Les privilèges fiscaux des grandes entreprises coûtent 10 milliards d’euros chaque année aux Français

En plein débat sur le budget, une note publiée par Attac montre à quel point les grands groupes pourraient contribuer au renflouement des caisses de l’État, s’ils étaient taxés au même niveau que les PME.

La note d’Attac chiffre à 10 milliards le manque à gagner découlant des niches fiscales et des déductions dont bénéficie les grands groupes français. © Laurent GRANDGUILLOT/REA

 

Voilà une note qui risque d’horripiler Patrick Martin, le président du Medef, très remonté dès que l’on parle de justice fiscale ces derniers temps. À la mi-septembre, ce dernier menaçait le gouvernement d’organiser un grand meeting patronal pour faire barrage aux « théories dangereuses » (sic) qui visent à taxer le capital pour ramener de l’argent dans les caisses de l’État.

Un meeting patronal, ce n’est pas banal : la dernière fois que la chose s’est produite, c’était porte de Versailles en octobre 1999, pour tenter d’avoir la peau des 35 heures. C’est dire si l’heure est grave ! Entre-temps, devant le peu d’empressement des autres organisations patronales et le feuilleton politique en cours (avec un Sébastien Lecornu démissionnaire puis « remissionné »), Patrick Martin a jugé plus sage de renvoyer aux calendes grecques son rassemblement.

Mais le débat sur la manière dont les grandes entreprises pourraient contribuer à l’effort de redressement de nos comptes publics n’a pas faibli pour autant, bien au contraire : la gauche somme le premier ministre, qui présentait ce mardi son projet de budget 2026, de les mettre à contribution, autrement que par des mesurettes cosmétiques.

C’est dans ce contexte inflammable qu’Attac publie une courte note, que nous avons consultée, qui se penche sur le taux d’imposition des grandes entreprises et imagine combien elles pourraient rapporter à l’État si elles étaient taxées comme toutes les autres.

Les très grandes entreprises moins taxées que les autres

Pour mémoire, le taux d’impôt sur les sociétés (IS) « officiel » en France s’élève à 25 %. Il est calculé sur les bénéfices déclarés par une entreprise. Depuis l’arrivée au pouvoir du libéral Emmanuel Macron, en 2017, ce taux a chuté de 8 points, mais il est encore un poil plus élevé que le taux moyen des pays de l’OCDE, à 21,1 %.

Sauf qu’en réalité le chiffre ne veut rien dire : pour savoir ce que les entreprises payent effectivement comme impôt, il faut calculer le taux d’imposition « implicite », c’est-à-dire « la charge réelle de l’impôt pour les entreprises par rapport aux profits qu’engendre leur activité », explique l’Insee.

En effet, la base fiscale sur laquelle s’applique le taux officiel est rognée par différents dispositifs (reports de déficit, déductions, régime de groupe, etc.), qui allègent considérablement la feuille d’impôt des entreprises. En outre, des mécanismes de crédits d’impôts, obtenus souvent grâce à un efficace lobbying patronal, réduisent encore un peu plus le montant de l’IS acquitté.

À l’arrivée, le taux implicite français tourne actuellement autour de 17,5 %, soit 7,5 points de moins que le taux officiel. Mais le delta est encore plus spectaculaire lorsqu’il est ventilé par taille d’entreprises : on s’aperçoit que le taux implicite des PME (moins de 250 salariés) est de 21,4 %. C’est de loin le taux le plus élevé.

Pour les grandes entreprises (au moins 5 000 salariés), il est de seulement 14,3 %, soit 7,1 points de moins que les PME ! Ce qui revient à dire qu’une boite de construction employant 300 salariés paye proportionnellement plus d’impôts qu’une multinationale du CAC 40… Pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI, entre 250 et 5 000 salariés), le taux atteint 17,8 %, soit 3,6 points de moins.

Le mécénat d’entreprise, la bonne technique pour défiscaliser

Cette inégalité de traitement est liée au fait que les grandes entreprises sont particulièrement choyées par notre système fiscal. Par exemple, elles bénéficient à plein d’un dispositif permettant de déduire de l’IS une partie de leurs intérêts d’emprunt : comme les grandes entreprises recourent beaucoup plus à l’endettement que les PME (elles se financent notamment sur les marchés financiers via des obligations), elles réduisent ainsi considérablement leur base taxable.

