Bien public Dans la plus stricte opacité, les industriels du médicament vendent leurs produits aux États à des prix démesurés, mettant en péril les comptes publics et l’accès à la santé. L’ouvrage Combien coûtent nos vies ? décrypte cette course aux profits et appelle à la mobilisation citoyenne.
Coauteurs de Combien coûtent nos vies ? (1), Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs en 2019 de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, et Laurence Cohen, vice-présidente à la commission sénatoriale des Affaires sociales, se sont rencontrés dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Les sénateurs CRCE souhaitaient y porter des amendements pour une fixation plus juste et transparente des prix des médicaments. Cette collaboration a confirmé la volonté de créer un pôle public du médicament.
Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de Combien coûtent nos vies ?
Pauline Londeix
Notre livre est né d’une colère contre le fait que certains gouvernements, dont celui de la France, s’opposent à la transparence sur la fixation du prix des médicaments, au mépris des comptes publics et de la santé des populations, comme ce fut le cas lors du vote à l’OMS en 2019 d’une résolution appelant à lever l’opacité des marchés pharmaceutiques.
Jérôme Martin
Nous souhaitions aussi montrer que, dans les pays du Sud, les acteurs de la société civile ont réussi à remporter des actions en justice et à faire changer les lois pour que les populations puissent accéder aux traitements dont elles ont besoin, notamment en contestant des brevets et en obtenant la production locale de médicaments génériques.
Comment est fixé le prix des médicaments remboursés par la Sécurité sociale en France ?
Jérôme Martin
C’est le Comité économique des produits de santé (Ceps) qui fixe le prix des médicaments, à partir d’un dossier présenté par les entreprises du médicament qui font une proposition. Dès le départ, dans la négociation, ce sont donc les industriels qui ont la main. Le dossier doit inclure une évaluation de l’intérêt thérapeutique du produit par la Haute Autorité de santé (HAS) et une autre sur l’impact économique du produit. Les négociations se font dans la plus grande opacité, en vertu du secret des affaires.
Pourtant, la recherche est largement financée par de l’argent public. Comment expliquer que l’État n’ait pas la maîtrise du « retour sur investissement » ?
Pauline Londeix
L’investissement public n’est pas du tout pris en compte dans la fixation du prix des médicaments. À chaque étape (recherche fondamentale, essais cliniques, production), on sait qu’entre en jeu énormément d’argent public ou de dons défiscalisés comme dans le cadre du Téléthon, par exemple. Cependant, la réalité des sommes investies est entourée d’un grand secret. Par exemple, le Zolgensma, un médicament pour soigner une maladie génétique rare, l’amyotrophie spinale, a été développé grâce à de l’argent public et caritatif, ainsi que par les laboratoires de l’Inserm. Il est néanmoins commercialisé par le laboratoire Novartis, au prix de 2 millions d’euros par patient. Il n’y a aucune corrélation entre le prix de vente et les investissements réels du laboratoire.
Comment expliquer qu’un prix soit à tel point démesuré ?
Pauline Londeix
Ce médicament fonctionne, il est capable de guérir des bébés dont il sauve la vie. Or, guérir définitivement les patients, surtout quand ils sont atteints de maladies rares, n’est pas rentable pour les laboratoires. Le cynisme de ce raisonnement est résumé dans un échange que nous citons dans notre livre. En avril 2019, un analyste du groupe Goldman Sachs interroge une petite entreprise, Biotech, dans un rapport sur les thérapies géniques : « Est-ce que guérir les patients est un business model durable ? » La réponse de cet expert a le mérite de la clarté : « Cette proposition (guérir un malade – NDLR) a beau être d’une valeur considérable pour la société et les patients, elle pourrait représenter un défi pour les développeurs de thérapie génique à la recherche d’un flux de trésorerie soutenu. » Cette phrase est la démonstration qu’il est absurde et dangereux de confier l’intégralité de la production de médicaments à des acteurs privés dont l’un de principaux objectifs – la rentabilité financière – est sans rapport avec la santé des patients et l’intérêt collectif.
En quoi les brevets sont-ils la clé de voûte de cette recherche de la rentabilité maximale ?
