hebdomadaire, elle est proche de Jacques de Guillebon, rédacteur en chef de l’Incorrect, revue dans laquelle s’est exprimé Vijay Monany, chef de cabinet du maire du Blanc-Mesnil et conseiller départemental, qui est intervenu à la convention de la droite et s’illustre régulièrement par des tweets anti-immigrés : « Vous avez beau urbaniser toute la France, vous ne logerez pas toute l’Afrique », pouvait-on lire, par exemple, le 16 décembre 2020.

Une lettre à la préfecture de Seine-Saint-Denis

« Notre projet est 100 % associatif, il n’y a pas d’autre agenda », estime Alexandre Galien. Sarah Knafo, née aux Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), affirme que le partenariat avec Le Blanc-Mesnil s’intègre dans le cadre d’un « plan de lecture publique lancé par le maire pour muscler les moyens de sa médiathèque et y faire aller les jeunes ».

Contacté par l’Humanité, le maire du Blanc-Mesnil se défend de toute intention politique: « Les bibliothécaires sont irremplaçables. Le logiciel a vocation à compléter leur mission de conseil de lecture. (…) La commande des ouvrages prescrits par l’association est en cours et ils seront évidemment intégrés au stock de la bibliothèque municipale».

Sur sa page Facebook, Thierry Meignen parle de « renouer avec la lecture » et relaie les soutiens à l’association de personnalités comme Gaspard Gantzer ou Hubert Védrine qui ont enregistré des vidéos. De quoi faire s’étrangler Antoine Foti : « Le maire ne s’est jamais vraiment investi dans la culture, il ne s’est rien passé à la médiathèque depuis six ans. » Ce que confirme Didier Mignot : « Ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis son élection, en 2014, Thierry Meignen a supprimé ou amputé beaucoup de subventions d’associations locales sous prétexte qu’elles faisaient de la politique. » Le 16 février, M. Mignot a adressé une lettre à la préfecture de Seine-Saint-Denis demandant un contrôle de légalité sur la délibération en conseil municipal qui a abouti à la subvention d’Alexandre et Aristote : « Le conventionnement d’une association qui garantit la transparence et un usage des subventions conforme à l’intérêt général est obligatoire au-delà de 23 000 euros. Avec 20 000 euros, on échappe aux radars du contrôle. » Alexandre Galien et Sarah Knafo affirment que cette somme servira à « payer le développeur pour passer au-delà d’une version test » et souhaitent, à l’avenir, « devenir un des maillons de la chaîne de la démocratisation de la lecture ».

« Il s’agit bien d’une ingérence dans la politique documentaire »

Pour Antoine Foti, leur démarche est beaucoup moins louable : « Cela banalise ces idées en leur donnant un visage respectable. Notre volonté est de sauver le métier de médiathécaire et de respecter la neutralité. » L’initiative fait aussi réagir l’Association des bibliothécaires de France. Pour Alice Bernard, sa présidente, « la mairie du Blanc-Mesnil délègue à des tiers l’acquisition de livres en méprisant le rôle et l’expertise des bibliothécaires. Il s’agit bien d’une ingérence dans la politique documentaire, d’une forme de pression politique». Simple coup de pouce financier à des proches ou stratégie d’hégémonie culturelle ciblant les jeunes ? Une fois encore, l’équipe municipale du Blanc- Mesnil joue les laboratoires de la droite extrême.

(1) Il est désormais membre de Libres!, le parti fondé par Valérie Pécresse.

Quand Meignen harcelait son caricaturiste

Avez-vous déjà entendu parler de Titi Gnangnan ? Le dessinateur Remedium, de son vrai nom Christophe Tardieux, croquait avec délice une version humoristique de Thierry Meignen. « Il n’a pas supporté. Il a fait pression auprès de mon inspection », raconte celui qui est aussi professeur des écoles. Puis le maire a lancé un procès, qu’il a abandonné. « C’est là, alors que ma compagne était sur le point d’accoucher, que Thierry Meignen a tenté de m’expulser », se souvient Christophe, dont le logement de fonction, destiné aux enseignants, appartenait à la mairie. « J’ai été harcelé, menacé et mis sous pression constante car il ne supportait pas son double fictif, mais j’ai gagné en justice. » Christophe a fini par partir du Blanc-Mesnil. « C’était trop toxique, je me suis exilé à Tremblay », regrette l’auteur de BD.

 


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.