« Éric Zemmour est un doctrinaire obsessionnel » par Laurent Joly

Le polémiste, selon Laurent Joly, «  pioche des faits qui vont dans le sens de ses préjugés en les amplifiant ou en les déconnectant de leur contexte pour généraliser et élaborer une théorie   ». Franck Crusiaux/Rea

L’historien décrypte « le rapport à l’histoire constamment perverti » du candidat d’extrême droite alors que son procès en appel pour ses propos sur le régime de Vichy s’ouvre ce jeudi.

Condamné lundi pour injure raciale dans l’affaire des mineurs étrangers, Éric Zemmour doit à nouveau comparaître, ce jeudi, devant la cour d’appel pour ses propos tenus en octobre 2019 sur le régime de Vichy qui aurait « sauvé les juifs français ». Auteur de la Falsification de l’Histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, paru début janvier chez Grasset, Laurent Joly resitue le désormais candidat dans la tradition de l’extrême droite française et dans le cadre de son projet politique.

Ce jeudi, Éric Zemmour doit comparaître en appel pour ses propos sur Vichy. Vous aviez témoigné lors de la première audience. En quoi était-ce important pour vous ?

Laurent Joly, historien, spécialiste de l’extrême droite et du régime de Vichy

Laurent Joly À partir du moment où des associations m’avaient demandé de venir éclairer le tribunal sur des événements historiques sur lesquels je travaille depuis plus de vingt ans, il me paraissait normal de le faire et de mettre en perspective des propos qui sont effectivement contestables. Il s’agissait d’expliquer quelles étaient la politique de Vichy, les marges de manœuvre de ses dirigeants, de Pétain et en quoi il est mensonger d’affirmer que cette politique a consisté à protéger les juifs français au prix du sacrifice des juifs étrangers.

 

En tant que spécialiste de Vichy et de l’extrême droite, pourquoi avez-vous jugé nécessaire d’écrire ce nouveau livre ?

Laurent Joly Dès 2018, mon éditeur chez Grasset, Christophe Bataille, m’a demandé d’écrire un livre de réponse aux falsifications historiques d’Éric Zemmour. Ce qui m’intéressait surtout, au-delà des faits établis par la recherche depuis cinquante ou soixante ans, c’était de raconter l’histoire de l’histoire, que l’on connaît mal. D’où vient la théorie du « glaive » et du « bouclier » ? Sur quelles sources s’appuyait le journaliste Robert Aron pour écrire son Histoire de Vichy, parue en 1954, et quels étaient ses intentions, ses présupposés ? Et, à l’opposé, sur quels travaux et quels documents se fondait Robert Paxton pour la France de Vichy (1973), que Zemmour tente de disqualifier ? Je trouvais que c’était la meilleure réponse à lui faire, lui qui ne cesse d’invoquer des noms, des références que la plupart de ses interlocuteurs ignorent et qui peuvent impressionner. On découvre qu’en fait il ne fait que recycler de vieilles théories pétainistes. À l’inverse, je montre la patiente construction d’un savoir scientifique depuis la fin des années 1940 avec des chercheurs comme Léon Poliakov ou Joseph Billig, véritable héros de la recherche que l’on a oublié.

Comment expliquez-vous le retour de ces théories restées longtemps en marge du débat public ?

Laurent Joly Il a toujours existé des controverses et, jusqu’aux années 1980, on entendait les gens qui défendaient Pétain, mais ils étaient identifiés, on savait qui ils étaient et pourquoi ils disaient cela. Je cite dans mon livre l’exemple d’Alfred ­Fabre-Luce, qui écrivait dans le Monde ou le Figaro, était un écrivain connu, tenait un discours très proche de celui de Zemmour dans la défense de Vichy. Mais tout cela a été balayé dans les années 1980-1990, où un consensus s’est instauré. Zemmour veut à dessein revenir sur ce consensus car il considère que c’est un préalable indispensable pour réconcilier et unir les droites. Or, ce qui les divise, c’est le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, les gaullistes contre les pétainistes, Jean-Marie Le Pen et l’affaire du détail. C’est structurant. Zemmour part du principe que s’il parvient à réécrire cette histoire, à imposer l’axiome pétainiste du « glaive » et du « bouclier », il pourra convaincre qu’aujourd’hui comme hier droite et extrême droite doivent s’unir pour servir la France. Il y a aussi chez lui la volonté délibérée de banaliser, de décriminaliser la politique de Vichy. Et ainsi de déculpabiliser la droite et l’extrême droite pour rendre acceptables des politiques qui paraissent intolérables. Car Zemmour clame haut et fort qu’il veut remettre en cause l’État de droit et donner la possibilité à l’administration d’expulser deux millions d’étrangers en cinq ans.

