À gauche, la fin justifie-t-elle les moyens ?

Le fonctionnement de La France insoumise décrit par Charlotte Belaïch et Olivier Pérou dans La Meute s’inscrit dans la logique monarchique de la Ve République. Il interroge la gauche sur sa capacité à construire une société démocratique.

 

Enquête riche de près de 200 entretiens et s’appuyant aussi sur une importante masse de documents, La Meute pointe un fonctionnement de La France insoumise (LFI), très éloigné de la promesse démocratique faite par ses fondateurs.

Au-delà du seul cas de LFI, ce travail questionne l’ensemble de la gauche sur les moyens de mise en œuvre de son projet d’émancipation, individuel et collectif.

La Meute décrit une organisation au fonctionnement autoritaire et totalement dévouée à Jean-Luc Mélenchon et à sa candidature à l’élection présidentielle. N’est-ce pas là l’aboutissement de la présidentialisation de la VRépublique ?

Olivier Pérou, Journaliste au Monde, coauteur avec Charlotte Belaïch de la Meute (Flammarion)

Charlotte Belaïch et moi-même avons pu constater que LFI n’échappe pas à la logique de monarchie présidentielle. La mécanique de la VRépublique a infusé dans tous les partis, y compris dans ceux qui revendiquaient de faire différemment, comme Renaissance, anciennement La République en marche, et LFI.

Nous avons voulu comprendre comment fonctionne le premier parti de gauche, dont le leader n’est pas un jeune banquier qui fait irruption par surprise dans la vie politique. Jean-Luc Mélenchon a eu une autre vie, comme nous la racontons dans la première partie de notre livre. Nous avons rencontré ceux qui le connaissent de longue date et qui sont entrés avec lui au Parti socialiste. Ils témoignent de son appétence pour la mécanique de la VRépublique. Ses collaborateurs alors qu’il était membre du gouvernement de Lionel Jospin rapportent qu’il était l’un des ministres les plus obséquieux.

Comment expliquez l’absence de démocratie chez LFI ?

Olivier Pérou Cela a été organisé par Jean-Luc Mélenchon lui-même. Après l’affaire Quatennens, les choses ont un peu changé avec la création de conventions nationales où la parole est un peu plus donnée aux adhérents. Mais celles-ci, comme les groupes d’actions qui organisent les militants, restent sous le contrôle de la direction, dont les membres sont tous proches de Jean-Luc Mélenchon.

Les coups reçus tout au long de sa carrière au PS l’ont aussi convaincu qu’une organisation sous forme de parti est problématique. Le Parti de gauche créé en quittant le PS est encore doté de règles et d’instances démocratiques. Mais, en 2014, après une séquence électorale décevante, des voix discordantes s’y font jour et Jean-Luc Mélenchon craint de perdre la main. En 2015 s’opère alors une vraie bascule organisationnelle. Dans un entretien au 1 Hebdo, il raconte comment on peut gagner la présidentielle avec un petit groupe déterminé. Cette stratégie du « mouvement gazeux » est rendue possible parce que les partis ne sont plus les lieux de socialisation et de foisonnement intellectuel qu’ils étaient.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de conduire une offensive contre LFI ?

Olivier Pérou Ces réactions assez convenues sont confortables pour la direction de LFI, car elles lui permettent de détourner le regard et d’éviter de répondre sur nos révélations sur leurs manœuvres financières douteuses et les cas de violences sexistes ou sexuelles.

Roger Martelli, Historien

La Meute est un énorme travail d’enquête, fait par des journalistes d’investigation sérieux. Si l’on n’est pas d’accord, on discute plutôt que de dénigrer. Mélenchon et la direction insoumise mettent en cause « la meute médiatique ». Ils font comme le PCF qui pendant des décennies a rejeté en bloc les critiques portant sur son fonctionnement et sur le modèle soviétique. Anticommunisme, disait-il… Il aurait dû plutôt prendre le temps de réfléchir, pour démêler le vrai du faux. Il ne l’a pas fait et il l’a payé.

Si les insoumis l’imitent, ils en subiront les conséquences et avec eux tout le mouvement critique et toute la gauche. Le moment que nous vivons est trop dangereux pour la démocratie. Le contenu de ce livre est une chose, son instrumentalisation en est une autre. Il est inconvenant de faire de LFI le démon à exorciser alors que le danger est bien évidemment ailleurs. Mais si elle veut jouer son rôle, LFI doit se poser sérieusement les questions de son fonctionnement. C’est une question de morale politique et aussi d’efficacité, contrairement à ce qui se dit trop souvent.