Par ailleurs, elles bénéficient plus que les PME de diverses niches fiscales, comme le crédit impôt recherche (CIR, réduction d’impôts calculée sur la base de dépenses de recherche et développement), une sorte de paradis fiscal à lui tout seul qui devrait coûter 7,7 milliards d’euros aux contribuables en 2025.

« Le bénéfice du CIR est aujourd’hui particulièrement concentré sur les grandes entreprises, relevait le Sénat en novembre 2024. En particulier, les cinquante premières entreprises bénéficiaires du CIR concentrent à elles seules près de 45 % du bénéfice du dispositif. (…) La concentration des montants du CIR s’explique par le volume de dépenses de recherche et développement engagé par certaines entreprises. »

« De la même manière, les grands groupes utilisent massivement le mécénat d’entreprises », détaille Attac dans sa note. Selon la Direction générale des finances publiques (DGFiP), ”les grandes entreprises ont déclaré avoir donné 900 millions d’euros, soit 57 % du total des dons des entreprises, alors qu’en 2021 elles ont donné près de 1,3 milliard d’euros, soit 49 % des dons d’entreprises”. Les fondations figurent parmi les grandes bénéficiaires de ces dons. Les entreprises donnent donc à des fondations qui portent leur nom… Ce dispositif a été vertement critiqué par la Cour des comptes, pour qui la notion de l’intérêt général est trop large. En outre, il est parfois détourné de son objectif initial : c’est notamment le cas de grandes marques qui utilisent leurs dons à des fins de publicité. »

Reste à savoir combien cet empilement de niches fiscales (dont l’utilité économique mériterait d’être sérieusement démontrée) coûte aux contribuables. C’est ce que cherche à évaluer Attac dans sa note, à partir des données de la DGFiP. Selon ses calculs, si l’ensemble des entreprises françaises étaient imposées à un taux identique à celui des PME, l’IS aurait rapporté 14,7 milliards d’euros supplémentaires en 2024.

Un énorme manque à gagner pour l’Etat

On peut donc parler d’un énorme manque à gagner pour les finances publiques. Dans le détail, le différentiel d’imposition nous coûte 9,7 milliards d’euros pour les seules grandes entreprises (soit quasiment les deux tiers du manque à gagner total). Pour ce qui est des ETI, il atteint près de 3,3 milliards d’euros. Pour les microentreprises, le manque à gagner existe aussi mais il est évidemment bien plus faible.

Les montants sont certainement sous-évalués. « Il est important de rappeler que ces données se basent sur ce qui est déclaré, précise Attac. Les bénéfices transférés dans des filiales établies à l’étranger par voie d’évasion et de fraude fiscales ne sont donc pas comptabilisés par les données que nous avons utilisées ici. »

« En refusant l’égalité devant l’impôt aux entreprises, l’État a décidé en toute connaissance de cause de s’appauvrir, martèle Vincent Drezet, fiscaliste et membre du comité scientifique d’Attac. Toutes les entreprises imposables devraient être logées à la même enseigne. »

Si le législateur décidait de taxer les grands groupes comme les PME, les grands patrons ne manqueraient pas de hurler au massacre économique. L’Association française des entreprises privées (Afep), puissant lobby patronal, a d’ailleurs publié une note fin septembre, destinée à mettre en garde contre toute hausse de la taxation.

« Si les prélèvements obligatoires s’étendent, cela aura automatiquement un impact sur la répartition de la valeur ajoutée et donc des conséquences sur les salaires, l’investissement et les montants versés aux actionnaires, menace l’Afep. Cela aura aussi des conséquences sur la croissance, l’innovation et les impôts futurs. »

Mais l’association se garde bien de rappeler que les grandes entreprises auraient très certainement les reins assez solides pour encaisser une hausse d’impôt sur les sociétés, sans pour autant toucher à l’emploi ou aux salaires. Il suffit de rappeler que selon la Banque de France, leur taux de marge dépassait allègrement les 30 % en 2023 (dernières données disponibles), soit près de cinq points de plus que dix ans plus tôt !

« Au passage, cette hausse du taux de marge se fait souvent au détriment des PME sous-traitantes, souligne Vincent Drezet. Ces dernières sont mises sous pression par les grands groupes, qui constituent souvent leurs uniques clients. » En somme, non seulement les PME sont davantage taxées que les multinationales, mais elles sont régulièrement placées sous la coupe de ces dernières : on comprend mieux pourquoi les représentants des petites entreprises n’ont pas sauté au plafond lorsque Patrick Martin a proposé son grand meeting…


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