Pourquoi tant de haine contre les fonctionnaires ? Le livre est publié dans un contexte d’attaque générale, généralisée et organisée contre le service public. « Le débat lancé par le consultant-ministre Kasbarian sur les arrêts maladie est indigne et très éloigné des réalités de la fonction publique que nous décrivons dans le livre, avec force statistiques et enquêtes de sciences sociales » déclare Julie Gervais, une des auteur.es avec Claire Lemercier et Willy Pelletier de l’ouvrage La haine des fonctionnaires publié aux éditions Amsterdam. Le livre interroge les lieux communs sur les fonctionnaires et revient – en les démontant- sur une série d’idées reçues anti-fonctionnaires. Julie Gervais répond aux questions du Café pédagogique sur cette « haine » des fonctionnaires dans un contexte où « les fonctionnaires, soumis désormais à des principes de rentabilité, peinent à servir leurs missions d’intérêt général », comme l’écrivent les auteurs. Dans le livre, dit Julie Gervais, politiste : « Nous n’atténuons pas non plus la violence des réformes qui impulsent un véritable massacre à la « modernisation », en dépeçant les services publics, en poussant les agents à bout et en privant d’accès aux services nombre d’habitant-es dans les régions rurales pauvres, les DOM-TOM ou les quartiers populaires ».
Votre livre part d’un constat, « la haine » envers les fonctionnaires ? Le mot de haine n’est-il pas fort ?
Oui, il est fort et il reflète une réalité forte, violente, que notre livre n’édulcore pas. On évoque au tout début du livre des échanges qu’on a pu avoir en amont de la publication : des personnes qui nous invitaient à exposer de façon moins brutale les fureurs et les rancœurs telles qu’elles s’expriment à l’encontre des fonctionnaires. Cette rage, issue de certains milieux populaires (qui sont de fait les plus en contact avec l’administration de guichet, et dont les conditions de vie sont les plus dépendantes des services publics), ce livre la fait entendre pour mieux la comprendre. En la resituant dans les reconfigurations des services publics, empêchés d’aider, et les configurations des vies populaires, mises en honte et en impuissance. Pour montrer également à qui sert de les salir ; de dire que les fonctionnaires sont en trop grand nombre, inefficaces, paresseux, ou toujours en arrêt maladie.
Nous n’atténuons pas non plus la violence des réformes qui impulsent un véritable massacre à la « modernisation », en dépeçant les services publics, en poussant les agents à bout et en privant d’accès aux services nombre d’habitant-es dans les régions rurales pauvres, les DOM-TOM ou les quartiers populaires.
D’où viennent ces caricatures et critiques, voire attaques, contre les fonctionnaires qui nourrissent la haine des fonctionnaires ?
La critique des fonctionnaires on la retrouve aussi loin qu’existent les fonctionnaires. On en trouve des traces à toutes les époques, il y a toujours quelque chose à leur reprocher, qu’il s’agisse de dire qu’ils sont inféodés politiquement et à la botte du pouvoir en place ou qu’ils végètent toute la journée sur leurs chaises, leurs fesses sur un coussin de cuir rembourré. Mais, dans les trente dernières années, comme le montre l’historien E. Ruiz, la critique change de cible pour se focaliser sur le coût des fonctionnaires (ils seraient trop chers, pas assez efficaces, trop dépensiers, les services publics dispendieux, etc.). Avec Claire Lemercier et Willy Pelletier, nous montrons que cet argument qui relie critique des fonctionnaires et bon sens budgétaire, énoncé sur le mode de l’évidence, est porté par (et aboutit à) une combinaison de trois haines.
D’abord, celle qui est produite sur le marché des idées, depuis le milieu des années 70 – début des années 80, par des essayistes et des intellectuels d’entreprises, relayés par la presse économique, des fondations financées par les entreprises, et des personnalités politiques soutenues par ces dernières. Avec des discours qui fustigent tout à la fois l’inefficacité du secteur public et le manque de soutien au secteur privé ; parce que c’est articulé : l’éloge du privé s’appuie sur la caricature des fonctionnaires. Cette haine est au fondement de tout un tas de réformes déclinées au nom d’un impératif managérial. Elle sert de justifications à toujours plus de réformes dites « modernisatrices » : pour remplacer les fonctionnaires titulaires par des contractuels, réorganiser les services, ou contrôler le travail par toujours plus d’indicateurs quantitatifs. Ces réformes, portées par ce que nous appelons la noblesse managériale publique-privée, font dysfonctionner les services publics et alimentent en retour un deuxième flux de haine.
Ensuite, c’est une haine issue cette fois de certains usagers, et notamment celles et ceux issus des milieux populaires, qui sont les premiers affectés de plein fouet par la dégradation ou le démantèlement des services publics. Le cercle vicieux est apparent puisque leur haine est largement encouragée par les multiples réformes managériales qu’ont subies les fonctionnaires et qui ont (on le documente très largement dans le livre) fortement désorganisé les services, dégradé les conditions de travail, les moyens qui leur sont alloués et le sens qu’ils et elles donnent au service public. Est-il aujourd’hui normal que certaines femmes doivent accoucher dans leur voiture faute de maternité de proximité ? Que le temps moyen d’attente aux urgences soit de 9h en Picardie ? Que des allocataires démunis soient renvoyés devant des bornes électroniques suite à la disparition des guichets ?
