Dans l’agriculture, la traite des êtres humains bat son plein

Durant cinq mois, Mohammed, travailleur marocain, a été victime de traite dans les champs du sud de la France. Il témoigne pour la première fois auprès de l’Humanité. Pour les centaines de petites mains comme lui, l’État français a toutes les peines du monde à faire respecter la loi et protéger ces travailleurs saisonniers indispensables à l’agriculture française.

Dans l’agriculture, la sous-traitance généralisée ouvre la porte à de graves abus en matière de droits humains.
© Come SITTLER/REA

Son calvaire a duré cinq mois. Mohammed en parle avec un mélange de tristesse et de rage : « Ils nous traitaient comme des chiens. » Entre avril et août 2023, il a travaillé dans une exploitation fruitière du sud de la France, sept jours sur sept, entre douze et quatorze heures et surveillé en permanence par les sbires de son patron.

Tout a commencé pour lui au Maroc. Approché quelques mois plus tôt par des intermédiaires qui lui avaient promis un contrat de trois ans et un salaire de 3 000 euros par mois, ce travailleur de 34 ans au chômage a payé plus de 13 000 euros à ses futurs exploiteurs pour obtenir ce contrat et les papiers nécessaires pour traverser la Méditerranée.

Voyage au bout de l’enfer

« On m’a promis dix fois plus que ce que je touchais au Maroc, je me suis endetté auprès de mes proches, mais je me disais qu’avec un tel salaire ce serait vite remboursé. » Autorisation de travail dûment frappée du sceau de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) et billet d’avion en poche, Mohammed débarque dans l’Hexagone.

Mohammed témoigne pour la première fois, dans les colonnes de l’Humanité. © Samir Maouche pour L’Humanité

 

À son arrivée, il déchante. On lui avait promis une chambre dans une colocation avec quatre personnes, il se retrouve avec 13 compagnons d’infortune dans une maison insalubre de 50 m², infestée de punaises de lit, le tout pour un loyer de 150 euros par mois.

Mais c’est dans les vergers que le supplice prend toute son ampleur. La chaleur est écrasante. L’eau manque. À la cueillette des fruits s’ajoute l’arrachage des mauvaises herbes, à genou durant des heures. Sans compter les pesticides épandus par les travailleurs sans aucun équipement de protection.

Le tout rythmé par les insultes et les cris des contremaîtres. Les heures supplémentaires ne sont pas payées. Mohammed doit même régler 60 euros par mois pour le transport jusqu’aux champs. Certains week-ends, les Marocains sont aussi réquisitionnés pour effectuer des travaux d’aménagement dans la demeure de leur patron.

Quand ils osent protester, la violence se déchaîne. Et pour tous, la même menace : le non-renouvellement du contrat, et le risque de se retrouver à la rue, sans papiers. En cinq mois, Mohammed a gagné un peu plus de 9 000 euros pour ses journées de travail. Moins de 7 euros de l’heure. Pas assez pour rembourser ses dettes.

À bout, il se résout à dénoncer ce système qui l’a broyé. Il alerte d’abord l’OFII, qui l’oriente vers l’inspection du travail. Face à son témoignage, le fonctionnaire le renvoie vers la gendarmerie du coin, pour porter plainte pour traite des êtres humains.

Les menaces de mort ne tardent pas à arriver : « J’ai reçu un message vocal où deux hommes me disaient qu’ils allaient me tuer. Puis, l’un des contremaîtres a dit aux collègues de travail qu’il allait payer un tueur à gages pour s’occuper de moi. Ma mère aussi a été menacée au Maroc, car ils connaissaient mon adresse. » Terrifié, il monte dans le premier train direction Paris.

Dans la capitale, Mohammed entre en contact avec le CCEM. Cette association fondée en 1994 est devenue au fil des ans la référence dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail. Depuis, c’est elle qui le loge dans son appartement d’urgence, et l’aide dans ses démarches pour faire reconnaître son statut de victime.

« La traite des êtres humains, c’est à la fois une action, un moyen et un but », décrypte Béatrice Mésini, chargée de recherche au CNRS et membre du Collectif de défense des travailleur·euses étranger·ères dans l’agriculture (Codetras), qui lutte depuis vingt ans pour aider les étrangers exploités dans les champs du sud de la France. « Même si la traite est mieux reconnue aujourd’hui, elle n’est pas systématiquement qualifiée comme telle par la justice, et obtenir réparation relève du parcours du combattant. »

Mohammed n’échappe pas à cette galère. Lorsqu’il a porté plainte pour traite la première fois, il n’a pas reçu de titre de séjour. C’est pourtant un droit accordé aux étrangers dans le cadre des affaires de traite, le temps de la procédure judiciaire.

