Le 6 décembre 1905, la loi de séparation de l’Église et de l’État est définitivement votée. Fruit d’une longue lutte des républicains parmi lesquels Jaurès et Briand, la loi s’impose non sans résistances du clergé et de ses soutiens. Cette loi est une étape historique fondamentale entre les principes posés par la révolution et la consécration de la république laïque à la libération.

« Victoire historique. » Sous ce titre triomphant et sur trois colonnes à la Une, « l’Humanité » du 7 décembre 1905 publie un grand article de Francis de Pressensé, député socialiste de Lyon. La loi de séparation des Églises et de l’État, que la Chambre des députés a adopté le 3 juillet, vient de l’être par le Sénat, le 6 décembre, sans modification, par 181 voix contre 102. Le président de la République Émile Loubet n’a plus, malgré son opposition, qu’à la promulguer le 9. En dépit de multiples difficultés, la séparation, inscrite dans tous les programmes républicains depuis 1869, est enfin adoptée.
Une fois parvenus au pouvoir en 1880, Léon Gambetta et Jules Ferry l’avaient ajournée et avaient maintenu le Concordat que Napoléon Bonaparte avait négocié en 1801 avec le pape VII reconnaissant le catholicisme comme la « religion de la majorité des Français ». Ils ne voulaient pas aggraver le conflit récurrent opposant les monarchistes catholiques et les républicains anticléricaux. Ils devaient d’abord républicaniser les Français par les lois scolaires sur l’enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïque pour les garçons et les filles.
Cependant le conflit des « deux France » s’aggrava en 1898 avec l’affaire Dreyfus qui révéla le triple danger nationaliste, clérical et antisémite menaçant la République. Une fois « le bloc des gauches » victorieux aux législatives de 1902, le gouvernement du radical et anticlérical Émile Combes interdit la plupart des congrégations religieuses qui refusaient de se plier à la loi sur les associations de 1901. Mais il restait attaché à un concordat que le nouveau pape intransigeant Pie X ne respectait plus. La séparation ne pouvait plus être ajournée.

© The Holbarn Archive
Huit propositions de loi de séparation avaient été déposées entre 1902 et 1903. Des radicaux et des socialistes anticléricaux réclament rituellement la suppression du budget des cultes et la dénonciation du concordat. Deux projets émanent même de catholiques anticoncordataires et champions de la « liberté des Églises ». Mais c’est la proposition de Pressensé, la plus élaborée et signée par plus de 50 députés, qui provoque l’élection le 11 juin 1903 d’une commission parlementaire pour élaborer un projet acceptable par les républicains.
« Nous voudrions que la séparation des Églises et de l’État n’apparût pas comme la victoire d’un groupe contre d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune de tous les républicains », Jean Jaurès
De Pressensé rappelle l’« énergique initiative » des socialistes encore peu nombreux et divisés. Les « combistes » s’étant récusés, furent élus 7 socialistes et 9 radicaux-socialistes favorables à la séparation face à autant d’opposants, 7 « progressistes » et 9 « conservateurs ». Ferdinand Buisson, philosophe longtemps directeur de l’enseignement primaire et dirigeant radical-socialiste, en est élu président, et le jeune député socialiste Aristide Briand, poussé par Jaurès, rapporteur. Se félicitant le 1er juin 1904 de la qualité des travaux de la commission, Jaurès émet le vœu : « Nous voudrions que la séparation des Églises et de l’État n’apparût pas comme la victoire d’un groupe contre d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune de tous les républicains. »

© Archives Charmet
La majorité des 33 adopte l’avant-projet Briand le 7 juin 1904, avant même la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Vatican. Combes doit alors se résigner au « divorce » ; mais il fait déposer le 10 novembre 1904 un contre-projet gouvernemental gallican voulant imposer encore le contrôle strict de l’État sur les Églises. Tollé général ! Il est cependant contraint à la démission par le scandale des fiches établies sur les pratiques religieuses des officiers. Le nouveau gouvernement Rouvier doit s’engager à mettre à l’ordre du jour la séparation. La commission des 33 élabore à marche forcée une synthèse et le 4 mars 1905 Briand dépose, sur le bureau de la Chambre, le projet définitif qui servira de base à trois mois de débats intenses et de très haute qualité.