Pauline Londeix
L’accord le plus important en termes d’harmonisation des brevets est celui de l’OMC, en 1994, qui définit des standards minimums de propriété intellectuelle auxquels doivent se conformer les pays signataires. Une durée de vingt ans au minimum est prévue pour un brevet. En ce qui concerne des objets brevetables, il reste énormément de disparités législatives selon les pays. En Europe, par exemple, on peut breveter une combinaison de médicaments, un usage spécifique, etc. Une entreprise de médicaments peut aussi développer, à partir d’une molécule découverte par la recherche publique, un produit qu’elle va breveter et dont elle aura le monopole de la commercialisation. Il s’agit bien d’un accaparement de découvertes souvent issues de la recherche fondamentale de laboratoires publics ou parapublics.
On constate des pénuries récurrentes de certains médicaments. Pourquoi ?
Jérôme Martin
On est passé de 600 signalements de tensions ou pénuries en 2016 à plus de 2 400 aujourd’hui. Et ce n’est pas uniquement lié à la crise du Covid puisque, en 2019, on en recensait 1 500. Les produits en question sont des anticancéreux, des antirétroviraux ou même certains produits à base d’insuline dont l’arrêt est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme. Il faut savoir que l’étape clé de la fabrication de médicaments issus de la chimie de synthèse, c’est la production du principe actif. Or les usines qui fournissent ceux-ci ont toutes été délocalisées pour des raisons d’optimisation des coûts de main-d’œuvre et aussi parce qu’elles sont très polluantes. La fermeture des frontières lors de la crise sanitaire du Covid a été un puissant révélateur des dangers de ce système pour la santé publique. C’est dramatique d’en arriver là, alors que souvent la molécule est connue depuis très longtemps et qu’on sait la produire en France.
Laurence Cohen
Il existe pourtant un certain nombre de dispositifs législatifs, comme la licence d’office qui permet de lever les brevets pour fabriquer un médicament afin de répondre aux besoins de santé. Mais les gouvernements européens, en particulier le nôtre, répugnent à y avoir recours. Durant la pandémie, alors même que l’état d’urgence sanitaire était instauré, le premier ministre s’était donné également les moyens de réquisitionner les laboratoires. Or, malgré les demandes de nos groupes parlementaires, il ne l’a pas fait.
Quels sont les effets de cette mainmise des laboratoires sur l’équilibre de notre système de santé ?
Pauline Londeix
Le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) a rendu un avis dans lequel il alerte sur le fait que le système de santé ne pourra pas continuer à financer des nouveaux médicaments dans les conditions actuelles, avec des coûts qui explosent de manière exponentielle. En 2013, on a eu un premier médicament contre l’hépatite C, commercialisé pour 56 000 euros. Ensuite, des médicaments contre les cancers sont arrivés sur le marché, au prix de plusieurs centaines de milliers d’euros par traitement. Puis, on a eu le fameux Zolgensma, à 2 millions d’euros par patient. Sans fixation rationnelle des prix, ceux-ci vont augmenter sans limite. Le CCNE précise que, avec cette dynamique, le système français d’assurance- maladie ne pourra plus garantir le remboursement des médicaments pour l’ensemble de la population, entraînant fatalement un tri des patients. Plus largement, il est choquant que des sommes astronomiques soient accordées sans ciller aux laboratoires, alors que le budget global de la santé pourrait être un peu mieux équilibré en faveur des personnels soignants, dont le manque cruel fait aussi perdre des chances aux patients.
Certains pays refusent-ils de se soumettre aux diktats des laboratoires ?
Pauline Londeix
Oui, notamment des pays du Sud. Les lois indienne, argentine, brésilienne, égyptienne ont intégré de nombreuses dispositions leur permettant de ne délivrer des brevets que pour de réelles innovations. L’État brésilien, qui avait adopté en 1996 une nouvelle Constitution garantissant le droit à la santé, souhaitait trouver des solutions pour garantir l’accès de sa population à des traitements, notamment du VIH/sida. Ainsi, des antirétroviraux comme la didanosine, qui étaient hors de prix pour le système de santé, ont commencé à être produits publiquement. Une politique industrielle ambitieuse a été mise en place par l’Institut Oswaldo-Cruz. En parallèle, la société civile brésilienne a multiplié les actions systématiques de recours en nullité sur les brevets de ces médicaments. Ces avancées ont réussi à résister à la prise du pouvoir par l’extrême droite. En Égypte, où l’hépatite C touche plus de 10 millions de personnes, le gouvernement, refusant d’acheter le très onéreux Sofosbuvir (84 000 dollars pour un traitement de trois mois), arrivé sur le marché fin 2013, a développé un programme de diagnostics et de production de génériques (vendus moins de 1 000 dollars) à travers la firme Pharco (qui produit localement), permettant le traitement, entre 2016 et 2017, d’1,5 million d’Égyptiens, avec un taux de guérison de 90 %. La production d’un générique est possible en Égypte, car le bureau des brevets a considéré la demande de monopole de Gilead comme ne remplissant pas les critères de brevetabilité.