S’y conjugue alors un troisième flux de haine : celle des fonctionnaires envers eux-mêmes, pour ce qu’on leur impose de faire et ce qu’on les empêche d’accomplir. Des profs qu’on oblige à faire du tri scolaire et qui ne peuvent offrir aucun avenir scolaire à leurs élèves, des assistantes sociales qui n’ont plus le temps nécessaire pour suivre les dossiers des allocataires de RSA [revenu de solidarité active : un revenu minimal associé à une contrepartie de recherche d’emploi] parce que leur temps de travail est dévoré par le minutage de leurs tâches ; des chefs d’équipe, à l’IGN [Institut de géographie nationale] ou à France Travail, qui sont caporalisés, contraints de briser la solidarité de leurs agents pour distribuer des primes réduites seulement aux plus « performants » ; des aides-soignantes en horaires décalés et à rallonge, que les conditions de travail, les équipes en sous-effectifs et le manque de moyens obligent à brutaliser les patients durant la toilette. Beaucoup souffrent, beaucoup en sont vraiment malades, beaucoup renoncent aussi.
« Décidément le besoin de fonctionnaires, ou son absence, n’est pas qu’une question de budget. Il s’agit d’une question de principes peut-être, mais aussi une question de sens, et de vie des collectifs de travail » : cette phrase résonne dans un contexte des suppressions annoncées, pouvez-vous l’expliciter ?
Le mantra de la réduction budgétaire et les choix qui sont actuellement mis en avant pour réduire les dépenses publiques, laissent croire que la raison économique et la sagesse en matière de gestion des deniers publics obligent à réduire la voilure en matière de service public et de fonctionnaires alors que les besoins partout augmentent. Or, en réalité, l’argent nécessaire est disponible mais la question c’est : disponible pour quoi et, surtout, disponible pour qui ?
Il y a, par exemple, des investissements et des plans de relance, mais qui ne répondent pas aux besoins des services publics ; des « appels à projets » qui mettent en concurrence les collectivités entre elles ; ou de l’argent pour la numérisation et la promotion de nouveaux marchés comme l’e-santé. Le problème c’est le modèle de rentabilité à partir duquel sont pensées les réformes : même les politiques de transition écologique sont envisagées comme de nouveaux marchés. Sans compter la manne financière qui bénéficie aux multinationales du conseil. Or les économistes et les sociologues ont montré que l’externalisation en général, (comme le ménage dans les collèges par exemple) et le recours aux cabinets de conseil en particulier, coûtaient souvent plus cher et pesaient plus lourd sur les dépenses publiques. En ce sens, la réduction des effectifs de la fonction publique et la casse des services publics constituent aussi des effets d’opportunité pour la sphère privée, dont les acteurs participent au processus de désengagement de l’Etat et en tirent bénéfice dans le même geste.
Dans votre livre, vous brossez des portraits de professeurs, Damien, Angèle, Julien et reprenez certains de leurs propos. Alors les profs, des privilégiés paresseux, des planqués toujours en vacances ?
Damien par exemple, est prof de SES dans un lycée de Poitiers, il a trois classes de Terminale. Sa directrice lui a imposé des heures supplémentaires. Chaque semaine, il enchaîne : presque 10h de correction de copies, 5 heures pour monter ses cours ou les actualiser, 22 heures en face-à-face, 5 heures d’e-mails pros, remplissage du logiciel Pronote et cahiers de texte, photocopies, sans compter les heures de rendez-vous parents hors période de conseils de classe, et la préparation de films et diapos pour « lier le scolaire au vivant ».
Le débat lancé par le consultant-ministre Kasbarian sur les arrêts maladie est indigne et très éloigné des réalités de la fonction publique que nous décrivons dans le livre, avec force statistiques et enquêtes de sciences sociales. Contrairement au soupçon généralisé dont ils et elles sont souvent victimes et à rebours des idées reçues les plus diffusées, les enseignant-es sont moins absent-es pour arrêts maladie que dans le secteur privé. Sur l’année 2019, la Cour des comptes indique que la part des salariés absents pour raisons de santé au moins un jour au cours d’une semaine donnée, était de 4,4 % dans le privé. Le pourcentage tombe à 3 % pour les enseignant-es. Il faut faire parler ce chiffre avec la force requise : chaque semaine de 2019, 97 % des enseignants n’étaient PAS en arrêt maladie !
Pouvez-vous réexpliquer ce statut de fonctionnaire ? Qui et que protège-t-il en réalité ?
Le statut de la fonction publique est souvent présenté comme un archaïsme, avec des privilèges choquants que s’arrogeraient injustement les fonctionnaires pour leur confort personnel. Or le statut est fondamentalement moderne et protège le service public, les usagers et la continuité de l’Etat. Il garantit par exemple une forme d’égalité entre les fonctionnaires contre l’arbitraire dans la gestion des carrières, via la promotion par les concours et l’avancement à l’ancienneté. Assuré de pouvoir se projeter dans une perspective d’ascension sociale, le fonctionnaire peut rendre le service public avec tranquillité d’esprit et disponibilité à sa tâche − plutôt que de se soucier sans cesse de son prochain contrat de travail. Il garantit une forme d’indépendance des fonctionnaires par rapport à leur hiérarchie ; ils n’ont pas à être de dociles courtisans et peuvent agir avec l’intérêt public pour boussole. La séparation du grade et de l’emploi garantit par exemple le droit des fonctionnaires à une carrière (même si leur emploi est supprimé, même s’ils ou elles sont en conflit avec leur hiérarchie ou n’approuvent pas l’idéologie de leurs ministres). C’est un principe fondamental qui permet d’assurer la continuité des missions de service public. Donc cette garantie d’emploi n’est pas un privilège indu et individuel mais une garantie collective qui nous permet d’avoir des fonctionnaires qui travaillent non pas pour un ou une cheffe mais pour le bien commun.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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