Est-ce un signe de fébrilité ? Emmanuel Macron a annoncé que l’exécutif ne présenterait sa réforme, toujours aussi contestée, que le 10 janvier. En attendant, l’Humanité donne la parole à des Français, qui disent leur refus de travailler plus longtemps.
Certains vont au boulot comme d’autres montent à l’échafaud : ce n’est pas le cas de Cécile, professeure des écoles à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne), qui aime son métier comme au premier jour et se félicite de ne pas avoir embrassé une carrière d’employée de bureau – son pire cauchemar. Mais elle a beau faire, elle n’arrive pas à se projeter à 65 ans. « Tenir face à une trentaine d’enfants, gérer les conflits entre eux, cela demande beaucoup d’énergie, explique-t-elle. Et à 51 ans, je sais que j’en ai moins qu’avant. Lorsque j’étais plus jeune, je me sentais capable de corriger des copies jusqu’à 23 heures. Plus maintenant. »
« En seulement cinq années de métier, j’ai dû voir sept à huit burn-out »
À seulement 29 ans, Abdel dresse presque le même constat. Manager dans une société de conseil parisienne, son boulot le passionne autant qu’il l’épuise : « Il m’arrive de faire des semaines de soixante-dix heures, de 8 heures à 23 heures tous les jours. Je peux tenir ce rythme parce que j’ai moins de 30 ans, mais cela me semble inconcevable passé un certain âge. Le secteur est très exigeant : en seulement cinq années de métier, j’ai dû voir sept à huit burn-out. »
La pédagogie est affaire de répétition, dit-on. Mais les représentants de la majorité ont beau se démultiplier sur les plateaux de télévision depuis maintenant trois mois, ils n’ont toujours pas réussi à convaincre Cécile et Abdel de la légitimité de leur réforme. Et ils ne sont pas les seuls, d’ailleurs, à ne pas y croire : jamais, dans l’histoire récente, un recul de l’âge légal avait suscité aussi peu d’enthousiasme. Comme Emmanuel Macron l’a annoncé lundi, il faudra attendre désormais le 10 janvier pour connaître le détail du projet gouvernemental.
Mais une chose est déjà sûre : seulement 22 % des sondés soutiennent le passage de 62 à 65 ans selon l’Ifop (sondage réalisé fin septembre) et 37 %, un recul à 64 ans. La dernière fois qu’un gouvernement appelait à relever l’âge légal, c’était en 2010, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (passage de 60 à 62 ans) : à l’époque, 43 % des Français validaient ce choix (Ifop, mai 2010). « À chaque nouvelle réforme des retraites, les gouvernements assurent que ce sera la “der des ders” , souligne Frédéric Dabi, directeur général Opinion de l’Ifop. Les Français sont lassés. Par ailleurs, il y a un aspect psychologique très fort avec les 65 ans, l’idée que, cette fois, on enterre définitivement l’acquis social historique des 60 ans. Cela sonne comme un retour aux années Giscard pour beaucoup… »
Fait saisissant, le rejet du recul de l’âge légal traverse presque toute la société, se jouant des appartenances de classes et des tranches d’âge. Par exemple, le passage à 65 ans est rejeté par 80 % des 25-34 ans (ils sont 73 % à s’opposer aux 64 ans), et 78 % des cadres. À croire que, de l’ouvrier au cadre supérieur, tout le monde a une bonne raison de ne pas vouloir travailler deux ou trois années supplémentaires.
