Il y a 75 ans, le 8 avril 1946, la nationalisation de l’électricité et du gaz faisait de l’énergie un bien commun. Depuis, la libéralisation du secteur, que le projet Hercule et le plan Clamadieu voudraient aujourd’hui parachever, a été entreprise… et a fait la preuve de son inanité. Un appel à (re)créer un pôle public apte à répondre aux enjeux actuels d’écologie, d’égalité et d’autonomie.
DANS NOTRE DOSSIER
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À chacun son anniversaire. Ce jeudi 8 avril, les agents des industries électriques et gazières convient les usagers à fêter les 75 ans de la loi de nationalisation du gaz et de l’électricité dont sont issus EDF et feu GDF. La date est propice à mobilisations et grèves en faveur du service public de l’énergie. Le projet Hercule entend découper EDF en trois blocs séparés – nucléaire étatisé ; distribution (Enedis) et énergies renouvelables partiellement privatisées ; barrages hydroélectriques en semi-régies publiques – qui se feront concurrence. Le plan Clamadieu vise à diviser Engie en deux pour le recentrer sur le gaz et les énergies renouvelables, les autres activités de production et de service étant cédées avec leurs 90 000 salariés.
Unanimité face à l’inefficacité
Pour le gouvernement, qui a donné son feu vert à ces projets, un autre anniversaire est à l’ordre du jour. Celui des vingt-cinq ans de la directive européenne sur l’électricité ordonnant la libéralisation du secteur. Deux ans plus tard, une semblable disposition orchestrait la même privatisation du gaz.
2021, année de bascule définitive de l’énergie française dans la concurrence libre et non faussée ? Pour les syndicats unanimes et pour une large partie du Parlement (des communistes aux insoumis, des socialistes à l’aile « gauche » et verte des déçus du macronisme, jusqu’aux « Républicains »), il n’en est pas question, tant ce mouvement de libéralisation a démontré son inefficacité et son inanité.
Aucun investissement dans la production et la distribution
« Depuis l’Acte unique de 1986, toutes les réformes ont eu pour objectif de transformer des monopoles en système concurrentiel. Mais cette quasi-mystique, qui veut que le marché pourvoira à nos besoins, ne fonctionne pas », relève David Cayla. Pour l’économiste atterré et maître de conférences à l’université d’Angers, la raison est simple.
« S’il y a une chose que l’on ne peut pas organiser en instaurant la concurrence, ce sont bien les réseaux. Les entreprises privées qui ont voulu profiter de la libéralisation de l’énergie n’ont rien investi dans ce qui aurait pu être utile au plus grand nombre : la production et la distribution. Elles se sont concentrées là où elles pouvaient capter de la valeur. Sur leur rôle d’intermédiaires, entre le marché de gros et le consommateur final. D’où l’augmentation des tarifs. »
Logiquement, on aurait dû en rester là et mettre fin à cette concurrence inutile. Mais, au tournant des années 2010, la France, qui a toujours scrupuleusement appliqué l’ouverture des marchés, n’a pas dévié de son suivisme. Le démantèlement acté de GDF dans Engie, EDF a été placée au cœur du réacteur de la dérégulation.
D’un côté, on a assuré une rente à ses concurrents dans les énergies renouvelables en leur garantissant un prix d’achat de leurs productions, sur le dos du client d’EDF taxé. De l’autre, on a obligé EDF à vendre à prix d’ami un quart de sa production nucléaire à ses concurrents pour leur assurer des marges.
Le vert fait pâle figure
L’échec est à nouveau au rendez-vous. Malgré les incitations sonnantes et trébuchantes, les énergies renouvelables plafonnent toujours en dessous de 20 % de la consommation finale brute d’énergie en France. Quant au tarif fixe de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), il a fini par creuser la dette d’EDF, qui n’a plus les moyens de rénover son parc nucléaire ni de construire de nouveaux EPR souhaités par l’actuel hôte de l’Élysée.
Président en absurdie, Emmanuel Macron pousse à un troisième coup d’accélérateur de la concurrence avec le projet Hercule. Sous couvert de trouver avec Bruxelles de nouveaux moyens pour qu’EDF augmente le prix de l’Arenh, il est prêt à découper en trois le groupe public, en nationalisant les coûts élevés de modernisation du parc nucléaire, en privatisant partiellement la très rentable Enedis.
Depuis 2007, les prix de l’électricité ont augmenté de 43,6 %, selon l’Insee. Pour le gaz, la hausse frise les 80 %.
Aucune statistique ne vient valider le bien-fondé de ces vingt années de libéralisation pour le consommateur, encore moins pour le citoyen. Depuis 2007, les prix de l’électricité ont augmenté de 43,6 %, selon l’Insee. Autrement dit, un consommateur français paye une fois et demie plus cher qu’il y a quatorze ans, date de la libéralisation totale du marché de l’énergie. Pour le gaz, la hausse frise les 80 %. Conséquence : cinq millions de ménages, soit treize millions de personnes, sont actuellement en situation de précarité énergétique, qui les oblige à arbitrer entre se chauffer, se loger ou manger.