La comparaison avec le PCF n’a-t-elle pas des limites ?

Roger Martelli Le PCF a son histoire propre, avec ses logiques à elle. Jean-Luc Mélenchon a les siennes, qui ont changé avec le temps. À rebours de ses opinions d’hier, il se dit du côté du « mouvement », parce que les partis n’ont plus la cote. Mais en fait, ce qui lui importe, c’est de disposer d’une structure dotée d’un seul objectif : prendre le pouvoir en remportant l’élection présidentielle. Tout tourne donc autour d’une seule idée : il ne lui a manqué que quelques centaines de voix en 2022 et le meilleur endroit pour les trouver se trouve dans les « quartiers ». Au risque d’oublier le reste de la société…

Le PCF, lui, s’est toujours préoccupé des élections, mais n’a jamais considéré que c’était là la fonction principale d’un parti. Sa lecture du bolchevisme russe le conduisait certes à se penser comme une avant-garde monolithique, qui apportait de l’extérieur sa conscience révolutionnaire au monde ouvrier.

Mais l’extrême centralisation qui découlait de cette idée s’accompagnait de la volonté de s’immerger durablement dans la société, pour qu’elle puisse s’émanciper elle-même. De ce fait, le communisme politique n’a pas été qu’un parti, mais une galaxie qui mêlait du partisan, du syndical, de l’associatif, de l’intellectuel et du municipal. Les communistes ont cru que leur force tenait à leur choix du modèle bolchevique ; en fait, elle résultait de ce que, en déployant toute la palette de leurs activités, les communistes étaient utiles aux catégories populaires et leur permettaient de se rassembler.

Mélenchon porte la logique présidentielle à son extrême, en considérant qu’il n’y a pas de rassemblement possible en dehors de son nom et sur la base d’une hégémonie imposée à tous les autres, en creusant la différence avec eux. Non sans défauts, bien sûr, la logique du PCF était plutôt de travailler à la fois la radicalité et la recherche des majorités, l’affirmation communiste – à la limite de l’identitaire – et le rassemblement. Mais il faut savoir que, pour parvenir à cet équilibre, la démocratie pour soi-même est une condition majeure. Le PCF a eu le tort de l’oublier ; je ne souhaite pas que LFI en fasse de même. Pour une gauche qui se réclame de l’émancipation, opposer démocratie et efficacité est une erreur ; pire, une faute.

Jean Quétier, Docteur en philosophie et auteur de De l’utilité du parti politique (PUF)

On peut s’offusquer de la façon dont La Meute est instrumentalisée pour décrédibiliser la gauche en général. Cela n’invalide pas l’enquête qui a été faite. Elle donne accès à une matière extrêmement riche pour réfléchir sur l’organisation politique et démocratique de la gauche. Ce travail rejoint des travaux menés par des politistes, comme le Populisme de gauche, de Manuel Cervera-Marzal, dans lequel on voyait poindre ce type de logique. À partir de cette enquête, un travail précieux de réflexion et de critique sur les formes de l’organisation collective peut être conduit.

Le paradoxe de LFI est d’émerger d’une critique de la forme parti, qui s’est cristallisée autour de 2017 et qui consiste à dire que les partis sont des monstres bureaucratiques du passé qu’il faut remplacer par des formes plus souples et plus démocratiques. Cette critique, qui est donc née de la forme insuffisamment démocratique des partis traditionnels, se retourne pour donner une forme de légitimité paradoxale à des structures qui sont antidémocratiques.

Jean-Luc Mélenchon le revendique explicitement en disant que le but, ce n’est pas la démocratie, mais l’efficacité. Il y a là un paradoxe à interroger. Les pathologies de l’organisation politique à vocation émancipatrice sont très anciennes. Elles ont été pointées au moment même de l’émergence des partis politiques, au XIXsiècle, et notamment par Karl Marx. Il distinguait le parti, avec ses modalités saines et émancipatrices, de la secte, sa variante problématique et pathologique, avec son chef charismatique, son rapport irrationnel à la vie politique. Les premières pages de La Meute évoquent d’ailleurs une logique sectaire.

La question de l’efficacité est mise en avant pour justifier le fonctionnement de LFI. Mais qu’entend-on ici par efficacité, si ce n’est le fait se concentrer uniquement sur la conquête du pouvoir dans le cadre de la VRépublique et de la présidentielle ? L’utilité d’une organisation politique prend d’autres formes, comme la création d’une structure de formation permettant de promouvoir un personnel politique que rien, d’un point de vue sociologique, ne prédestinait à entrer en politique. La capacité à faire émerger des dirigeants issus du monde ouvrier, avec des figures comme Maurice Thorez, mineur du Pas-de-Calais, a été la force du PCF. Ce qu’en réalité LFI ne parvient pas à faire aujourd’hui.

