Le meurtre d’Aboubakar Cissé à la mosquée de La Grand-Combe doit-il être qualifié d’ « islamophobe » ? De droite à gauche, le débat sémantique et politique est parfois vif. Alors que l’urgence est à l’action plus qu’au choix des mots.

© Eric TSCHAEN/REA
Aboubakar Cissé, 21 ans, a été tué à la mosquée de La Grand-Combe. Son meurtrier, Olivier H., filmant son agonie, cible sa religion : « Ton Allah de merde… Je lui ai planté ses fesses ». C’est donc sans surprise que « la piste de l’acte antimusulman, de l’acte à connotation islamophobe, (…) est privilégiée », comme le communique le procureur de la République, Abdelkrim Grini, quelques heures plus tard.
Deux jours après, à Paris, dimanche 27 avril, des manifestants se pressent autour de la statue de la République en mémoire du jeune homme. Parmi les organisateurs, Dominique Sopo, président de SOS Racisme, est la cible de reproches de la part de certains manifestants, la plupart insoumis. « Vous n’utilisez pas le terme islamophobie ! », lance-t-on au responsable qui voit dans ce mot une certaine « ambiguïté ».
Auparavant, sur les réseaux sociaux, Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, dénonçant la « haine anti-musulmans », se faisait apostropher par l’eurodéputée LFI Rima Hassan. « Mais vous êtes incapable de nommer l’islamophobie ? », lui demande-t-elle. C’est oublier que celui-ci a communiqué un peu plus tôt que « que le caractère islamophobe » de cet acte criminel ne laissait « aucun doute ».
Un mot au passif chargé
Reste que de droite à gauche, bien que le mot « islamophobie » soit reconnu par des institutions nationales, européennes ou continentales telles que le Conseil de l’Europe, l’ONU, l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) ou la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), la querelle sémantique est parfois vive.
« Je ne parle jamais d’islamophobie », a asséné Manuel Valls, ministre des Outre-Mer, estimant que le premier ministre François Bayrou a eu tort d’employer ce terme. Et de poursuivre : « C’est une ignominie, un acte de haine sans doute à l’égard de l’Islam et des musulmans. Mais il ne faut jamais employer les termes de l’adversaire, de ceux qui veulent la confrontation avec notre pays ».
Pour comprendre ces débats, il faut suivre l’itinéraire du mot. Son origine remonte à 1910. À l’époque, Alain Quellien, docteur en droit, dans son ouvrage La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, définissait ainsi l’islamophobie : « un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne ». « Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen », détaillait-il.
Bien que peu employé pendant des décennies, du moins en dehors des cercles universitaires, le mot réapparaît brièvement après la révolution islamique de 1979 avec de toutes autres intentions que celle de dénoncer le racisme subi par les musulmans. Que ce soit pour disqualifier les combats des féministes refusant l’imposition du port du voile ou pour justifier la fatwa lancée contre l’écrivain Salman Rushdie en 1989.
Le concept disparaît ensuite pendant de longues années avant de faire son retour au début des années 2000. En France, Tariq Ramadan s’emploie alors à l’importer à l’occasion du vote de la loi de 2004 restreignant le port des signes religieux à l’école publique. Un texte qu’il qualifie « d’islamophobe » au motif qu’il vise particulièrement le hijab. Le prédicateur ajoute même qu’il considère le principe de laïcité comme étant « islamophobe ».
Les années qui suivent voient ce qualificatif revenir plus fréquemment dans le débat public, notamment par l’intermédiaire de Marwan Muhammad, porte-parole, puis directeur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – structure dissoute en 2020 par Gérald Darmanin, l’accusant alors de « propagande islamiste ».
Un terme contesté, puis installé
Peu à peu, le mot est utilisé pour englober les insultes, attaques et discriminations faites aux personnes en raison de leur appartenance religieuse réelle ou supposée, mais aussi les critiques de la religion elle-même, pourtant permises par la liberté d’expression. Le but : faire un seul bloc des musulmans et de l’Islam, même chose pour le racisme et la critique des religions. Ce qui vaudra à Charlie Hebdo, lors de la publication des caricatures de Mahomet en 2006, un procès en islamophobie.
En 2015, au dans un livre posthume publié après l’attentat visant la rédaction du journal satirique (« Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes »), le dessinateur Charb écrit : « Beaucoup de ceux qui militent contre l’islamophobie ne le font pas pour défendre les musulmans en tant qu’individus, mais pour défendre la religion du prophète Muhammad. Voilà pourquoi les anti-islamophobes dont on parlera ici ne se sont pas proclamés anti-musulmanophobes. Ils ne considèrent les musulmans que comme les instruments de Dieu ».
À l’époque, un certain Jean-Luc Mélenchon n’en pense pas moins : « Je conteste le terme d’islamophobie. On a le droit de ne pas aimer l’Islam comme on a le droit de ne pas aimer le catholicisme ». Quatre ans plus tard, le socialiste Jérôme Guedj, lui aussi, revendique de son côté vouloir « refuser ce piège ». « Nous sommes parfaitement lucides sur le projet de ceux qui veulent imposer dans le débat public le concept éminemment politique et pernicieux d’islamophobie, martèle-t-il alors. Ce mot leur permet d’englober la contestation des lois laïques ».
Des questions en suspens
Depuis, bien qu’un temps perverti, le mot s’est largement imposé dans le combat antiraciste et dans le discours politique, intellectuel et médiatique, retrouvant peu à peu son sens noble initial : celui de la qualification du racisme et de la haine subis par les musulmans. Un combat qu’une bonne partie de la droite et de l’extrême droite tente de ralentir en épiloguant sur le choix des mots. Et que certains à gauche ne favorisent pas non plus par leurs injonctions autoritaires, à utiliser, ou à ne pas utiliser le terme.
Certes, certaines questions légitimes se posent autour de ce mot. Pourquoi préférer « islamophobie » à « musulmanophobie » ? L’Islam, accolé au suffixe « phobie » (qui désigne étymologiquement une peur), sont-ils les mots les plus pertinents pour désigner une hostilité sociale à l’égard des musulmans dont tous ne sont pas pratiquants ?
Devrait-on plutôt parler d’actes « anti-musulmans » ? Il est toutefois surprenant que ce débat, alors que le mot s’est imposé et normalisé dans le débat public depuis des années, se transforme en polémique au moment même où pour la première fois, un musulman est assassiné dans une mosquée en France. Alors qu’il y a urgence à combattre la haine, s’affronter sur ce mot ne revient-il pas à regarder le doigt plutôt que la lune ?
Seule certitude : un grand combat est à mener bien au-delà de la linguistique, quand bien même il faut savoir nommer le mieux possible les choses. Selon les données du ministère de l’Intérieur, 173 actes contre les musulmans ont été signalés aux autorités en 2024. Une estimation bien en deçà de la réalité selon les structures anti-racistes. D’autant que selon l’Agence des droits fondamentaux de l’UE, 47 % des musulmans en Europe disent aujourd’hui subir des discriminations, contre 39 % en 2016. Un climat d’hostilité et de haine contre lequel une mobilisation générale s’impose.
En savoir plus sur MAC
Subscribe to get the latest posts sent to your email.