En instaurant des « groupes de niveau » au collège, le gouvernement, qui prétend s’attaquer aux inégalités scolaires, va, au contraire, les figer et les aggraver. Le projet soulève chez les enseignants une colère rarement vue, et pas partie pour faiblir.
Simone est en colère. C’est écrit, en très gros et en très rouge, sur l’une des nombreuses banderoles déployées devant le rectorat de Lyon, ce 2 février, par des enseignants qui ont décidé de poursuivre localement le mouvement de grève national lancé la veille. « Simone », c’est l’appellation familière du collège Simone-Lagrange, à Villeurbanne, dont l’équipe, en grève à 100 % ce jour-là, est un des fers de lance de la mobilisation, organisée en coordination avec les établissements de la ville et ceux de la commune voisine de Vaulx-en-Velin. Dans leur viseur : le « choc des savoirs » et ses groupes de niveau au collège, annoncés fin 2023 par Gabriel Attal et dont sa nouvelle successeure, Nicole Belloubet, va devoir assumer la mise en œuvre dès la rentrée 2024.
Dans ces banlieues populaires de la capitale des Gaules, on a très vite compris de quoi il retournait, derrière l’affichage de la lutte contre les inégalités scolaires et l’éternel « niveau-qui-baisse ». Aline Guitard, professeure d’histoire-géographie à « Simone », résume : « Bien sûr toute l’éducation nationale est attaquée. Mais il y a vraiment un focus sur les établissements en réseau d’éducation prioritaire » (REP et REP +). Pourtant, en présentant son dispositif, le 5 décembre 2023, Gabriel Attal s’était voulu rassurant : « Nous ajouterons des moyens humains et financiers pour mener à bien ce chantier », avait-il assuré. Peut-être bien, mais en raclant les fonds de tiroirs, et à quel prix !
« Tout va disparaître : les dédoublements en sciences et en espagnol, le latin, la classe bilangue… »
Toutes choses égales par ailleurs, pour mettre en œuvre ce dispositif selon les modalités prévues – sur l’intégralité des horaires de français et de mathématiques, en 6e et 5e dès la rentrée prochaine, puis en 4e et 3e en 2025 –, il faudrait quelque 7 700 postes supplémentaires. Le ministère, lui, en trouve royalement 2 330 ; 830 sur des « marges budgétaires », et 1 500 autres par un tour de passe-passe bien pratique : les cours de soutien en français et mathématiques, créés l’an dernier dans le cadre du « pacte » au prix de la suppression d’une heure d’enseignement technologique en 6e, sont supprimés… mais l’heure de technologie n’est pas rétablie. Encore faudra-t-il, en pleine crise d’attractivité, trouver des enseignants pour occuper ces postes : le dernier concours de recrutement en mathématiques s’est soldé par près de 30 % de postes non pourvus.
Dans cette chasse aux heures, aggravée par des dotations horaires globales (DHG) annoncées – au mieux – stables, les collèges classés REP et REP + se retrouvent en première ligne. Et pour cause : ils sont parmi les derniers à bénéficier de quelques marges de manœuvre, au bénéfice de leurs élèves qui cumulent difficultés sociales et scolaires. Un « gisement » où le gouvernement s’apprête, sans le dire, à puiser brutalement.
À Simone-Lagrange, classé REP +, « nous avions 35,5 heures au titre de l’allocation progressive de moyens (APM), qu’on pouvait utiliser à notre guise, explique l’enseignante lyonnaise. Là, 34 heures se retrouvent fléchées vers les groupes de niveau ! Résultat, tout va disparaître : les dédoublements en sciences et en espagnol, le latin, la classe bilangue allemand, le projet de soutien en anglais sur les quatre ans de collège, etc. »
Même constat au collège Victor-Hugo, situé dans un quartier populaire de Chartres (Eure-et-Loir) mais qui accueille également des élèves issus de familles aisées, installées dans les villages alentour, et n’est donc pas classé REP : « Les dédoublements en physique-chimie et SVT (sciences de la vie et de la terre), les groupes de français, maths et histoire en 3e pour préparer le DNB (diplôme national du brevet), ceux de maths en 4e… » Catherine Simonnet, professeur d’allemand, n’en finit plus d’énumérer tout ce qui risque de disparaître dans quelques mois : « Nous avions 51 heures pour payer les profs qui animent des clubs, qui organisent des voyages, etc. Il va nous en rester 3 ! »
Autrement dit, pour ouvrir l’horizon de leurs élèves au-delà des « fondamentaux », les profs, déjà parmi les plus mal payés d’Europe, devront faire… du bénévolat. Elle-même va devoir renoncer à un projet passionnant autour du personnage de Crasse-Tignasse, d’Heinrich Hoffmann, l’auteur des célèbres contes, mené en commun avec une collègue de français. Surtout elle va se retrouver, pour sa discipline en 6e, « à l’horaire plancher : 2 heures par semaine, alors que j’en avais 3 ». Idéal, sans doute, pour remédier à la légendaire faiblesse des jeunes Français en langues.
