Christelle Taraud : « Le féminicide, c’est s’attaquer au peuple des femmes »

Violences de genre. Par des conversations avec des chercheuses, artistes, journalistes et militantes du monde entier, l’historienne Christelle Taraud dresse un impressionnant état des lieux du continuum des violences faites aux femmes dans Féminicides, une histoire mondiale.

L'historienne Christelle Taraud réunit dans cet ouvrage les meilleures spécialistes mondiales pour penser le continuum des violences qui visent les femmes. © NnoMan Cadoret et Ludovic Marin/AFP

L’historienne Christelle Taraud réunit dans cet ouvrage les meilleures spécialistes mondiales pour penser le continuum des violences qui visent les femmes. © NnoMan Cadoret et Ludovic Marin/AFP

Une femme meurt toutes les onze minutes dans le monde. Comment et pourquoi décrire, depuis la préhistoire, les agressions, harcèlements, féminicides dont sont victimes les femmes à toutes les époques parce que femmes ? L’historienne Christelle Taraud a convié des spécialistes féministes de tous horizons pour comprendre cette guerre de genre. Gita Aravamudan, Claudine Cohen, Silvia Federici, Rosa-Linda Fregoso, Patrizia Romito, Rita Laura Segato, Aminata Dramane Traoré y dialoguent avec beaucoup d’autres et avancent un projet politique pour que cessent définitivement ces violences.

Pourquoi coordonner un tel ouvrage sur les féminicides ?

Christelle Taraud

Historienne

Nous en avons besoin car les chiffres sont effrayants. C’est sidérant, même au simple niveau de la France ou de l’Europe, avec une définition très réductionniste du féminicide, c’est-à-dire le fait de tuer une femme parce qu’elle est une femme par un partenaire intime. Seule l’Espagne a vraiment pris le problème au sérieux depuis plusieurs années, y consacrant de l’argent, des moyens, de l’énergie. Mais le débat y reste compliqué : les antiféministes se dressent sur leurs ergots, critiquent le gouvernement quant à l’argent consacré à la formation des acteurs les plus touchés (travailleurs et travailleuses sociaux, policiers et magistrats dans leur diversité). Il y a quelques jours, je discutais avec une jeune fille en France qui est allée dans un commissariat de police pour témoigner d’un viol. Le policier lui a demandé comment elle était habillée… Il y a encore énormément de travail à faire pour sensibiliser les personnels qui sont au contact direct des victimes.

Si on excepte le cas de l’Espagne et ses résultats assez singuliers, les chiffres en Europe sont effarants. Un peu partout, une femme est tuée tous les deux ou cinq jours selon les pays. En France, on parle d’une morte tous les trois jours, mais on ne compte que celles causées par des partenaires intimes. Elles seraient beaucoup plus nombreuses si on incluait celles tuées par un homme de leur famille, les meurtres lesbophobes, transphobes, putophobes… Comme beaucoup de militantes de terrain, je suis pour une volonté affirmée de compter différemment, de façon moins réductionniste. Et quand on sort de l’Europe, c’est l’apocalypse. Au Mexique, par exemple, dix femmes sont assassinées tous les jours, victimes de la haine sexiste. Il y avait donc urgence à produire un outil qui fasse un bilan en 2022 de tout ce qui constitue les violences faites aux femmes, en partant du principe qu’il était important d’utiliser la notion de continuum féminicidaire.

Qu’est-ce que ce « continuum féminicidaire » ?

Dans les années 1980, la sociologue britannique Liz Kelly utilise l’expression de « continuum des violences sexuelles ». C’est l’une des premières à percevoir ce qui nous paraît évident aujourd’hui. Elle examine le parcours de violences de 80 femmes. Parmi les femmes violées, beaucoup ont vécu d’autres épisodes de violences sexuelles avant et après le viol, notamment intrafamiliaux : attouchements, inceste, mais aussi harcèlement sexuel dans la rue, au travail, etc. Toute une série de situations plus ou moins conscientes émergent à la faveur des discussions. Liz Kelly met alors en avant une dynamique qui relie ces violences entre elles. Elle ne veut pas être déterministe, dire qu’une personne qui a subi des violences incestuelles sera forcément violée. Mais elle démontre une dynamique, qui doit être pensée non pas dans une forme de dissensus, mais de continuité. C’est pour cela qu’elle invente ce concept de continuum. Elle ne hiérarchise pas ces violences. C’est un outil d’écoute, pas de jugement. C’est aussi ce que je montre dans le livre : tout est lié, interconnecté.