Lire notre entretien avec Serge Klarsfeld : « Éric Zemmour promeut des thèses bestiales, comme les nazis »

Comment Éric Zemmour s’inscrit-il dans l’histoire de l’extrême droite française, et quelle est sa spécificité ?

Laurent Joly Il se situe dans cette tradition très française d’une extrême droite incarnée par le « polémiste », l’écrivain, l’imprécateur nationaliste. Comme Drumont, Maurras, Barrès ou Rebatet. Un prophète qui dénonce, de sa plume enflammée, l’invasion de la France par les juifs, les protestants, les métèques, et aujourd’hui les musulmans. Mais c’est la première fois que ce genre de personnalité se voit aussi pleinement dans le rôle de l’homme d’action. Éric Zemmour essaie d’endosser le costume de sauveur de la nation dans une tradition césarienne qui remonte à Bonaparte. Il veut donc incarner à la fois le maître à penser et l’homme d’action, et c’est cela qui est nouveau.

Il se présente comme un intellectuel, comme Charles Maurras avant lui, ancré dans le réel, et comme un historien. Vous-même, en tant qu’historien, comment analysez-vous son rapport à l’histoire et au réel ?

Laurent Joly À la manière d’un Maurras, Éric Zemmour est un doctrinaire ­obsessionnel, ce qui le différencie d’une populiste classique telle que Marine Le Pen, qui a un côté très attrape-tout. Là aussi, on retrouve cette prétention des polémistes d’extrême droite à parler au nom de la science. Drumont, à l’époque, se présente ainsi comme un « sociologue ». De la même façon, Zemmour prétend lire le présent avec une profondeur historique qui lui permet de prévoir ce qui va se passer. Cette prétention positiviste est caractéristique de l’extrême droite française. Mais, en ­réalité, Zemmour, comme Drumont ou Maurras avant lui, pioche des faits qui vont dans le sens de ses préjugés en les amplifiant ou en les déconnectant de leur contexte pour généraliser et élaborer une théorie. Comme Maurras, il ne part jamais du réel, de la France et des Français tels qu’ils sont en 2022. D’ailleurs, il est frappant de constater à quel point tout ce qu’il pense et propose s’enracine dans la France des années 1960.

De façon très paradoxale, il tente de réhabiliter Vichy tout en se réclamant sans cesse du général de Gaulle. Il se défend également d’être xénophobe. Comment expliquer ces grands écarts ?

Laurent Joly Nous sommes là aussi dans la tradition de l’extrême droite, du déni et de la captation des grandes figures. Le premier parti fasciste créé en France dans les années1930, la Solidarité française, se revendiquait de Clemenceau ! On assiste au même détournement avec de Gaulle aujourd’hui, alors qu’il était, comme Clemenceau, détesté par l’extrême droite de son vivant. En fait, le de Gaulle théoricien militaire des années 1930 se rattache aux milieux républicains les plus avancés. En 1935, il défend le traité franco-soviétique car il le juge dans l’intérêt de la France. À Londres, il accueille des socialistes, des juifs, et à la Libération mène une politique économique de gauche… Il est donc assez étonnant d’entendre ­Zemmour se réclamer d’un de Gaulle qui se méfiait comme de la peste des doctrinaires d’extrême droite – il disait de Maurras qu’il aimait la France « comme un désaxé ». Chez Zemmour, le rapport à l’histoire est constamment perverti.


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