« Le prix à payer », de Lucile Quillet : le couple hétéro, une arnaque pour les femmes ? in l’HUMA

La journaliste a décortiqué l’économie du couple. Et, pour les femmes, la note est salée. 72 % des tâches domestiques leur incombent, et leurs salaires, moindres, servent aux dépenses courantes. Pendant ce temps-là, leurs conjoints peuvent s’investir au travail et capitaliser. Entretien avec Lucile Quillet.

Les chiffres ne trichent pas, paraît-il. Et dans cette sphère, si intime, du couple, ils mettent à nu une froide réalité. Quand le privé compte et parle, il pousse la société entière face à ses contradictions. Là où, pour les femmes, le compte n’y est pas. Les chiffres sont éloquents. Dans 75 % des couples, les hommes gagnent plus d’argent. En équivalent temps plein, ils touchent 20 % de plus que les femmes. Ces dernières réalisent 72 % des tâches domestiques de base. Et, une fois en couple, elles effectuent 7 heures de tâches domestiques par semaine en plus alors que les hommes, eux, en font 2 en moins. Avec un enfant, la femme va consacrer 28 heures aux tâches domestiques hebdomadaires, un homme 10.

Quatre-vingt-dix pour cent des femmes sans enfant sont actives, 64 % avec deux enfants et seulement 43 % avec au moins trois enfants. En cumulant travail ­domestique et travail rémunéré, les femmes travaillent plus. Mais elles ne touchent que 39 % des revenus du travail. Elles perdent 20 % de leur niveau de vie après une ­rupture, tandis qu’un homme, père de trois enfants, le voit augmenter de 12 %.

Travail gratuit

La liste ne s’arrête pas là. Dans la plupart des cas, les femmes demeurent les grandes perdantes. Pendant qu’elles travaillent gratuitement pour le foyer, leurs conjoints s’investissent dans leur travail, acquièrent des biens durables et capitalisent sur le long terme en leur seul nom. Si bien que Lucile Quillet, dans son livre « le Prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes », s’interroge : le couple serait-il une vraie ­arnaque pour les femmes ?

Icon Quote On a enfermé les femmes pendant des ­décennies. Ne pas vouloir parler du privé, c’est maintenir sous le couvercle des inégalités.

Quand on aime, on ne compte pas, dit-on. « Mais, dans une société qui indexe la valeur et la reconnaissance qu’elle attribue aux gens par l’argent, il faut parler le langage de l’argent pour parler de la non-reconnaissance. » Alors la journaliste décortique. Les femmes travaillent globalement plus que les hommes. Mais la valeur de leur labeur n’est pas reconnue. Celle qui permet de dégager du temps et des opportunités au profit d’autres personnes, en l’occurrence du conjoint. Et pour Lucile Quillet pas de doute : la question est politique. « Le sujet relève d’un système genré qui nous dépasse, si intériorisé qu’il exerce jusqu’aux logiques comptables de l’État, au moment de calculer une pension alimentaire, une aide au logement et de conditionner une pension de réversion. »

En faisant la grande addition, la journaliste balaie la sacro-sainte sphère du privé, prétexte pour maintenir des privilèges et ne pas remettre en question un ­système patriarcal. « On a enfermé les femmes pendant des ­décennies, dit-elle. Ne pas vouloir parler du privé, c’est maintenir sous le couvercle des inégalités. »

Icon Education« Le Prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes », de Lucile Quillet. Éd. Les liens qui libèrent, 250 pages, 19 euros.


Lucile Quillet : « La société s’enrichit sur le dos des femmes »

De la charge contraceptive aux injonctions esthétiques, du droit au chômage aux pensions de retraite… la journaliste calcule le « Prix à payer» lorsque l’on est une femme. Une somme qui dit l’ampleur d’une exploitation systémique. Entretien.

Pourquoi avez-vous choisi d’aborder le couple hétérosexuel sous le prisme de l’argent ?

Lucile Quillet Je suis journaliste et, depuis des années, je me penche sur la vie des femmes : leur travail, leurs enfants, leur sexualité, leur couple… J’ai pu observer comment les charges domestiques et familiales aspirent leur temps, leur coûtent en opportunités, en termes de carrière et de salaire, de droit au chômage, de retraite. L’argent, c’est une langue universelle, la plus rationnelle et objective possible. Avec les chiffres, au moins, tout le monde peut reconnaître cette ­réalité : le couple hétéro-normé coûte beaucoup aux femmes.

Vous décortiquez tous les clichés : les femmes seraient dépensières, pas douées en maths, elles adorent le shopping et sont incapables de gérer un budget…

Lucile Quillet Malheureusement, ces stéréotypes injustes et sexistes sont encore bien présents dans notre société. C’est aussi ce qui a nourri ma ­colère et mon envie d’écrire ce livre. C’est d’une grande ­hypocrisie d’avancer que les femmes sont entretenues, nulles pour les questions d’argent. Une façon très pratique aussi de maintenir le tabou autour des questions financières et, par la même occasion, de maintenir les inégalités. Quand on prive les femmes du droit de parler d’argent, on les empêche d’en ­réclamer. En réalité, elles produisent une très grande quantité de valeurs pour toute la société. Mais elles n’en touchent pas les fruits.

Icon QuotePlus il y a de l’argent dans le couple, plus les femmes en sont écartées.

Selon vous, les femmes n’ont pas été éduquées, socialisées de la même façon que les hommes face à l’argent. Pourquoi ?

