« Les travailleurs servent de variable d’ajustement » : l’intelligence artificielle, un prétexte cynique pour licencier chez les géants de la Tech

Amazon, Microsoft, Accenture… De retentissants plans de licenciements se sont succédé ces dernières semaines au prétexte de l’automatisation. Avec l’essor de l’intelligence artificielle, les jeunes diplômés, en première ligne, peinent à s’insérer sur le marché du travail.

Les géants de la tech suppriment des milliers d’emplois au nom de l’intelligence artificielle. Le taux de chômage des jeunes diplômés grimpe, tandis que les offres d’emploi dans les secteurs exposés à l’IA se raréfient. © DR

 

Face à l’intelligence artificielle (IA), nous sommes trop souvent pris comme un lapin dans les phares d’une voiture. Aussi fascinés que fatalistes, en regardant la catastrophe arriver, en l’occurrence son patron avec son courrier de licenciement. Les exemples commencent à être très nombreux : au prétexte de l’IA, Amazon supprime 30 000 postes de cadres, Accenture 11 000, Tata Consultancy Services 12 000, Microsoft 9000, IBM 9000, Salesforce 4 000…

La liste est longue et, rien que dans les entreprises des nouvelles technologies, les prévisionnistes s’attendent à plus de 200 000 licenciements cette année. Chez Walmart, premier employeur privé des États-Unis, le PDG prépare le terrain et affirme que tous les métiers seront touchés. Quant au patron de Ford, il estime que « l’intelligence artificielle va remplacer littéralement la moitié des cols blancs aux États-Unis ». On pourrait énumérer longtemps les prédictions apocalyptiques énoncées au doigt mouillé.

Une diffusion rapide de l’IA qui bouscule la notion de consentement

« Le monde a un peu perdu la tête avec l’IA », pointe Pierre-Yves Gosset, coordinateur des services numériques de Framasoft, qui, dans sa conférence intitulée « Ce n’est pas l’IA que vous détestez mais le capitalisme », s’emploie à démystifier cette technologie pour examiner ses conséquences sociales, idéologiques et politiques.

« L’IA n’a pas de personnalité morale et physique, ce sont des directions qui décident si on automatise ou pas et si on se passe du contrôle humain. »

La fascination vient aussi du fait que jamais une technologie ne s’est aussi rapidement diffusée. ChatGPT a tout juste 3 ans, et aujourd’hui on estime que 66 % de la population mondiale a déjà eu recours, consciemment ou non, à une IA générative.

Ces licenciements retentissants chez les géants de la Tech et du conseil sont aussi des messages envoyés à de potentiels clients : tous sont vendeurs de solutions d’IA et espèrent montrer par-là que les gains de productivité sont réels, alors que le Massachusetts Institute of Technology (MIT) a produit une étude qui montre que 95 % des projets IA implantés en entreprises n’ont pas atteint leurs promesses.

Et si les Gafam restent largement bénéficiaires, leurs dépenses en forte hausse d’investissements liés à l’IA plombent leurs résultats. L’annonce de la suppression de milliers de postes chez les géants du numérique juste avant la publication de leurs bilans comptables a ainsi servi à maintenir le cours de l’action. Et les marchés asiatiques et le Nasdaq ont tout de même sérieusement marqué le pas ce mois de novembre.

Des licenciements dictés par la Bourse

« En un sens, ce sont des licenciements boursiers, et les travailleurs servent de variable d’ajustement à des marchés très sensibles à l’IA, tranche Pierre-Yves Gosset. Aujourd’hui, aucune entreprise qui ne fait que de l’IA n’est rentable, et la Bourse a commencé à sanctionner les résultats des Gafam. »

De son côté, OpenAI, créateur de ChatGPT, perd au-delà de deux fois plus d’argent qu’elle n’en gagne, et la tendance empire. Son patron, Sam Altman, promet toujours plus pour lever de nouveaux fonds. Sa dernière marotte est l’IA générale (IAG). « Personne ne sait vraiment ce que c’est, un genre de mythe qui désignerait une intelligence artificielle qui n’aurait pas besoin d’humain pour s’améliorer. Qui ne dépendrait plus de sous-traitants au Kenya ou à Madagascar pour la corriger », explique Pierre-Yves Gosset.

Les conséquences sur le marché de l’emploi deviennent néanmoins tangibles. 2025 sera l’année du plus grand nombre de licenciements aux États-Unis, Covid excepté, depuis la crise financière de 2009. Là encore, il est plus simple d’agiter la responsabilité de l’IA que d’incriminer la politique désastreuse de Donald Trump.

