
© Lafargue Raphael/ABACA
Le prince charmant. C’est ce que Sofia (le prénom a été modifié) croit avoir trouvé lorsqu’elle rencontre son futur mari, en 2009. Elle a 30 ans. Fraîchement célibataire, elle papillonne, mais il le sait et lui dit : « Tu me choisiras moi ». « Je l’ai trouvé hyperorgueilleux et présomptueux, et, en même temps… rassurant. C’était un peu l’image de l’homme qui arrive sur son cheval blanc. Il semblait être celui que j’avais attendu toute ma vie. » Leur histoire démarre sur les chapeaux de roues. Ils se marient au bout de six mois. Le premier bébé arrive, puis le second.
Dès la première grossesse, il apparaît très, voire trop impliqué : il veille à ce qu’elle mange, à ce qu’elle fait… « Je me souviens avoir pensé qu’il m’avait gâché mes grossesses. Mon médecin généraliste m’avait avertie qu’il était contrôlant et que je devrais me méfier. Mais on se dit que c’est parce qu’il nous aime tellement qu’il est autant stressé. On parvient toujours à justifier son comportement. » Au fur et à mesure, il la flique par téléphone et parvient à la couper de ses amis masculins. À l’époque, Sofia pense que « c’est ça, l’amour fou ».
Sans en avoir conscience, elle était victime de ce que les psychiatres et psychologues appellent le « contrôle coercitif ». Un mécanisme de violences et de contraintes qui place une personne sous emprise, principalement au sein de couples. D’autres conséquences naissent de cette sujétion : l’isolement, la dépréciation de la victime, la dépendance psychologique et économique… Récemment apparu en France, le concept fait son chemin dans les prétoires et jusqu’à l’Assemblée nationale.
« Connasse », « salope », « pute »
Le cas de Sofia en est un exemple type, d’autant que la jeune femme, qui a quitté son travail d’un commun accord avec son époux, est alors totalement dépendante de son seul salaire (plus de 100 000 euros par an). « Toutes mes copines bossaient, elles me disaient que c’était une connerie, elles me demandaient comment j’allais faire si on divorçait, mais moi j’étais persuadée que ça n’arriverait pas », se souvient Sofia.
Quand un troisième bébé arrive, il ne l’aide jamais à s’en occuper. « Il me disait : ” Moi j’ai un job à responsabilité, demain tu ne travailles pas, donc tu te lèves”. Parfois, il me poussait du pied et me disait : ”Va faire ton rôle de mère”. C’est très violent à entendre. » Après une engueulade, il l’enferme dans la maison : « ”Tu ne sortiras pas, m’a-t-il dit, je ne veux pas que tu racontes notre dispute. Ce qui se passe dans le couple reste dans le couple, ça ne regarde personne.” Il m’a souvent dit ça. » Un logiciel lui donne accès à tous les canaux de discussion de sa femme, excepté la messagerie cryptée WhatsApp. Sofia l’ignore et finira par le découvrir des années plus tard.
Un soir, il la pousse. C’est le premier geste violent, mais l’emprise prend le dessus. Une autre fois il l’insulte – « connasse », « salope » –, pique des colères parce qu’il ne trouve pas ce qui lui plaît dans le frigo. Quand Sofia retrouve un peu de temps pour se faire belle et voir ses amies, son mari la traite de « pute ». Puis, le lendemain, la couvre de cadeaux, justifie ses actes en les imputant au stress… « Au fil des années, je m’efforçais de faire en sorte que tout soit parfait car j’avais peur de la moindre de ses réactions. Et puis je répondais à ses invectives… Alors tant que je répondais, je ne me considérais pas comme victime. »
« Un système de terreur permanente »
Le contrôle coercitif repose sur deux piliers : le contrôle et la coercition, c’est-à-dire l’interdiction et la contrainte. « Il y a des violences d’un côté et des actes de régulation du quotidien de l’autre. Par exemple : contrôler les tenues vestimentaires, rabaisser l’autre, l’isoler, lui interdire de parler à telle personne ou de manger tels aliments… tout ce qu’on peut imaginer pour contrôler une personne. Certains sont déjà des infractions et d’autres non », explique l’avocate spécialiste en droit de la famille Me Agathe Wehbé.
Celui qui exerce le contrôle installe, comme dans le cas du mari de Sofia, une ambivalence destinée à brouiller la boussole de la victime. Il souffle le chaud et le froid. « C’est ce qu’on appelle le cycle de la violence. Il y a la phase de lune de miel, une phase où les tensions commencent à s’exacerber, la phase où la violence se concrétise. L’auteur va minimiser, culpabiliser l’autre, puis basculer à nouveau sur une phase de lune de miel, etc. Nous savons qu’il faut parfois jusqu’à six tentatives pour qu’une victime réussisse à partir définitivement », explique Éric Corbaux, procureur général de la cour d’appel de Bordeaux. Le contrôle coercitif inclut l’ensemble de ces phases, créant « un mécanisme qui empêche la victime de s’échapper et un système de terreur permanente et d’oppression ».
Pour Sofia, le déclic intervient lors d’un après-midi où il rentre du travail. « Je laçais les chaussures de mon fils, j’étais sur son passage, je devais le gêner, et là, il m’a donné un coup de pied. J’ai fondu en larmes. » Il y a de la honte, de la culpabilité, l’incompréhension d’en être arrivée là, un mélange de sentiments qui peuvent empêcher les victimes de demander de l’aide. Malgré cela, Sofia se décide à porter plainte une première fois en 2021, sans en toucher mot à son mari. On lui confie un téléphone de secours qu’elle cache. Mais, en l’absence de preuve, la tâche se révèle compliquée.
