Via les algorithmes qui invitent à s’émouvoir plutôt qu’à raisonner, les réseaux sociaux imposent une politique de la réaction qui favorise l’invective, le clash. Une simplification à l’extrême propice à la circulation des idées conservatrices, dans ce qui se voulait au départ une agora ouverte et connectée.
C’est un peu comme si 20 000 affiches avaient été placardées dans toute la France en l’espace de quelques heures à peine, pour soutenir Éric Zemmour. Le 8 novembre dernier, 20 000 tweets sont postés en moins de vingt-quatre heures avec ce hashtag : #LesFemmes AvecZemmour. Il ne s’agit évidemment pas d’un élan féminin spontané autour de la presque candidature du polémiste d’extrême droite. La galaxie des comptes pro-Zemmour s’est coordonnée, ce jour-là, pour un « raid numérique ». C’est-à-dire une campagne de posts simultanés, afin de « faire monter le hashtag » sur la plateforme. Plus il est employé dans des posts, plus il est visible. Mission accomplie : sur la simple base de ce hashtag, les médias embrayent, le même jour, sur la question des femmes dans la campagne de Zemmour. Et donc parlent de lui.
Rendre un message visible sur Twitter, c’est potentiellement attirer l’attention de nombreux journalistes. C’est pourquoi il est le réseau social le plus investi par les militants et les partis politiques. Y sont surreprésentés les classes urbaines diplômées, et surtout les acteurs influents de la « société civile » : associatifs, communicants, universitaires, consultants et journalistes. Les journalistes y sont parfois un peu trop attentifs. « Des fois, j’avais l’impression que mon rédac-chef, c’était Twitter », témoigne une consœur passée par l’édition Web de BFMTV. Une situation qui tient à l’évolution du métier, à la compression des effectifs et des coûts dans les rédactions, au fait qu’il y a moins en moins de temps alloué aux reportages… « Les sujets Twitter ce n’est pas cher, ça génère du clic et il y a suffisamment de monde pour donner la sensation que cela représente la société », résume le sociologue Baptiste Kotras. Voilà comment des phénomènes ou des polémiques propres à Twitter peuvent devenir des sujets à part entière.
Du Brexit à l’élection de Trump
Susciter de l’engagement et imposer ses thèmes et ses termes dans le débat numérique, pour ensuite les généraliser dans le débat « in real life » – dans la « vraie vie ». Voilà tout l’enjeu de la bataille culturelle sur Internet. Ce militantisme 2.0 n’est certes pas l’apanage de l’extrême droite. Parfois, les réseaux sociaux permettent de faire émerger une problématique sociétale progressiste, qui essaime dans la société. On pense à #BlackLivesMatter aux États-Unis puis à #BalanceTonPorc en France. Dans la campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a sans doute été, dès 2017, le candidat qui a le plus investi les différents réseaux sociaux, de YouTube à Twitch, en passant par Instagram et TikTok. La France insoumise bénéficie, sur le réseau Discord, d’un serveur regroupant environ 16 000 militants potentiels. C’est de là, entre autres, que s’organisent les « raids » de la FI pour « faire monter le hashtag » et jouer avec l’algorithme de Twitter.
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Mais ces exemples cachent un phénomène plus global : les réactionnaires et conservateurs semblent donner globalement le « la » sur Internet. L’espace numérique a pu faire miroiter un temps l’espoir d’une démocratie connectée, horizontale, égalitaire, ouverte et pluraliste, à une ère où les médias traditionnels sont de plus en plus critiqués pour leur manque de représentativité sociale. Si, effectivement, tout le monde a le droit de cité sur un réseau ou un autre de la Toile, le débat n’en ressort pas pour autant toujours grandi. Au contraire, plusieurs études montrent que les réseaux sociaux, de par leur fonctionnement, favorisent les contenus de droite.
Elles viennent confirmer ce que l’on a pu observer depuis 2014-2016, moment où la campagne pour le Brexit et l’élection de Donald Trump ont montré la force de frappe des groupes conservateurs sur les réseaux sociaux. Dans une autoétude publiée à la mi-octobre, Twitter a admis que son algorithme favorise les contenus conservateurs, sans fournir d’explications véritables.
« Bulles d’opinion »
« Le grand mythe des réseaux sociaux, c’est que tout contenu peut devenir viral. Mais le contenu spontané qui devient viral n’est pas la norme. Le contenu fabriqué par des institutions puissantes domine », explique Jen Schradie, sur France Inter. La sociologue a démontré, par son travail, que le Web, loin de l’horizontalité de mouvements comme Occupy Wall Street ou, plus près de nous, les gilets jaunes, favorise en réalité les groupes politiques les plus hiérarchisés et structurés, capables de forger et relayer rapidement un message. Donc, avant tout, les forces de droite.