« Souvent, les gendarmes qui instruisent les affaires ont tendance à écarter la qualification de traite des êtres humains, éclaire un inspecteur du travail sous couvert d’anonymat. Ils vont parfois requalifier et minimiser les infractions pour boucler les affaires plus vite. Ça peut aussi être une manière d’empêcher les victimes d’avoir un titre de séjour. »

La plupart de ces travailleurs étrangers connaissent mal leurs droits et ignorent souvent tout du système judiciaire français. Sans le soutien de rares inspecteurs du travail, de syndicats, d’associations et de militants qui se battent au long cours à leur côté, la quête de justice est impossible, ou presque.

C’est quoi la traite d’êtres humains ?

Aussi appelée communément “esclavage moderne”, la traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail correspond à une infraction pénale depuis 2003.

Pour être caractérisée, elle doit rassembler trois éléments :

L’action : le recrutement ; le transport ; le transfert ; l’hébergement ou l’accueil de la victime.

Le moyen : menaces ; contrainte ; violence ou menaces de violence ; tromperie ; le lien d’ascendance légitime (naturel ou adoptif) ; abus de la vulnérabilité connue de l’auteur (minorité, maladie, grossesse, handicap) ; échange ou octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou avantage.

 

Le but : agression ou atteintes sexuelles ; proxénétisme ; prélèvement d’organe ; contrainte à commettre tout crime ou délit ; exploitation de la mendicité ; soumission d’une personne vulnérable à des conditions de travail et/ou d’hébergement indignes ; soumission à du travail ou à des services forcés ; réduction en servitude ; réduction en esclavage.

 

En gras, ces buts relèvent de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation « par le travail », par degré de gravité.

Contre la traite, un combat « très loin d’être gagné » par l’État français

La France a beau afficher la lutte contre la traite des êtres humains comme une priorité politique, le nombre de condamnations reste très faible. En cause, un manque structurel de contrôles et de moyens. En 2023, l’État s’est doté d’un plan d’action, mais celui-ci priorise la lutte contre l’exploitation sexuelle, reléguant l’exploitation par le travail au second plan. Dans l’éditorial de ce plan national, la ministre de l’Égalité de l’époque, Bérangère Couillard, concédait que le combat contre la traite « est très loin d’être gagné ».

Audités l’an dernier par le Conseil de l’Europe, les pouvoirs publics ont rendu en février 2025 au groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta) une copie pour le moins lacunaire. L’État français n’a ainsi pas répondu sur « les initiatives socio-économiques s’attaquant aux causes profondes et structurelles pour réduire la vulnérabilité des personnes issues de minorités défavorisées à la traite ».

Pourtant, contrôler les exploitations agricoles ayant recours à des travailleurs saisonniers étrangers pourrait permettre de déceler de nombreuses victimes. Pour en saisir l’enjeu, il faut revenir aux éléments constitutifs de la traite : la soumission d’une personne à des conditions d’hébergement indignes est l’un des principaux motifs retenus pour qualifier la traite lors des contrôles.

« Les situations de traite peuvent être plus présentes dans le secteur agricole, car l’hébergement est plus important que dans d’autres secteurs, et que l’on a recours à une main-d’œuvre étrangère dans des proportions importantes », analyse Lucas Dejeux, de la CGT Travail Emploi Formation professionnelle.

De combien de personnes parle-t-on ? Faute de statistiques officielles, les pouvoirs publics peinent à mesurer l’ampleur du phénomène. Seuls les chiffres du CCEM permettent d’établir un semblant d’état des lieux : en 2024, 38 des 327 personnes suivies par l’association ont été exploitées dans l’agriculture.

Mais ce nombre ne tient pas compte des procédures collectives, regroupant des dizaines de victimes qui ne sont pas toutes suivies par l’association. Les seuls dossiers de traite lors des vendanges comptent plus de 300 victimes. Sans compter tous les travailleurs exploités qui ne portent pas plainte et passent ainsi sous les radars.