Le Doge, le département chargé de trancher dans les dépenses, les commandes et les effectifs de la fonction publique, à l’origine dirigé par Elon Musk, est le premier responsable de la destruction de l’emploi aux États-Unis. Mais un autre indicateur reste préoccupant.

Le Financial Times a forgé le concept de « Job-Apocalypse » pour décrire la crise de l’emploi qui pourrait frapper la nouvelle génération d’entrants au travail. Le taux de chômage des jeunes diplômés est monté de 4,8 à 5,8 % en un an, bien au-dessus de la moyenne nationale (4 %), du jamais-vu aux États-Unis.

Des branches d’activité comme le développement informatique, la finance, le juridique, les services clients ou les ressources humaines sont les plus touchées. Sur des plateformes d’emplois comme Indeed, les offres à destination des jeunes diplômés ont chuté de près d’un tiers, tandis qu’à l’inverse la demande de travailleurs expérimentée reste soutenue.

Hausse du chômage des jeunes diplômés

En France, l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) est très attentive au sujet. « On a remarqué une évolution de nos offres d’emplois ouvertes aux débutants en recul de manière assez marquée dans les secteurs exposés à l’IA, de -16 % ou -17 % dans l’informatique par exemple, alors que c’était plutôt un domaine qui recrutait massivement, explique Gilles Gateau, directeur général de l’Apec. Mais la raison première de cette tendance est-elle l’intelligence artificielle, ou un retournement du marché du travail ? Est-ce conjoncturel ou structurel ? Il est trop tôt pour être affirmatif. »

Notamment parce qu’on manque d’études quantitatives sérieuses sur le sujet en France. Tandis qu’aux États-Unis, celle réalisée par des chercheurs de l’université de Stanford publiée fin août fait référence : ils ont analysé des millions de fiches de paie, des dizaines de milliers d’entreprises états-uniennes. Leurs conclusions affirment que le nombre de jeunes diplômés qui occupent des postes exposés à l’IA est en baisse de 13 % depuis 2022 et l’arrivée de ChatGPT.

« Cette étude confirme en effet ce qui ressort de nos baromètres : les cadres qui utilisent l’IA comparent son utilité à celle d’un assistant, ou d’un stagiaire qui dégrossit le travail et derrière lequel il faut repasser pour corriger, affiner, apporter de l’expertise », ajoute Gilles Gateau. Le directeur général de l’Apec sonne toutefois l’alarme : « Cela risque de poser un problème redoutable à long terme pour les entreprises. Si on ne recrute plus de juniors, d’apprentis, qui demain deviendra sénior ? Comment les travailleurs vont-ils acquérir de l’expérience ? Il faut se poser ces questions aujourd’hui », avertit-il.

Des libertariens se saisissent déjà de ces tendances pour suggérer des solutions qui font froid dans le dos. Certains conseillent aux jeunes d’arrêter de payer des cours à l’université et de donner cet argent aux entreprises pendant un an ou deux pour leur donner l’expérience dont ils ont besoin face aux IA. Ils préconisent encore d’obliger contractuellement les jeunes à rester plusieurs années dans l’entreprise, passé les premiers temps où ils sont jugés moins productifs que l’IA…

Une automatisation qui menace les savoir-faire humains

Une étude publiée mi-octobre par l’institut britannique BSI et conduite auprès du patronat de sept pays (Royaume-Uni, États-Unis, France, Allemagne, Australie, Chine et Japon) confirme qu’un tiers des patrons regardent désormais s’il y a une solution IA avant un recrutement, et que 40 % d’entre eux ont déjà réduit ou ont l’intention de réduire le nombre de postes de débutants.

En moyenne, les patrons estiment que lorsqu’une IA est capable d’accomplir 70 % des tâches d’un employé, son poste est supprimable. Les vendeurs d’IA veulent imposer une vision du travail déterminée par la technologie : c’est elle qui décide, selon ses capacités, quelles tâches seront automatisées, et le reste sera dévolu aux humains.

Elle accélère ainsi une transformation fondamentale dans la conception du travail, liée aux compétences : on n’exerce plus un métier, mais on accomplit une succession de tâches. « C’est ainsi que l’IA fonctionne : elle saucissonne des problèmes en étape et les résout un à un, et de la manière la plus productive possible, mais la plupart des métiers sont beaucoup plus que ça : on risque de perdre toute humanité, ce qui relève du non-dit, les savoir-faire qui divergent des compétences apprises », déplore Pierre-Yves Gosset.

L’auteur de science-fiction Cory Doctorow résume les choses ainsi : « La technologie ne pourra jamais intégralement automatiser votre métier, mais un vendeur d’IA pourra convaincre à 100 % votre patron du contraire. »


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