Lorsque son mari prend connaissance de la plainte, Sofia craint pour sa vie. Il la suit partout dans la maison, minute le temps qu’elle passe aux toilettes ou à la salle de bains, multiplie les chantages au suicide… Sofia cède et ils reprennent leur relation. Le second déclic survient lorsqu’elle découvre un sachet de coke dans le jardin et réalise que son mari exerce les mêmes mécanismes de manipulation sur leurs enfants. « Je me suis dit, ce n’est pas possible, pas à mes enfants. À la fin, il tapait dans les murs car il se rendait compte qu’il m’avait perdue, ça le rendait fou. Il a déjà ouvert des portes verrouillées des pièces où se cachaient les enfants, avec un tournevis. » Elle le quitte définitivement et dépose une nouvelle plainte.
Des prisonniers de guerre aux violences conjugales
Le contrôle coercitif a été théorisé par le chercheur américain Albert Biderman dans les années 1950, lors de travaux menés sur des prisonniers de la guerre de Corée ayant livré des secrets sans avoir été torturés physiquement. Albert Biderman cherchait à comprendre comment leurs bourreaux avaient procédé pour leur soutirer des informations cruciales, les poussant à trahir leur pays. En 2007, le sociologue des violences conjugales, Evan Stark reprend ses travaux et les applique à la sphère intrafamiliale. Il réalise que les mêmes mécanismes sont utilisés dans les rapports de domination au cœur des foyers.
« Comprendre le contrôle coercitif, c’est changer le paradigme. Plutôt que de se demander ” pourquoi la victime est-elle restée ? ”, on met le phare sur l’auteur : ” Qu’a-t-il mis en place pour l’empêcher de partir ? ” », observe Me Wehbé. « C’est un enjeu de santé publique », affirme Éric Corbaux. Dans 9 cas de féminicides sur 10, une situation de contrôle coercitif préexisterait, selon lui. Depuis de nombreuses années, le magistrat, jusqu’à récemment procureur de la cour d’appel de Poitiers, a mené un travail de longue haleine pour mieux juger les violences intrafamiliales, aux côtés de sa collègue, Gwenola Joly-Coz, alors première présidente.
Sur l’année 2024, la cour d’appel de Poitiers a rendu cinq arrêts, à travers lesquels elle définit pour la première fois la notion de contrôle coercitif en droit, établissant une véritable grille de lecture pour détecter ces violences. Éric Corbaux a considéré, dans des réquisitions inédites dans un tribunal français, qu’il s’agissait de violences qui « privent la femme de ses droits humains à l’intérieur du domicile ». « Ma collègue et moi-même estimons que, pour traiter des violences faites aux femmes, il faut être spécialiste. C’est une notion qui s’inscrit dans une logique systémique, la logique du patriarcat, mettant en œuvre des mécanismes psychosociaux qu’il faut connaître », explique-t-il.
La jurisprudence fait son chemin
Si le concept fait son chemin, le contrôle coercitif reste un outil sociologique et n’est pas encore une infraction. Une proposition de loi incluant la notion a été déposée à l’Assemblée, à l’initiative de la macroniste Aurore Bergé, et votée grâce aux voix du centre et d’une grande partie de la gauche. Mais les sénateurs de droite ont ensuite dévitalisé le texte, qui doit désormais revenir au Palais Bourbon dans les prochaines semaines. Si les auteurs de violences ne peuvent pas être condamnés pour ce chef d’accusation, le concept a permis à la cour d’appel de Poitiers de juger un certain nombre de cas de violences, de harcèlement ou de menaces à la lumière de ce concept.
« Ces arrêts ont eu une grande résonance dans le monde juridique », témoigne Me Agathe Wehbé, jusqu’à servir dans des affaires qui, a priori, n’avaient rien à voir avec des violences conjugales : « En 2023, au tribunal judiciaire de Sens, en droit des contrats, un couple avait souscrit un contrat de panneau photovoltaïque et la maison était au nom de monsieur. Ils n’ont pas payé, alors la société les a assignés en justice pour un paiement solidaire. La femme a expliqué qu’à cette époque, elle était victime de violences qui s’inscrivaient dans un contrôle coercitif. Le juge a ainsi considéré qu’elle ne participait pas à la solidarité du paiement, au vu de sa situation, reprenant le raisonnement de la cour d’appel de Poitiers », se souvient Me Wehbé.
De son côté, Sofia a fini par obtenir une mesure d’éloignement pour elle et ses enfants, en attendant la suite de la procédure. Reconnu coupable de « violences sur conjoint en présence d’un mineur (sans ITT) », son mari a fait appel. En attendant, celui-ci ne verse pas de pension, laissant Sofia dans une situation très précaire. Le prix à payer pour avoir la vie sauve. « J’ai réussi à sortir de l’emprise au bout de deux procédures, mais j’ai dû faire une centaine d’allers-retours dans ma tête avant d’y parvenir. J’avais l’impression de ne pas être assez forte, mais ce n’est pas de notre faute », confie Sofia, qui espère que son témoignage aidera d’autres femmes.
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