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La France est incapable de formuler une réponse au Greta sur les mesures spécifiques prises pour réduire la vulnérabilité des travailleurs migrants.

Mais même sans répondre, l’État a toujours un temps de retard. « Les systèmes d’exploitation et le degré d’inventivité des stratégies déployées dans les pays d’origine et d’accueil pour vendre sous le manteau ces contrats saisonniers se sont particulièrement renforcés ces dernières années », pointe Béatrice Mésini. Ces stratégies sont possibles grâce à l’externalisation de la main-d’œuvre, structurelle dans le monde agricole. Ces systèmes de sous-traitance en cascade diluent les responsabilités et permettent aux commanditaires de ne jamais être inquiétés.

Consciente de ce phénomène, la France répond au Greta qu’« il pourrait être envisagé de renforcer la responsabilité pénale du maître d’ouvrage (bénéficiaire économique final) en lui imposant des obligations précises en matière de protection des travailleurs impliqués dans la chaîne de valeur ». À Bruxelles pourtant, le gouvernement français a pesé de tout son poids pour affaiblir la directive sur le devoir de vigilance des entreprises.

Une affaire a récemment mis en lumière la difficulté pour la justice de remonter jusqu’en haut de la pyramide. En 2023, les « vendanges de la honte » avaient choqué la Champagne et la France entière. 53 travailleurs sans papiers originaires d’Afrique de l’Ouest avaient été exploités par des sous-traitants, condamnés en première instance à des peines allant jusqu’à quatre ans de prison.

À l’audience, le nom d’une des maisons de champagne ayant acheté les raisins récoltés par ces esclaves modernes a fini par être lâché à la barre : Moët & Chandon. L’entreprise filiale de LVMH n’était pas sur le banc des accusés. Elle était partie civile, en tant que membre du Comité champagne, qui regroupe les principaux acteurs de la filière. Lequel a obtenu 5 000 euros de dommages et intérêts dans cette affaire, au titre du préjudice d’image.

Nous avons tenté de savoir si le Comité champagne avait mené un audit pour définir qui avait bénéficié de ces raisins de la misère et si les maisons impliquées avaient fait l’objet d’une sanction, mais celui-ci n’a pas répondu aux questions de l’Humanité.

Contrôles inexistants

Pour Me Mehdi Bouzaïda, l’avocat du CCEM qui a plaidé dans cette affaire, « Le système capitaliste vise à dégager une marge sur le travail des salariés. Dans l’agriculture, avec la sous-traitance, ce raisonnement est poussé à l’excès et ce n’est malheureusement pas étonnant d’y rencontrer ce type de situation. »

« Il est actuellement impossible de garantir qu’il n’y a pas eu de misère humaine le long de notre chaîne d’approvisionnement, alerte Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de l’intersyndicat CGT du champagne. En plus des vendanges, il y a de plus en plus de sociétés de prestations tout au long de l’année, pour le relevage, l’ébourgeonnage ou la taille des vignes. »

Face à cette situation, la députée LFI de Gironde Mathilde Feld déposera dans les prochains mois une proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre l’exploitation et la traite des êtres humains ».

« Auparavant, l’inspection du travail recevait les patrons des entreprises qui souhaitaient embaucher de la main-d’œuvre étrangère. Aujourd’hui elle a été remplacée par des plateformes, pointe l’élue. C’est la première étape de la déshumanisation. Les contrôles sont inexistants, et beaucoup d’acteurs véreux s’infiltrent dans cette brèche. »

Mohammed peut en témoigner. L’entreprise qui l’a recruté « a obtenu environ 130 autorisations de travail entre 2022 et 2025. » Et « a employé 60 saisonniers marocains », nous a confirmé l’OFII. Soit autant de victimes potentielles. Mais l’office assure qu’« aucun visa n’a été délivré pour des candidats demandés par cette entreprise en 2024 et 2025 ».

La plainte pour traite des êtres humains de Mohammed et cinq autres collègues marocains a été jugée recevable. « Je veux que l’on reconnaisse la vérité », nous glisse-t-il. Mohammed tente de reprendre le cours de sa vie, et s’apprête à quitter le logement d’urgence du CCEM. Il a trouvé un nouveau travail, loin des champs. Pour lui, une chose est sûre : il sera là, au tribunal de Nîmes, en mars 2026, face à ses employeurs, présumés innocents.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien de Journalismfund Europe.


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