« Le continuum féminicidaire nous permet de comprendre que les violences ne peuvent pas être hiérarchisées a priori. »

Beaucoup de femmes cloisonnent les violences qu’elles subissent, ce qui permet d’éviter de penser leur continuité, et, ce faisant, elles les banalisent. Car la société leur dit aussi que ce n’est pas grave. Il y a des différences entre continents, car les sociétés sont différentes. Mais la violence contre les femmes est planétaire. Le continuum féminicidaire est un outil formidable qui nous permet de comprendre que le spectre est très large et que les violences ne peuvent pas être hiérarchisées a priori.

On emploie souvent à tort le terme « féminicide » au lieu de « fémicide ». Qu’est-ce qui les différencie ?

À la fin des années 1970, dans un milieu plutôt anglophone, des chercheuses importantes travaillent sur ces questions, comme Diana Russell (sur les crimes par partenaire intime), Jill Radford, Jane Caputi (sur la question des serial killers émergeant alors aux États-Unis, des hommes à 96 %, plutôt blancs, de classe moyenne, tuant à 95 % des femmes ou hommes assimilés aux femmes, souvent issus de minorités racisées). Pour Jane Caputi, si la société états-unienne s’étonne du meurtre de ces femmes par des serial killers, le féminisme peut en proposer une lecture claire : ce sont des crimes sexuellement politiques. Des crimes de haine contre les femmes, des crimes sexistes. En 1976, à Bruxelles, a lieu le premier Tribunal international des crimes contre les femmes. En reprenant l’expression de l’écrivaine Carol Orlock, Diana Russell pose le concept de « fémicide » : un crime de haine, qui touche une femme parce qu’elle est une femme, en général par un partenaire intime. C’est la situation qu’elle rencontre prioritairement dans son travail.

L’histoire s’emballe cependant au début des années 1990 en Amérique centrale, en particulier au Mexique. Des familles commencent à exiger des réponses du gouvernement mexicain sur le fait que leurs filles disparaissent, qu’on ne les retrouve pas, et qu’aucune enquête n’est menée. Celles-ci commencent à investiguer elles-mêmes. En creusant, elles exhument, de fosses communes, des centaines de jeunes femmes. Ce sont souvent des ouvrières des maquiladoras (les usines de sous-traitance situées tout le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis), qui cumulent le fait d’être jeune, pauvre, souvent issue d’une minorité. On a mis du temps à prendre conscience qu’il s’agissait non pas de crimes individuels, mais d’un massacre de masse. Les chercheuses et militantes mexicaines embrayent et comprennent qu’il est en train de se passer quelque chose de spécifique. Cette conversation permet à Marcela Lagarde y de los Rios, intellectuelle et femme politique mexicaine, de faire émerger un nouvel outil en partant du principe que le concept de fémicide ne fonctionne pas ici car il ne s’agit pas d’un crime individuel par partenaire intime.

C’est ainsi qu’est né le concept de féminicide ?

En effet, c’est pour donner une intelligibilité, un sens à ce qui se passe que le concept de « féminicide » est forgé pour désigner un crime de masse, un crime d’État (collusion de l’État mexicain avec les cartels sur fond de « guerre contre la drogue » menée depuis Nixon… Une guerre qui a surtout enrichi les organisations criminelles en sus d’une série d’intermédiaires, notamment des hommes politiques mexicains et états-uniens). C’est aussi un crime à tendance génocidaire, car il ne s’agit pas seulement de tuer, mais de sur-tuer. Les femmes ont subi des violences sexuelles répétées avant ou après la mort, des mutilations sexuelles, des démembrements. Leurs corps ont été profanés. Quand on sur-tue, on ne tue pas seulement le corps physique d’une personne : c’est une attaque identitaire et c’est cela qui qualifie le génocide. On tue un monde, un univers, un peuple. On s’attaque au peuple des femmes. Et on le liquide systématiquement. Là, il y a une volonté très claire de faire une guerre mondiale aux femmes, pour reprendre une expression de Rosa-Linda Fregoso, qui passe par les corps suppliciés des jeunes filles et des femmes de Ciudad Juarez.

