« C’est un rouleau compresseur » : Stérin et Bolloré lancent une OPA hostile sur les libéraux au « sommet des libertés »

A l’occasion d’un « sommet des libertés », organisé mardi 24 juin par Pierre-Édouard Stérin et Vincent Bolloré engagés pour la victoire idéologique, politique et électorale d’une union des droites extrêmes, Jordan Bardella, Éric Ciotti, Sarah Knafo, Marion Maréchal et des LR proches de Bruno Retailleau seront à la tribune. Au sein des partisans de la mouvance libérale traditionnelle, interrogés par L’Humanité, le hold-up passe mal…

 

Il n’y a pas à dire, au Casino de Paris, une salle de spectacle appartenant à Vincent Bolloré qui abrite d’ordinaire des humoristes ou des « vibes du bled » – soit des chanteurs de raï –, l’art de la contre-programmation est à son comble. Ou alors c’est le hasard, mais il fait bien les choses…

Alors que France 2 diffuse ce mardi 24 juin un numéro de Cash Investigation consacré en partie à la vaste entreprise au service des droites extrêmes de Pierre-Édouard Stérin, révélée en juillet 2024 par l’Humanité, c’est dans ce lieu mythique du music-hall de la capitale que se tient, ce même soir, un sommet dit « des libertés » coorganisé par Le JDD (Bolloré) et Périclès (Stérin), avec une noria d’entités déjà aidées financièrement par le second sur le podium des milliardaires cathos identitaires : Institut de formation politique (IFP), Institut de recherches économiques et fiscales (Iref), Contrepoints, Institut des Français de l’étranger (IFE), Contribuables associés, Cercle Droit et liberté.

Un rassemblement inédit des droites extrêmes françaises

Au plan artistique, le spectacle laissera, n’en doutons pas, à désirer, mais du point de vue politique, la soirée pourrait être plus mémorable. Alors que, jusqu’ici, les partenariats revendiqués entre le magnat des médias breton et le Normand exilé fiscal n’étaient restés que ponctuels et limités – une Nuit des influenceurs chrétiens par-ci, un accès à l’Olympia pour la Nuit du bien commun par-là –, ce « sommet des libertés » célèbre les noces des deux grandes fortunes de France les plus ouvertement engagées dans une bataille idéologique, électorale et politique à la fois libertarienne et réactionnaire.

Autre première : la soirée va également rassembler tout le camp que Pierre-Édouard Stérin s’échine à fédérer dans une seule et même alliance, sur un programme défini au sein de Périclès dès septembre 2023 par des valeurs comme la « préférence nationale », puis par des luttes contre la « laïcité agressive », le « wokisme » et le « socialisme ». Sont, en effet, annoncés Jordan Bardella (RN), Éric Ciotti (UDR), Sarah Knafo (Reconquête), Marion Maréchal (apparentée RN), Nicolas Dupont-Aignan (DLF), Philippe Juvin et Anne-Laure Blin (LR), qui, au cas où le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau décidait de sortir du bois à la dernière minute, pourraient choisir de lui laisser la place…

Au-delà des spectaculaires images attendues de cette union des droites extrêmes, une bataille féroce pour l’hégémonie sur ce camp est, comme le révèle ce mardi 24 juin L’Humanité, engagée en coulisses : son objectif vise à arracher aux libéraux le scalp des libertés, et à le faire passer aux conservateurs.

La liberté d’expression muselée par l’argent

Tous les coups sont permis dans ce combat à armes inégales : d’un côté, Pierre-Édouard Stérin et ses 150 millions d’euros sur dix ans pour Périclès ; de l’autre, de petites organisations aux finances pas forcément reluisantes. « Il y a un vrai malaise autour de Stérin chez de nombreux libéraux, nous confie un jeune homme bien introduit dans le milieu. Ils n’osent pas parler, et pourtant, devant une telle offensive réactionnaire, on n’a plus le choix. Ces gens nous volent nos mots, alors qu’ils ne sont que prédation et intérêts privés, et pas du tout ”libertés de tous”… »

Un ex-animateur de plusieurs petits groupes libéraux décrit également cette chape de plomb : « Le silence règne, car quand on dénonce Pierre-Édouard Stérin, on risque de se retrouver tout seul et à poil devant quatre gars avec des barres de fer. Moi, je ne marche pas là-dedans, mais pour d’autres, c’est plus dur, car ils sont enchâssés dans ces réseaux où il y a l’argent. »

Dans la préparation de leur raout, les représentants de Bolloré et Pierre-Édouard Stérin n’ont pas hésité à accoler des logos de mouvements en sommeil comme Liberté chérie ou Students for Liberty – avant de devoir les retirer – et surtout à enrôler, sans leur accord, quelques vieilles gloires du libéralisme en France.

