Et si le ministère avait tout faux ? Les logiques à l’œuvre dans la réforme de la voie professionnelle, d’un côté l’adéquationnisme entre les formations et les demandes des entreprises, de l’autre l’importance accordée aux savoirs-être et aux compétences relationnelles, sont mises en examen dans le dernier numéro de Formation Emploi (n°159). Les études sociologiques montrent que bien d’autres logiques sont en œuvre dans la sélection pour accéder à l’emploi que la simple adéquation entre les formations et l’emploi. L’apprentissage, mis en avant aussi dans la réforme portée par C Grandjean pour E Macron, montre aussi qu’il est un instrument de creusement des inégalités. Ce qui est en jeu dans cette réforme, c’est bien la relégation des jeunes les plus défavorisés, particulièrement ceux issus de l’immigration.
Les logiques officielles interrogées
« Qu’on considère la situation des diplômé·es de la formation professionnelle par voie scolaire ou d’apprentissage (des CAP – certificat d’aptitude professionnelle – et des bac pro), celle a priori plus confortable des diplômé·es de l’enseignement supérieur, il apparaît que les processus de sélection qui opèrent pour les un·es comme pour les autres se fondent certes sur des critères explicites de formation et de diplômes qui sont ceux souvent promus et mis en avant par le système éducatif et de formation, mais qu’il en existe d’autres plus implicites, tout aussi fondamentaux et qui gouvernent avec une prégnance particulière les logiques de sélection qui ont cours sur le marché du travail », écrit Séverine Depoilly dans une postface qui conclue heureusement ce numéro de Formation Emploi (n°159). Tout le numéro explicite cette affirmation à travers des études précises. « La logique adéquationniste entre formation, diplôme et emploi, bien que largement promue par l’école et les systèmes de formation, est bel et bien déstabilisée par les fonctionnements réels du marché du travail, marché qui n’a pas le diplôme ou la trajectoire scolaire et de formation des individus comme seuls critères de sélection…
S Depoilly en donne un bel exemple avec les filières des bac pro GA (gestion administration) et ASSP (services à la personne). Voilà deux domaines où la demande est particulièrement forte. Et deux bac pros qui drainent un nombre important d’élèves (22 000 et 15 000 en terminale). Or le taux d’insertion du bac GA est très faible (taux d’emploi de 24% 6 mois après la sortie de formation pour GA, 26% pour ASSP).
Dans ce numéro, Perrine Agnoux montre comment les compétences de savoir-être jouent contre les élèves du bac pro ASSP, faisant passer au second plan leurs compétences professionnelles. Leur bac pro est moins reconnu que des diplômes de rang théoriquement inférieur.
L’apprentissage, outil de sélection sociale
Prisca Kergoat montre à quel point l’apprentissage « loin d’accueillir les élèves dont l’école ne veut plus, introduit un nouveau sas de sélection déplacé en amont même de la formation ». Comparant des élèves en apprentissage et en L.P. elle montre que les apprentis se recrutent dans un milieu social plus favorisé que celui des élèves. « La sélection opérée par les employeurs s’effectue pour beaucoup sur les dispositions sociales et culturelles des candidats, phénomène qui contribue à la mise à l’écart des jeunes les plus paupérisés ». Elle montre notamment comment le « capital d’autochtonie » est important pour l’accès à l’apprentissage. L’apprentissage joue notamment contre les filles, largement sous-représentées même dans des filières qui leur sont traditionnellement ouvertes. Les jeunes issus de l’immigration sont, eux aussi, sous-représentés en apprentissage et sur-représentés en LP car ils sont éliminés de la sélection opérée par les employeurs. Il n’est pas rare d’ailleurs que ceux-ci leur demandent des tests et des documents qu’ils n’exigent pas des autres candidats. Pour P Kergoat, « La soi-disant « performance » de l’apprentissage tient pour beaucoup à l’éviction des jeunes issus des milieux les plus précarisés, ainsi que des filles et des jeunes issus de l’immigration maghrébine, turque ou subsaharienne ».
Revenons à S Depoilly et suivons sa conclusion de ce numéro de Formation Emploi (159). « Il y a au moins deux limites dans la manière dont les politiques publiques tentent de revaloriser l’enseignement professionnel en France. La première est perceptible dans la façon dont le ministère considère comme essentielle la recherche d’une meilleure adéquation entre formation et emploi. Est ainsi niée la puissance des mécanismes de reproduction des inégalités suivant l’origine sociale, migratoire ou le sexe des individus, qui sont à l’œuvre dans la formation par voie scolaire et par apprentissage, hors de cette relation formation emploi. Les élèves comme les apprentis font l’objet de mécanismes de sélection « informels », notamment fondés sur la valorisation de certaines dispositions ou savoir-être très inégalement distribués suivant la position des jeunes dans l’espace social. Ces mécanismes freinent tant la possibilité de la poursuite d’études que l’accès au marché du travail. La seconde limite est relative aux contenus des formations eux-mêmes. Pour favoriser cette adéquation, dans l’enseignement professionnel secondaire, le ministère propose des dispositifs qui tendent à effacer la spécificité des visées et des contenus de la formation. Dans certaines filières, la centration sur des savoir-être et sur des compétences relationnelles finit par éluder, pour les élèves, leur famille, et on peut en faire l’hypothèse, pour les employeur·ses eux·elles-mêmes, la dimension professionnalisante d’une formation qui vise l’apprentissage de savoir-faire de métiers et des compétences techniques qui y sont associées ».
François Jarraud
Les pratiques de sélection : à la croisée de la formation et de l’emploi. Formation emploi 2022/3 (n° 159), éditeur Céreq
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