Lucile Quillet Selon les règles héréro-normées, l’argent reste une prérogative masculine. Il représente un symbole de puissance, un gage de virilité. L’homme doit réussir profes­sionnellement, être solide pour la ­famille et subvenir à ses besoins. La femme, elle, va apprendre que l’important n’est pas de compter, mais d’être aimée. Que son existence sera validée si elle est au service des autres, dans l’oubli de soi. Elle devra prendre soin de son conjoint, de ses enfants, de ses parents. D’ailleurs, la majorité des aidants sont des femmes. On leur apprend à ne pas être égoïstes et donc à ne pas compter. Dès qu’elles parlent d’argent ou font passer leur vie professionnelle au premier plan, on leur dit qu’elles sont carriéristes, sans cœur, et surtout, qu’elles n’ont pas compris les règles du jeu.

Dans un couple où la femme gagne davantage que l’homme, c’est le conjoint qui s’occupe des déclarations d’impôts. C’est lui qui aura affaire aux banquiers, aux notaires, aux avocats. Plus il y a de l’argent dans le couple, plus les femmes en sont écartées. A contrario, moins il y en a et plus elles vont gérer. Elles savent faire le travail le plus difficile : trouver de l’argent quand il n’y en a pas. Elles sont celles qui font les comptes, qui vérifient les tickets de caisse, qui vont réclamer les allocations, celles qui font advenir les petits miracles mensuels pour faire tenir la baraque.

Pour les femmes, le coût du couple commence avant même d’être en couple…

Lucile Quillet Oui. Le couple représente un idéal normé de vie. Pour être heureux, il faut vivre à deux, si possible avec quelqu’un du sexe opposé. Se ­marier. Fonder une famille. En plus de la charge contraceptive dont le coût n’est jamais partagé, une prescription esthétique est donnée aux femmes dès le plus jeune âge : être apprêtée, mince, maquillée, épilée. Si elles n’obéissent pas à ces injonctions patriarcales, on leur dira que c’est normal de ne pas attirer le désir d’autrui. Cette charge esthétique onéreuse – j’ai calculé qu’une épilation classique revenait à 60 euros par mois, soit 20 000 euros sur trente-cinq ans – a aussi un coût en temps et en énergie. On peut ­rétorquer qu’après tout les femmes en ont fait le choix. Mais tous les choix ne se valent pas. Quand on décide de ne plus s’épiler, c’est difficile à assumer en société.

Icon QuoteÀ équivalent temps plein, les hommes touchent un salaire supérieur de 20,3 % à celui des femmes.

En quoi le partage équitable – 50/50 – est-il un leurre ?

Lucile Quillet En quoi il serait égalitaire de faire 50/50 alors que 72 % des tâches domestiques de base sont réalisées par les femmes ? Comment penser qu’il est juste de faire 50/50 dans un monde qui ne le fait pas ? Ce 50/50 est-il juste quand les secteurs professionnels où les femmes sont majoritaires sont sous-évalués, donc sous-rémunérés ? Quand, dans trois quarts des couples, l’homme gagne plus (en moyenne, l’écart de revenu au sein du couple est de 42 %) ? Quand, à équivalent temps plein, les hommes touchent un salaire supérieur de 20,3 % à celui des femmes ? Je trouve assez sidérant de demander aux femmes d’être exemplaires, alors qu’elles sont victimes d’une société inégalitaire.

Ce sont elles qui gèrent le quotidien périssable et éphémère, non valorisé : les courses alimentaires, les vêtements des enfants… Les hommes, eux, vont s’attarder sur les gros postes de dépenses valorisés, dont les montants sont souvent inscrits noir sur blanc : la voiture, les vacances, les prêts bancaires. Les montants peuvent être à l’équilibre dans le couple, mais, le problème, c’est qu’on ne va pas reconnaître ces investissements de la même façon lors d’une rupture, par exemple.

Icon QuoteJe plaide pour un salaire domestique. Une femme qui se met à temps partiel, une mère au foyer méritent un revenu, le droit au chômage, la retraite.

Vous évoquez souvent la valeur du temps domestique qui n’est pas reconnue. Mais la reconnaître ne conduirait-il pas à en dédouaner les hommes ?

Lucile Quillet Je plaide pour un salaire domestique. Une femme qui se met à temps partiel, une mère au foyer méritent un revenu, le droit au chômage, la retraite. Elles dégagent une valeur énorme. Elles n’ont pas à se retrouver en situation de dépendance vis-à-vis de leur conjoint. Élever ses enfants, c’est un travail et il faut arrêter de le regarder avec condescendance. Quand une femme va chercher les enfants tous les jours à l’école, fait le ménage, elle effectue une part du travail de son conjoint. Et lui, il va pouvoir capitaliser sur ce temps-là.

Imaginez une grève des femmes. La contraception ne serait plus gérée. Il faudrait aller chercher les enfants à l’école, faire les tâches domestiques. Les secteurs économiques, l’État seraient bien obligés de s’adapter : en supprimant les réunions après 20 heures ; en ouvrant des crèches. Ce qui montre bien à quel point le monde du ­travail n’est pas inclusif.

Selon vous, quelles seraient les premières mesures à engager ?

Lucile Quillet L’État peut instaurer un congé parental digne de ce nom, ouvrir des crèches, créer un salaire pour le travail domestique, supprimer les inégalités de salaires, rendre la contraception gratuite, calculer les pensions alimentaires, les prestations compensatoires et les pensions de réversion de façon moins sexiste. La société fait des économies et s’enrichit sur le dos des femmes. Et il y a donc une grande hypocrisie à exiger une égalité à l’échelle individuelle.

 

 


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