Avec les agriculteurs sur les barrages : « Nous sommes à un point de bascule »

Manifestation devant la Direction Départementale des Territoires (DDT), à Grenoble, à l’appel de la FDSEA Isère et des Jeunes agriculteurs Isère.
© Francois HENRY/REA

Le gouvernement est prévenu : les mesurettes ne suffiront pas à calmer l’incendie. Le premier ministre, qui doit prendre la parole ce vendredi 26 janvier, est attendu au tournant par des agriculteurs excédés, dont la mobilisation essaime dans tout l’Hexagone, jusqu’aux portes de Paris : deux syndicats agricoles d’Île-de-France (la FNSEA et Jeunes Agriculteurs) ont appelé au blocus de la capitale vendredi, à partir de 14 heures. Parti de la base en marge des organisations syndicales, ce mouvement hétéroclite voit se côtoyer des revendications parfois contradictoires, mais se rejoint sur un même ras-le-bol trop longtemps ignoré.

En Loire-Atlantique, la voix de la Confédération paysanne

La Confédération paysanne a choisi le croisement entre les axes routiers du sud et du nord de la Loire-Atlantique pour faire converger les tracteurs et entrer dans le mouvement. Un point de rendez-vous loin de celui de la FNSEA, lequel avait été fixé devant la préfecture du département à Nantes. « Nous voulons porter une voix différente » que celle du syndicat, ayant à sa tête, « l’une des figures de l’agrobusiness ! » lance Charles, agriculteur depuis dix-huit ans, à la tête d’une ferme d’élevage qu’il partage avec six autres collègues.

Pour 1 000 euros par mois, il élève des porcs, des vaches, cultive des céréales et fabrique du pain. Et pour lui, la liste contenant 120 demandes proposées par la FNSEA, sur laquelle l’éleveur ne trouve « aucune mesure concrète », va surtout permettre « au gouvernement de piocher dedans et se contenter de quelques mesurettes ». « Alors que nous sommes à un point de bascule et qu’il nous faut avant tout un changement de cap. Sinon, dans cinq ans, nous serons à nouveau ici, mais deux fois moins nombreux », estime de son côté Gérard.

Ici, les problèmes rencontrés par ces petits éleveurs sont souvent les mêmes, à commencer par les revenus trop faibles. Installée depuis 2019, avec 2 600 euros de charges d’emprunt à payer tous les mois, Gaël ne vit que grâce aux aides de la politique agricole commune (PAC). Malgré ses 70 heures par semaine, l’éleveur de vaches à viande ne dégage de son activité que 600 à 700 euros par mois.

Léa, la trentaine, avec deux autres associés, vient de racheter une ferme. Si la fixation du prix, qui peut être en deçà du prix de revient dont elle est juste informée lors d’une assemblée générale, est une anomalie du système, la jeune agricultrice pointe aussi les aides de la PAC qui sont distribuées à l’hectare, sans tenir compte du nombre de personnes travaillant sur les exploitations. Pour la Confédération paysanne, les revendications sur les revenus et les prix peuvent converger avec celles de la FNSEA.

En revanche, c’est sur les normes que l’analyse diverge. « Nous ne sommes pas pour laisser tomber les normes phytosanitaires, car celles, par exemple, sur les pesticides sont là pour nous protéger, protéger notre outil de travail, insiste Jean-Christophe Richard, le secrétaire départemental. Nous savons faire de l’agriculture qui tienne compte des contraintes liées au climat. Ce qui nous manque, c’est un accompagnement sur le long terme pour les transitions et non des mesures d’urgence, distribuées trop tardivement après une sécheresse ou une inondation. »

Dans le Gard, la colère face au réchauffement

Pour les automobilistes, depuis jeudi matin, impossible d’emprunter l’A9 et l’A54. Accompagnés de 500 tracteurs, 800 agriculteurs ont décidé d’investir l’échangeur en bordure de Nîmes. Pour Coralie Fondin, directrice de la FDSEA du Gard, l’heure est plutôt à la colère, à la fatigue et à la lassitude. Mais elle décrit aussi une ambiance de grande solidarité entre collègues agriculteurs : « Il y a une sono, de quoi faire des grillades… » Interrompue par les éclats de pétards et de rires, elle reprend : « Nous sommes déterminés à rester là, au moins jusqu’à vendredi soir. »

Il faut dire qu’ils en ont gros sur la patate. Dans l’arc méditerranéen, les conséquences du réchauffement climatique deviennent de plus en plus préoccupantes. Avec la sécheresse, les Cévennes ont vu apparaître de nouvelles espèces invasives comme la drosophile du cerisier, un moucheron asiatique appréciant particulièrement l’air humide et chaud. « En France, on a le don de sucrer des obligations qui vont au-delà de ce qui est pratiqué dans les autres pays européens, et ça nuit gravement à la compétitivité de nos systèmes d’exploitation », s’exaspère Coralie. D’après elle, depuis l’interdiction en France du diméthoate, un produit phytosanitaire efficace pour traiter ce ravageur, les producteurs de cerises se retrouvent sans aucun moyen de lutte efficace.