Pour les milieux populaires, plus souvent exposés aux tâches pénibles et aux cadences infernales, la raison de l’hostilité aux 65 ans (86 % ne veulent pas en entendre parler) est assez évidente. À chaque fois qu’elle en discute avec ses collègues, Marie-Jeanne Menier, ouvrière dans un abattoir breton appartenant au groupe Cooperl, aboutit aux mêmes conclusions : « C’est complètement délirant ! Entre les cadences extrêmes et les températures glaciales, on ne s’imagine même pas tenir jusqu’à 60 ans. À ce rythme, ils finiront pour nous faire bosser en déambulateur. » La déléguée CFDT, 55 ans, travaille au secteur conditionnement salaison, emmitouflée dès le matin pour résister au froid dantesque. « On travaille par 4 degrés, c’est comme si on allait au ski, raconte-t-elle. L’employeur fournit la marinière et le pantalon, mais c’est à nous de prévoir les pulls. »
« Avec le temps, vous vous rendez compte que vous êtes le tout petit maillon d’une grande chaîne »
Un jour, en attrapant une palette de 30 kilos située en hauteur, elle s’est salement abîmée l’épaule, ce qui lui a valu dix-huit mois d’arrêt. « Selon mon employeur, nous n’avons pas le droit de cumuler des points pénibilité (calculés en fonction de seuils d’exposition aux risques – NDLR), affirme-t-elle. Il nous fait changer de poste toutes les heures pour rester sous les seuils de déclenchement, ce qui a surtout pour effet de multiplier les pathologies… Les gens s’imaginent que ce genre de métier n’existe plus. »
Ce n’est pas faux. L’effacement progressif de la classe ouvrière de la scène médiatique a presque fini par accréditer l’idée d’une disparition magique de la pénibilité au travail : il n’en est rien. « À la pénibilité physique toujours présente, s’ajoute une pénibilité psychique croissante, qui peut rendre inenvisageable le fait de tenir jusqu’à 65 ans, souligne la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier. Que l’on soit maître des écoles, caissière, assistante sociale ou ouvrier du bâtiment par exemple, arriver en santé suffisante à 60 ans constitue déjà une rareté, compte tenu de l’intensification des tâches et des contradictions managériales. » Les derniers chiffres de la Dares (septembre 2019) le confirment. Entre 1994 et 2017, les expositions aux nuisances sonores au travail ont progressé de 4 points, pour toucher désormais près d’un tiers des travailleurs. Par ailleurs, près de 20 % des salariés occupent un poste exigeant une position forcée d’une ou plusieurs articulations. En 2017, plus de 66 % considéraient qu’on leur demande de travailler très vite et 35 % jugeaient qu’on leur demande une quantité excessive de travail, soit une hausse de 3 et 4 points par rapport à 2003…
Au fond, parler de sa future retraite revient toujours à évoquer son actuel rapport au boulot. Julie est employée par une ONG à Marseille. À 38 ans, elle a déjà vécu plusieurs vies – dans l’humanitaire, l’associatif ou la fonction publique –, à cheval sur deux continents, l’Europe et l’Amérique latine. De quoi sérieusement amocher son rapport au travail, en dépit d’expériences enrichissantes. « Il n’y a qu’une infime partie de la population qui occupe véritablement un métier passionnant, dit-elle. J’ai cru aux beaux discours sur le travail émancipateur, mais j’ai déchanté lorsque aucun de mes CDD n’a été converti en CDI. La plupart de mes amis occupent des postes qui ne les rendent pas bien : des burn-out dans l’associatif pour cause de surinvestissement, des profs écrasés par leur hiérarchie… Pour beaucoup, le monde du travail est un endroit violent. »
Le boulot comme vecteur d’épanouissement, Éric, 56 ans, y a pourtant cru. Et en un sens, il l’a vécu. Sorti du Conservatoire national des arts et métiers comme ingénieur en physique-chimie il y a plus de trente ans, il est entré chez Sanofi avec l’ardent désir de « sauver des vies ». « J’aime mon métier, mais il a tellement changé, soupire-t-il. Avec le temps, vous vous rendez compte que vous n’êtes que le tout petit maillon d’une grande chaîne. Et puis, dans l’industrie pharmaceutique, 95 % des projets de recherche sur lesquels vous bossez sont abandonnés en cours de route. »
Il y a un an, lors d’un énième plan de restructuration, la direction lui explique que son poste est supprimé et qu’il va devoir se recaser ailleurs. À son âge, sans aucune perspective de formation ni de revalorisation, il ne se voit pas poursuivre neuf années de plus. Et autant dire que le discours alarmiste du gouvernement le laisse froid : « L’argument des caisses vides est surtout une façon détournée de nous faire travailler plus longtemps. Si le gouvernement voulait vraiment trouver de l’argent, il pourrait remettre en place l’ISF ou taxer davantage les grosses entreprises et les dividendes. »
Pour Sophie Binet, de l’Ugict-CGT, le rejet massif du projet de réforme par les cadres, réputés moins vindicatifs que les autres, n’a rien de surprenant. « J’y vois des raisons conjoncturelles, analyse-t-elle. L’exécutif veut réaliser 12 milliards d’euros d’économies par an, mais qu’est-ce que cela pèse face aux milliards déversés au nom du “quoi qu’il en coûte” ? En outre, les cadres du privé ont le sentiment d’un deux poids deux mesures : on refuse de mettre à contribution les superdividendes, mais on demande un effort supplémentaire aux travailleurs. » À cela s’ajoutent des raisons plus profondes, poursuit-elle : « Les cadres ont de plus en plus l’impression d’une perte de sens à leur travail, à la fois en termes d’utilité sociale, mais aussi de sens pour eux-mêmes. Ils se retrouvent vecteurs et victimes d’injonctions managériales qu’ils n’acceptent plus. » Pour la syndicaliste, le sujet des retraites est encore plus mobilisateur que celui des salaires. Les semaines à venir en feront peut-être la démonstration.
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