Acteur de premier plan des menées ultralibérales et antimarxistes des années 1970 – largement financées à l’époque par le patronat –, candidat pour Démocratie libérale à la présidentielle de 2002 et occupé à relancer son propre cercle sous le nom de projet Kairos, Alain Madelin n’a pas répondu à notre sollicitation. Il s’est toutefois ému d’avoir été présenté comme la vedette américaine du sommet des libertés. « Ce ne sont pas des méthodes », s’était-il agacé, fin mai 2025, dans Politico.

« Ce n’est pas un sommet pour débattre des libertés »

Même mésaventure pour l’essayiste Gaspard Koenig, qui, dans nos colonnes, se dit « content » de dénoncer l’opération. « Ils se sont servis d’appâts comme Xavier Niel ou moi, témoigne-t-il. C’est gonflé de leur part, et quand je leur ai demandé quels libéraux participaient, ils ont cité Bardella, Ciotti, Sarah Knafo… OK, merci de m’avoir fait rigoler, vraiment ! Ce n’est pas un sommet pour débattre des libertés, c’est un événement politique financé par Périclès avec ce qui reste de la marque du JDD. Ils comptent leurs troupes. Et moi, je n’ai pas envie de donner la moindre caution à ce truc qui est totalement à l’opposé des valeurs que je défends… Le cœur de ce qui constitue le libéralisme à mon sens, c’est précisément ce que combat cette mouvance : eux, ils veulent une société homogène, avec un libéralisme conservateur qui, en l’occurrence, se réduit à la liberté de ceux qui leur ressemblent. »

Au-delà des manœuvres tactiques, l’historien du libéralisme Jérôme Perrier décrit un milieu qui peut être séduit par le projet « libéral-conservateur » à la sauce Périclès. « Si certains tombent dans le panneau, c’est qu’ils sont aveuglés et ne veulent voir que les gens auxquels ils sont hostiles… À force de tirer sur l’élastique, il va casser car on est vraiment dans le contraire absolu du libéralisme. »

Auteur, ces derniers mois, de deux notes pour la Fondapol sur le libertarien américain Murray Rothbard, principal inspirateur du président argentin Javier Milei – dont le style ordurier et la tronçonneuse seront célébrés au Casino de Paris –, il décrit le processus à l’œuvre : « Rothbard et Milei radicalisent à la fois le libéralisme et le conservatisme. Libéraux-conservateurs au carré, ils deviennent des libertariens réactionnaires – un oxymore qui conduit à bien des impasses. D’un côté, il ne faudrait pas de vaccinations ni de confinements, car l’homme est propriétaire de son corps et de sa santé ; de l’autre, il faut interdire l’avortement. C’est une contradiction absolue. »

Une bataille fondatrice contre le mariage pour tous

Directeur du think tank Génération libre depuis quelques mois – dont la nouvelle conseillère éditoriale Laetitia Strauch-Bonart, traductrice du philosophe ultraconservateur britannique Roger Scruton, une référence revendiquée tant par Viktor Orban que par Bruno Retailleau, s’exprimera à titre individuel au « sommet des libertés » –, Kevin Brookes dénonce aussi une « tentative d’OPA hostile » sur les libéraux.

« L’objectif de Périclès repose sur une stratégie d’agrégation de courants politiques divers, dont le seul point d’accord semble être leur opposition à ce qu’ils perçoivent comme l’idéologie progressiste dominante, incarnée par une partie des élites urbaines, avance-t-il. Cela inclut des gens qui sont prêts à réduire les droits des minorités qu’ils n’apprécient pas ou à s’essuyer les pieds sur l’état de droit. Très loin de la ligne libérale que nous défendons à Génération libre : laisser les gens libres de gagner et vivre leur vie comme ils l’entendent. Les hommes de Stérin ont approché tout le monde en France, certains libéraux-conservateurs ont accepté d’être financés par eux. Nous, à Génération libre, on refuse. »

Lauréat de la bourse Tocqueville – dispositif créé au sein de l’Institut de formation politique (IFP) d’Alexandre Pesey, conseiller opérationnel de Pierre-Édouard Stérin dans le cadre de Périclès et tête de pont de son réseau avec les think tanks américains comme l’Heritage Foundation –, Christophe Seltzer, ex-dirigeant des Students for Liberty et de Génération libre, décrit une bataille engagée de plus longue date, dans la foulée des mobilisations réactionnaires contre le mariage pour tous.

« C’était il y a plus de dix ans, en 2014, et je dois être le dernier libéral, voire libertarien, à avoir été pris à la bourse Tocqueville, souligne-t-il. Tout a changé avec les cohortes réactionnaires issues de la Manif pour tous, et l’équilibre entre libéraux et conservateurs a été rompu. Ce qui permet d’expliquer la puissance de Pierre-Édouard Stérin, en quelque sorte : avec ces gens formés à l’IFP, avec son argent et son pilotage des projets à l’américaine, c’est un rouleau compresseur, on ne peut pas lutter. »


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