Les groupes de niveau, outils de stigmatisation et de séparation
À rebours des grands discours sur la prétendue nécessité de décider à l’échelon local, ce sont toutes les initiatives pédagogiques prises sur le terrain, par des enseignants qui connaissent parfaitement les besoins de leurs élèves, qui risquent de faire table rase. Et le gouvernement y ajoute la provocation : « Je crois que ce qui a le plus choqué notre principale, reprend Aline Guitard, c’est qu’on nous laisse 1,5 heure d’APM. On nous prend tout sauf la petite monnaie. Et puis, ce que sous-entend le « choc des savoirs », c’est que nous ne sommes pas capables de faire réussir nos élèves : ici, avec 44 % d’élèves en difficulté, nous avons un taux de réussite au DNB supérieur de 3 % aux collèges voisins. Donc, nos dispositifs servent bien à quelque chose ! »
« Les groupes de niveau vont à l’encontre du projet républicain de l’école, qui n’est pas de trier les élèves et de les mettre en concurrence »
Les enseignants du collège Marcel-Grillard
Tout le contraire des groupes de niveau, unanimement décriés à l’exception de quelques think tanks réactionnaires. Et plus encore dans la forme ici choisie. Portant sur un tiers de l’horaire hebdomadaire total, en plus de rendre les emplois du temps impossibles, ils fragiliseront le « groupe classe » – comme la réforme du lycée, mais sur des élèves bien plus jeunes. Surtout, loin de remédier aux inégalités, ils stigmatiseront les élèves en difficulté, figeront leur progression et les décourageront – même dans des groupes à effectif allégé, qui ne compenseront pas la perte des effets d’entraînement et d’entraide due à la coupure instaurée avec les plus à l’aise.
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Et ne parlons même pas du sort des élèves en situation de handicap, qui risquent de se retrouver assignés pour quatre ans au groupe des « faibles » : on est à la limite de la maltraitance. Dans une adresse aux parents d’élèves, les enseignants du collège Marcel-Grillard de Bricquebec-en-Cotentin, dans la Manche, résument les enjeux : « Les groupes de niveau vont à l’encontre du projet républicain de l’école, qui n’est pas de trier les élèves et de les mettre en concurrence », écrivent-ils.
La mort du collège unique comme ambition républicaine
Il faut mettre ce projet en cohérence avec d’autres, comme la « découverte métiers » en 5e, ou l’annonce d’un DNB obligatoire pour passer au lycée – faute de quoi on se verrait orienter vers une année de « prépa lycée » ou de « prépa métiers » aux airs de voie de garage. C’est bien un collège à deux vitesses qui se dessine derrière ce « choc des savoirs ».
En France, où toutes les études internationales soulignent la très forte corrélation entre origine sociale et réussite scolaire, ce sont les élèves des classes populaires – qu’ils soient scolarisés en REP ou non – qui vont en faire les frais. Inspecteur général et ancien DGESCO (directeur général de l’enseignement scolaire, le n° 2 du ministère de l’Éducation nationale), Jean-Paul Delahaye avertit, dans une tribune publiée le 5 février sur le site du Café pédagogique : « En mettant à part ces élèves, on pense permettre aux autres de « s’envoler » comme disait le précédent ministre, car ils ne seront plus retardés par leurs camarades en difficulté. » Autrement dit, la mort du collège unique comme ambition républicaine d’un égal accès de tous au savoir.
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« Colère, lassitude, dégoût », égrène Catherine Simonnet. « Tout ce qu’on a fait depuis des années dans le collège est foutu en l’air. » Les nombreuses et fortes actions locales qui continuent d’agiter les établissements depuis le 1er février, tous comme les rendez-vous et grèves déjà annoncés pour la rentrée des vacances d’hiver, donnent une indication de la détermination qui monte. Même si les salaires insultants au vu de la charge de travail, la maltraitance institutionnelle, la perte de sens pèsent lourdement sur la profession, on sait que, pour les enseignants, s’en prendre aux élèves dont ils ont la charge constitue la ligne rouge absolue. Le gouvernement devrait y songer avant de tenter un nouveau passage en force.
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