Cette observation est à mettre en relation avec une autre critique : la formation de bulles d’opinion. « Ils invitent d’abord à s’affilier à un groupe et mettent les utilisateurs en présence de contenus qui tendent à les confirmer dans leurs croyances et positionnements », rappelle Katrin Herms, doctorante et spécialiste de l’activisme numérique. Nos « amis » sur Facebook et les groupes qu’on « like » sont d’abord ceux avec qui on est en accord et, ainsi, notre écosystème numérique nous ressemble. C’est ce que les chercheurs ont appelé les « bulles d’opinion », qui fonctionnent comme des chambres d’écho : la répétition des mêmes opinions et croyances les autoalimentent, les confortent, voire radicalisent les positions.
L’algorithme raffole de la controverse. Twitter, avec ses 280 caractères, invite aux slogans simplistes. Ça tombe bien, les milieux conservateurs excellent en la matière.
Ces effets de bulle ont longtemps masqué aux militants numériques de gauche à quel point Internet penchait à droite. Un internaute d’extrême gauche, un utilisateur réactionnaire, ou un militant antivax, par exemple, peuvent finir par vivre dans trois univers référentiels parallèles sur Facebook. Très loin, donc, de l’image fantasmée d’une agora géante où les idées circulent librement. « S’il n’y avait que des bulles renfermées sur elles-mêmes, il n’y aurait pas de conflictualité sur Internet, nuance Baptiste Kotras. Au fond, le Web reproduit ce que l’on observe dans la vraie vie. Nos groupes sociaux sont déjà relativement homogènes, par le travail, les amis, notre situation géographique. »
L’effet de bulle a ensuite tendance à radicaliser les positions et donc à alimenter le conflit. Quiconque a passé quelques heures sur Internet à se livrer à des débats enflammés sur Facebook ou autour d’un tweet a déjà sans doute fait l’amère expérience d’un dialogue de sourds qui dérape vite en insultes. Mais, aux yeux des réseaux sociaux, c’est une aubaine.
Des « likes » faits pour énerver
« Plus il y a d’interaction, plus il y a d’engagement sur une publication, plus l’algorithme est content et la fait remonter », rappelle Jérémie Poiroux, spécialiste de la sociologie des algorithmes. Car plus il y a d’engagement et de visibilité, plus l’entreprise derrière le réseau social va pouvoir vendre à prix d’or des espaces de publicité. Baptiste Kotras poursuit : « Les contenus qui circulent le plus intensément, ceux qui collectent le plus d’engagement, sont donc ceux qui misent sur l’émotion. Susciter de la colère ou de l’indignation est un meilleur moyen de générer de l’engagement qu’une communication plate autour d’éléments programmatiques. »
Les sujets Twitter, ce n’est pas cher, ça génère du clic et il y a suffisamment de monde pour donner la sensation que cela représente la société. BAPTISTE KOTRAS, sociologue
L’algorithme raffole tellement de la controverse qu’il est parfois pensé pour énerver les gens. C’est ce que confirme Frances Haugen, ex-employée de Facebook devenue lanceuse d’alerte sur les pratiques du réseau. Très concrètement, Facebook déduit, par nos likes, les pages et les groupes que l’on suit, nos affinités politiques, et peut dès lors nous proposer du contenu susceptible de nous heurter.
Et qu’est-ce qui peut déclencher le plus de débats ? Les idées ultra-clivantes, les invectives réactionnaires, racistes ou complotistes. Avec sa limite de 280 caractères par tweet, Twitter invite tout particulièrement à un mode d’expression succinct, propice aux slogans simplistes. Cela tombe bien, les milieux conservateurs excellent en la matière. En France par exemple, Éric Zemmour et l’extrême droite en général, avec des slogans comme #GrandRemplacement ou #StopIslamisation, sont taillés pour remporter la bataille des idées sur le Web. Ces concepts d’ultradroite ont largement circulé sur Internet depuis plus d’une décennie, et l’espace numérique a agi comme une antichambre du débat public. Les réseaux sociaux ont sans nul doute contribué à rendre tous ces concepts peu à peu acceptables, dès lors qu’ils se sont généralisés sur le Web.
Les médias traditionnels eux-mêmes sont d’ailleurs influencés par ce diktat numérique du message ramassé. La chaîne CNews poste régulièrement de courts extraits de ses interminables plateaux en continu. Généralement, il s’agit d’une minute de vidéo, où quelqu’un tient un propos sulfureux, voire haineux, matière à polémique. Le contenu parfait pour enflammer les réseaux sociaux, occuper l’espace, etc.
La gauche, elle, a plus de mal, car son corpus idéologique est vaste et se décline en de nombreux combats. Les exemples de contenus de gauche devenus viraux sont généralement le fait de messages ramassés et incarnés par une figure militante. L’activisme ultra-personnifié de Greta Thunberg en est une illustration, la colère suscitée par l’agression policière de Michel Zecler une autre.
Il est en revanche plus compliqué, sur Internet, de développer sur les thèmes de l’anticapitalisme, de la justice sociale, de la lutte des classes et de la transition écologique. Autant de contenus difficilement réductibles à un hashtag. Et donc bien moins performatifs. Un handicap pour l’actuelle campagne ?
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Une réflexion sur « Comment les réseaux sociaux profitent à la droite »