Comment est reçu votre livre qui met en cause l’industrie pharmaceutique ?
Jérôme Martin
Le syndicat des multinationales pharmaceutiques, les entreprises de médicaments (Leem), a publié un communiqué mettant en cause notre ouvrage, qualifié de « politique et partisan ». Pour le Leem, dénoncer des conflits d’intérêts revient à être complotiste. Pour nous, le fait que des industriels, qui peuvent être reçus quand ils le souhaitent à l’Élysée et ont donc un lien direct avec le pouvoir, s’émeuvent de notre travail démontre que nous avons levé le voile sur des pratiques qui, à leurs yeux, ne doivent pas être révélées aux citoyens.
Pauline Londeix
À la suite du communiqué du Leem, qui tente de nous discréditer et de nous intimider, des chercheurs, des associations de patients et de membres de la société civile, principalement issus des pays du Sud, nous ont apporté leur soutien.
Laurence Cohen
Ce qui est étonnant, c’est que, lorsqu’on fait le diagnostic des dysfonctionnements du système, les parlementaires s’accordent unanimement sur le fait qu’il n’est ni juste ni viable. Pourtant quand il s’agit de le changer, le lobbying du Leem est tel que rien ne bouge…
Qui peut alors faire cesser ce hold-up et comment ?
Laurence Cohen
Le Parti communiste porte depuis une vingtaine d’années l’idée d’un pôle public du médicament, afin de retrouver la souveraineté de la France en termes de recherche, de production et de diffusion du médicament. Cela passe par la relocalisation d’un certain nombre d’usines de production en lien avec la réindustrialisation de notre territoire. Il s’agirait, en fait, de cibler comme priorité de production les médicaments essentiels, recommandés par l’OMS. Pour commencer à mettre en place ce dispositif, on a chiffré qu’il faudrait faire passer la taxe sur le chiffre d’affaires des laboratoires pharmaceutiques de 0,18 %, comme c’est le cas actuellement, à 1 %. Cela générerait 260 millions d’euros pour commencer à construire ce pôle public et sortir le médicament du statut de marchandise.
Nous pourrions ainsi éviter les pénuries et les tensions sur l’approvisionnement en médicaments. Ce pôle aurait aussi un usage stratégique : en cas d’échec des autorités sanitaires dans des négociations avec un industriel, on utiliserait la licence d’office pour assurer une production publique du médicament. Le rapport de forces ne serait plus le même. Il ne s’agit pas de nationaliser la production de tous les médicaments et de ne plus travailler avec aucun laboratoire privé, mais d’avoir une sorte de contre-pouvoir qui garantisse des prix décents et justes aux médicaments. Il faut d’ailleurs réfléchir à ce pôle public, à une échelle européenne. Sous la mandature de François Hollande, j’avais proposé à la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, de procéder par étapes en commençant par travailler avec l’Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), qui produit des médicaments destinés à l’usage hospitalier au sein de l’AP-HP, et avec la pharmacie centrale des armées. J’ai introduit cette recommandation dans un rapport sur les pénuries de médicaments.
Et le 9 décembre 2020, le pôle public du médicament a été présenté au Sénat, dans le cadre d’une niche parlementaire. Malgré le constat unanime de graves dysfonctionnements, en pleine crise sanitaire, mes collègues des autres sensibilités politiques ont finalement rejeté cette proposition de loi (les socialistes s’abstenant et les Verts votant pour). Néanmoins, nous fédérons autour de cette idée des soignants, des chercheurs, des membres de la société civile, des syndicats comme ceux de Sanofi, etc. L’idée fait son chemin.
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