À Rennes, l’ombre de l’extrême droite

Une ribambelle de tracteurs, quelques fumigènes et une convergence des luttes plus que bancale. Ce jeudi matin, plus d’une centaine d’agriculteurs sont réunis devant la préfecture pour faire entendre leur voix, accompagnés d’une poignée de pêcheurs bretons venus les soutenir. Des membres de la Coordination rurale (CR), en très grande majorité, venus faire du bruit dans la capitale bretonne.

« Aujourd’hui, nous allons être reçus à la préfecture. C’est très bien, mais je n’en attends pas grand-chose, lâche Sébastien Abgrall, président de la branche finistérienne et producteur de légumes bio à Saint-Vougay. II y aura peut-être quelques annonces dans les prochains jours, des mesures d’urgence comme sur le prix du gasoil ou les normes. Ça va calmer les esprits, mais ça ne résoudra pas nos problèmes. »

À quelques mètres de là, le député de l’Essonne Nicolas Dupont-Aignan distille sa rhétorique eurosceptique de micro en micro. Le directeur général du RN, Gilles Pennelle, est lui aussi de la partie, ainsi que quelques sympathisants des Patriotes, le parti de Florian Philippot. À leurs côtés, des membres du groupuscule néonazi An Tour-Tan se pavanent à visage découvert.

D’habitude pas la plus à l’aise dans les rues de la capitale bretonne, l’extrême droite profite de l’événement pour faire de la récupération politique. Le malaise est palpable pour Thomas Le Gall, président de l’association de pêcheurs bretons Cap-Sizun : « Je ne veux pas tomber dans l’écueil du populisme. Les normes, le prix du carburant… ce sont des problèmes complexes. Mais c’est vrai qu’entre nous et les agriculteurs, on voit des similitudes dans la souffrance vécue au quotidien. »

Une présence qui n’est pas forcément vue d’un bon œil par Sébastien Abgrall : « Ça ne me réjouit pas plus que ça car le risque, c’est que cela dilue notre message. (…) Nous, ce qu’on attend, c’est que les politiques s’emparent de la question agricole.  »

À Strasbourg, le ras-le-bol du libre-échange

« On a tous le même problème, les charges qui augmentent très, très vite et nos produits qui sont concurrencés au niveau du marché mondial. On est en train de faire avec l’agriculture ce qu’on a fait avec l’industrie, on délocalise », résume Germain Kranz, qui produit des céréales près de Wasselonne, à l’ouest de Strasbourg.

« Entre des produits qui ne sont pas payés et des charges qui augmentent tout le temps, on n’arrive plus à équilibrer et, pire, on nous augmente encore les taxes sur le carburant »

Germain Kranz, Agriculteur

Pendant que plusieurs centaines de tracteurs continuaient, jeudi, à bloquer l’autoroute au nord de Strasbourg, une trentaine d’entre eux sont entrés dans la ville pour manifester devant la direction départementale des territoires (DTT), qui gère notamment les dossiers de la PAC. Au centre des revendications, les problèmes de trésorerie devenus insurmontables. L’an dernier, les céréales étaient achetées 280 euros la tonne ; cette année, 180 euros. Germain Kranz a fait ses comptes. Sur 50 hectares, il dit avoir perdu 40 000 euros de trésorerie en un an. « Entre des produits qui ne sont pas payés et des charges qui augmentent tout le temps, on n’arrive plus à équilibrer et, pire, on nous augmente encore les taxes sur le carburant », dit-il.

Laurent Nonnenmacher, qui gère une centaine de vaches laitières, dénonce lui aussi les augmentations vertigineuses de la nourriture animale, du fioul et de l’électricité, dont les prix ont triplé en deux ans, même si le prix du lait payé aux éleveurs reste stable pour l’instant. Il dit connaître une quarantaine de producteurs laitiers qui sont prêts à arrêter leur activité. Ayant opté « par conviction » pour le bio, il y a vingt-cinq ans, Jean-Christophe Susmann se trouve dans une situation identique avec son associé.

Installée près d’Hochfelden, son exploitation spécialisée dans la production de légumes bio vendus à la grande distribution a dû se séparer de plus de la moitié de ses salariés en deux ans. « Depuis deux ans, on voit nos ventes s’effondrer et les prix en magasin flambent. Les grandes surfaces ont besoin de plus de marges pour faire face à l’augmentation de leurs coûts, et puis parce qu’elles en profitent clairement pour se remplir les poches, ce qu’elles faisaient moins avant. » Lui aussi dénonce la concurrence des légumes importés, produits avec des coûts et des normes plus faibles. « Consommons local. Il faut arrêter avec ces délires mondialistes ! » martèle-t-il.

 


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