Ces femmes ont subi des dominations croisées, dans des situations d’extrême pauvreté, en majorité issues des régions rurales, de communautés autochtones. Ce n’est pas étonnant que ce soient ces femmes-là qui soient tuées car, comme le dit Judith Butler, ce sont des corps sacrifiables. Des vies sacrifiées au capitalisme prédateur de cette région, à la violence raciste, au crime féminicidaire. Les trois choses sont liées et c’est pour cela que Ciudad Juarez est un moment important dans l’histoire collective. « La ville où l’on tue les femmes » exemplifie le pire de la masculinité hégémonique. La masculinité hégémonique, c’est la violence contre les femmes, la violence contre les pauvres et la violence raciale. Tout ça est complètement incorporé à Ciudad Juarez. En France, on utilise le terme féminicide pour définir quelque chose qui est en fait un fémicide. Est-ce grave ? Ça peut l’être quand ça dépolitise le concept et qu’on l’inscrit dans une logique réductionniste. Mais il vaut mieux qu’on utilise le mot féminicide plutôt que les termes de « crime passionnel », de « crime d’honneur »… C’est quand même important de retracer cette histoire pour que les gens comprennent que ces concepts ont été forgés dans des contextes particuliers. Le sens des mots est important.

Aujourd’hui, la riposte féministe est internationale, planétaire : est-ce irréversible ?

J’ai bon espoir, mais il faut être prudent. L’histoire nous montre qu’après des périodes d’avancée des idées féministes, il y a des backlash (retour de bâton – NDLR), avec des mouvements antiféministes qui reprennent des forces. Mais, d’après moi, c’est la première fois que ça se répand partout et donc cela peut être irréversible… L’anthropologue argentine Rita Laura Segato dit que nous avons percé le plafond de verre, que nos idées sont en train d’imprégner de manière large nos sociétés et donc la société globale. Malgré la pandémie de féminicides et le continuum féminicidaire qui touchent toutes les sociétés, toutes les classes sociales, toutes les confessions religieuses, toutes les couleurs de peau, toutes les classes d’âge, j’ai de l’espoir. Il y a des signes très négatifs comme ce qui s’est passé aux États-Unis avec la révocation du droit fédéral à l’IVG. Mais il y a aussi les Afghanes, les Iraniennes, les Chiliennes, les Colombiennes, toutes les femmes qui luttent pied à pied en Argentine, en Inde, en Afrique du Sud et ailleurs. Incontestablement, les grands mouvements de résistance aux systèmes patriarcaux ne sont plus en Europe. En Amérique latine et en Amérique du Sud, 18 États ont déjà inscrit le féminicide dans la loi. Quand nous, nous nous interrogeons encore sur la nécessité de créer un crime spécifique… Arrêtons de tergiverser, l’objectif est quand même de transformer totalement et durablement les rapports entre les sexes dans notre société.

Le projet politique porté par Rita Laura Segato et Aminata Traoré, qui concluent toutes les deux le livre, est fort. Elles disent que les femmes ne sont pas par nature bonnes, gentilles, bienveillantes, respectueuses, sorores. Nous le savons très bien pour avoir des moments de rage. Nous ne sommes pas nées comme cela, mais nous avons été socialisées en tant que telles. Dans toute l’histoire de l’humanité, et singulièrement depuis la fin de l’époque médiévale en Occident, cette socialisation a toujours été pensée, perçue, théorisée de manière négative. En creux : les femmes ne sont pas ceci ni cela… Tout ce qui est associé aux valeurs « féminines », comme la bienveillance, est dénigré, délégitimé. Rita Laura et Aminata disent que, de cette socialisation que nous n’avons pas choisie, nous pouvons tirer une force extraordinaire pour transformer le monde ; partir de ces valeurs associées à la féminité pour venir contrecarrer tout ce qui constitue les systèmes patriarcaux et la masculinité hégémonique. Là où il y a de la verticalité, construire de l’horizontalité. Là où il y a le pouvoir d’un seul, mettre en place de la collégialité. Là où il y a le discours d’ Imperator, mettre de la discussion, du dissensus. Mener enfin une « politique de femmes ».

Féminicides, une histoire mondiale, dirigé par Christelle Taraud, éditions la Découverte, 928 pages, 39 euros

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