Quant à la souveraineté énergétique qui a sous-tendu la loi de nationalisation du gaz et de l’électricité en 1946, elle est vacillante, à voir les alertes à la consommation cet hiver lors des pics de grand froid.
Un levier central
L’économiste David Cayla ne voit pas d’autre solution que de renouer avec le monopole public créé par la loi de 1946. « Le consensus de l’époque pour nationaliser le gaz et l’électricité se fonde sur les mêmes problèmes que nous avons à résoudre aujourd’hui, analyse-t-il. Il s’agit de diminuer les coûts en enlevant nombre d’intermédiaires. De prendre acte du fait que la production et la distribution impliquent la constitution d’un monopole. D’assurer un contrôle public sur ce monopole, afin de garantir l’intérêt général et d’avoir la main sur ce levier d’intervention très important pour l’économie qu’est l’énergie. »
Les Français sont attachés à leur entreprise publique intégrée qu’est EDF car elle a su anticiper les besoins. Jacques Percebois Économiste
Le monopole public implique-t-il forcément des entreprises publiques ? Pas forcément, répond l’économiste Jacques Percebois. « On peut en passer par des sociétés publiques ou privées concessionnaires à qui l’on assigne un cahier des charges afin d’assurer la continuité du service, l’égalité de traitement des usagers et l’adaptabilité en fonction des progrès technologiques. Mais les Français sont attachés à leur entreprise publique intégrée qu’est EDF. Car elle a su anticiper les besoins. »
Nul n’est censé démanteler…
En revanche, et contrairement aux assertions des tenants de la concurrence, le droit européen n’impose pas le démantèlement du groupe public. « L’État peut tout à fait considérer le parc nucléaire comme une infrastructure essentielle, à l’image de RTE (gestionnaire du réseau de transport d’électricité – NDLR), reprend Jacques Percebois. Il peut financer des nouveaux EPR au fil d’une dotation pluriannuelle, sous le contrôle de l’autorité de régulation. »
Le syndicat mines-énergie de la CGT (FNME CGT) envisage, lui, de s’emparer d’un autre dispositif du droit européen pour renforcer EDF et réinventer Gaz de France : les services d’intérêt économique général. « La concurrence libre et non faussée instaure une recherche de bénéfices tirés de la facture des consommateurs. Le service public, lui, donne un autre sens : nous payons pour investir dans de nouvelles installations de production et de distribution, ainsi que dans des services de proximité, afin que tout le monde ait accès à l’énergie », pointe Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME CGT.
À ses côtés, Yohan Thiebaux, coordinateur CGT à Engie, souligne ce besoin de sens et de cohérence. « L’actuelle majorité n’a aucune vision à moyen ou long terme. Elle ne réfléchit qu’en silo : le nucléaire d’un côté, le gaz qu’elle vient d’exclure du mix énergétique de l’autre, les renouvelables ailleurs, actuellement l’hydrogène avec le plan de relance. L’État devrait tout reprendre en main. Ce n’est pas pour rien que le Conseil national de la Résistance a inscrit dans son programme la nationalisation : “l’énergie constitue l’un des piliers de notre République sociale, au même titre que la Sécurité sociale, les retraites, les chemins de fer…” Le sentiment de faire communauté passe aussi par l’accès à l’énergie pour tous. »
Retrouvez ici tous nos articles contre le plan Hercule et pour un service public de l’énergie.
Un verrou européen à faire sauter
Les lois organisant la libéralisation du secteur de l’énergie se succèdent avec la même justification. La privatisation de GDF ? La fin des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité ? Le plan Hercule de découpe d’EDF ? « Ce n’est pas nous, c’est la Commission européenne », arguent les gouvernements successifs, se réfugiant derrière le dogme de la concurrence libre et non faussée des traités européens. Certains imaginent pourtant une faille dans la muraille européenne. Pourquoi ne pas extirper l’énergie du marché en la faisant prendre en charge par des services d’intérêt économique général (Sieg), reconnus par le traité de Lisbonne ? Techniquement, pour l’économiste atterré David Cayla : « Les Sieg permettent l’organisation d’un secteur par l’État, avec la possibilité de verser des subventions, mais pas sa nationalisation, encore moins la création d’un monopole d’État. » La CGT veut en faire un point d’appui pour aller plus loin. La seule issue est politique, rappelle le sénateur Fabien Gay : « Le projet Hercule, ce n’est pas l’Europe. Paris ne fait qu’accompagner la libéralisation du secteur incluse dans le paquet énergétique européen. Demain, si on est au gouvernement, on ira au conflit : l’énergie est un secteur stratégique qu’il faut sortir du marché. »
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