Olivier Pérou Je partage le constat de recherche d’efficacité à l’élection présidentielle et d’absence de vocation émancipatrice chez LFI. À force de « purger » les vieux cadres à la culture politique ancrée, Jean-Luc Mélenchon a rendu impossible l’émancipation politique des nouveaux arrivants qu’il a pourtant fait émerger.

On peut citer Sébastien Delogu qui se fait remarquer par son comportement et ses coups d’éclat, dans l’Hémicycle ou sur les réseaux sociaux, plus que par le fond. Il y a aussi eu les exemples de Rachel Keke et de Caroline Fiat, qui ont été jetées dans le bain violent de la politique sans jamais vraiment avoir été formées, et s’en sont plaintes en interne d’ailleurs.

Jean Quétier Ces exemples montrent la différence entre une simple instrumentalisation de personnalités issues des milieux populaires et un vrai travail de long terme de formation militante. Si l’objectif est de faire que le monde du travail soit présent le plus possible dans la vie politique, on ne peut pas procéder ainsi.

La France insoumise n’est-elle pas l’idéal-type de la formation entièrement dédiée à la présidentielle ?

Jean Quétier On retrouve dans LFI la logique de la présidentialisation, mais le problème est plus large. Le rapport au leader charismatique et la mobilisation prioritaire des affects plutôt que de la rationalité des personnes à qui on s’adresse sont exacerbés par la Ve République, mais ils ont une histoire bien plus ancienne. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : faut-il considérer que l’organisation sous forme de parti appartient au passé ou faut-il la réinvestir en la démocratisant en profondeur, en la refondant de manière radicale ?

Je plaide pour la seconde option. Il est intéressant que celles et ceux qui ont été mis à l’écart par la direction de LFI en appellent à l’instauration de règles démocratiques par l’intermédiaire de statuts, de congrès réguliers de l’organisation, où des délégués élus décident des orientations.

Ces dispositifs sont les outils classiques fournis par les partis, en deçà desquels une organisation politique ne devrait pas revenir. Le revers de la souplesse gazeuse est d’avoir passé par pertes et profits ce qui pouvait à première vue sembler relever du formalisme juridique, mais qui a son importance dans les logiques d’émancipation.

Roger Martelli Pour penser l’activité politique, on a tort de prendre tels quels les concepts forgés au XIXe et XXe siècles. En permettant le passage d’une politique de notables à une politique de masse, les partis ont historiquement nourri la politisation populaire. Mais ils l’ont fait en calquant leurs structures sur le modèle de la centralité verticale et hiérarchique de l’État. Or, elle n’est plus en état de mobiliser des forces vives en quête d’émancipation.

Mais les « mouvements » par eux-mêmes ne créent pas durablement de l’issue politique. Plus que celle de la prise du pouvoir, la question décisive aujourd’hui est de savoir comment réarticuler le mouvement social et l’alternative politique. Sur ce point, il faut réinventer et donc cultiver la patience, la modestie, le sens de l’écoute. Les partis ont toute leur place dans ce processus, mais n’ont aucune exclusivité. Et pour que l’articulation se fasse, la démocratie doit être présente dans toutes les composantes, à tout moment.

Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Non : émancipation, à tous les étages… Il n’est plus possible de penser que la fin justifie les moyens, que le volontarisme, l’esprit de groupe et la discipline de fer sont les clés de l’efficacité. Les parenthèses dans la démocratie se paient très cher. La dictature du prolétariat se voulait provisoire. Mais si on sait quand commence le provisoire, on ne sait jamais quand il finit. De fil en aiguille, les communistes russes n’ont pas brisé l’État : il en construit un, plus despotique encore.

Jean Quétier Cela amène à penser le parti en lien avec la question du dépérissement de l’État. Lucien Sève disait qu’il faudrait construire le dépérissement des directions des organisations. Cela ne veut pas dire se débarrasser du jour au lendemain des rapports de direction et de pouvoir, cela veut dire travailler à les rendre superflus en permettant au plus grand nombre de s’investir jusqu’à ce que les échelons de direction ne soient plus que des échelons d’impulsion de l’activité. Ce qui nous place complètement à rebours du mode de fonctionnement anarcho-césariste qui, selon Manuel Cervera-Marzal, caractérise LFI.


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