La loi de 1905 est donc née d’une initiative parlementaire. Mais elle a été appuyée, portée par une intense mobilisation des comités laïques, par plus de 30 000 pétitions et des manifestations répétées des libres penseurs et des francs-maçons. Le projet Briand suscitera à la Chambre des députés trois mois de débats de très haute qualité.
« La liberté vaut mieux que l’argent »
Les deux premiers articles de la loi sont titrés « Principes » afin, comme le voulut la commission, que « tous les législateurs et magistrats s’y réfèrent à l’avenir ». Le président Buisson avait voulu que soit affirmé, « mieux qu’en 1789 », que la liberté absolue de conscience est « un principe nouveau », la première des libertés d’où découlent toutes les autres. Il voulait marquer plus encore l’égalité de droit entre tous les êtres libres en leur for intérieur d’avoir ou de ne pas avoir de religion. Puisque « la République assure la liberté de conscience », elle n’a donc à garantir que « le libre exercice des cultes », soit l’usage collectif d’un droit privé y compris dans l’espace public. L’article 1er rédigé par la commission a été adopté par 438 députés. De Pressensé souligne que le primat de la liberté de conscience sur la liberté de religion est en France « l’aboutissement de l’œuvre d’émancipation des héros de la pensée libre depuis les juristes de la Renaissance et les encyclopédistes du XVIIIe siècle ».
Que lui inspire l’article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » ? « C’est fini. Le Concordat a vécu, il n’y a plus d’Église officielle en France. » C’est la fin des quatre « cultes reconnus », établis par Napoléon. Les Églises ne sont plus des institutions de droit public, ni les ministres du culte des fonctionnaires payés et contrôlés par l’État. Comme Jaurès, il affirme plus encore que « le vieux lien théologique qui retenait le temporel au spirituel est tranché ». Depuis 1789, les « devoirs envers Dieu » ont désormais été remplacés par « les droits de l’Homme et du Citoyen » comme base des sociétés. Tous les budgets des cultes sont supprimés : « La liberté vaut mieux que l’argent » s’exclame-t-il !

Mais pour Jaurès, la question des futures « associations cultuelles » prévues à l’article 4 était « le nœud de la loi ». Des catholiques craignaient de voir des associations schismatiques échapper à l’autorité des évêques ; des protestants espéraient que certaines dissidentes les rejoignent ; des anticléricaux redoutaient que ces nouvelles « cultuelles » ne s’opposent aux conseils municipaux et suggéraient de les placer sous la tutelle directe du Conseil d’État. Le 21 avril, Jaurès clame à la tribune : « La France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire. Nous ne faisons pas une œuvre de brutalité ; nous ne faisons pas une œuvre de sournoiserie ; nous faisons une œuvre de sincérité ».
Finalement adoptée le 3 juillet 1905 par 341 députés contre 233
La commission et lui proposent un amendement précisant que « les futures associations culturelles se conformeront aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». L’État n’a pas à s’immiscer dans l’organisation des cultes, fussent-ils monarchiques ; c’est l’affaire des seuls fidèles. Clemenceau s’insurge contre ces « socialo-papalins », ces « laïques en peau de lapin ». Peu importe ! L’article 4 amendé, les catholiques comme les anticléricaux l’ayant voté, est adopté par 482 voix contre 52. Jaurès peut s’exclamer alors : « La Séparation est faite ! »
Briand déclare le 26 juin 1905 que la loi qu’allaient voter les députés est « libérale » car elle va permettre « une double émancipation » : émancipation de toutes les religions, anciennes comme nouvelles, disposant pour la première fois dans l’histoire de la pleine liberté de s’organiser et d’exercer leur culte, sans être soumis au contrôle administratif de l’État, mais à condition de respecter l’ordre public défini par la loi ; émancipation de l’État, neutre en matière religieuse comme philosophique, renonçant à s’immiscer dans les affaires religieuses sauf pour faire respecter la liberté de culte des fidèles et la pleine liberté de conscience de ceux qui voudraient changer de religion ou n’en pratiquer aucune.
La loi est finalement adoptée le 3 juillet 1905 par 341 députés contre 233. Par les 53 socialistes, les 110 radicaux-socialistes, une centaine de radicaux et une partie des « progressistes », tous laïques en dépit de leur anticléricalisme plus ou moins prononcé ou de leur athéisme. Même si le terme « laïcité » n’apparaît pas dans la loi, ses principes y sont affirmés : liberté de conscience, égalité des droits pour tous et neutralité de l’État.
De Pressensé se félicite que le parti socialiste, enfin unifié le 23 avril, puisse désormais, par la conquête de cette « réforme révolutionnaire », pousser les radicaux à aborder enfin la question sociale. La suppression du budget des cultes devrait servir à abonder la caisse des retraites ouvrières et paysannes. Jaurès dira souvent : « Laïcité et progrès social sont deux formules indivisibles ».
Alors que les protestants et les juifs se conforment aussitôt à la loi, alors que nombre d’évêques de France pensent l’expérimenter, le Vatican incite les royalistes d’Action française et les militants d’Action catholique à s’opposer aux inventaires à Paris et en province. Les archives vaticanes révèlent que le secrétaire d’État, le cardinal espagnol Merry del Val, espérait un « soulèvement national » car il redoutant que la France ne devienne un « exemple de liberté » et « une force de progrès » pour les catholiques du monde entier.
Le Concordat de 1801
En dépit de ses anathèmes répétés, le Vatican ne réussit pas à mettre en échec l’application de la loi. Briand devenu ministre des cultes, contourna l’obstruction de l’Église par des lois complémentaires afin que la loi soit appliquée « sans capitulation, ni persécution ». Et le Vatican se résigna en 1920 à proposer d’organiser l’Église de France, comme il aurait pu le faire dès 1906, en « associations diocésaines », déclarées conformes à la loi par le Conseil d’État en 1924. Mais il n’accepte toujours pas la séparation et la laïcité républicaine.
La loi de 1905 n’a plus été appliquée en Alsace-Moselle : en 1918, le gouvernement d’Union nationale, dirigé par Clemenceau, maintint le concordat et, en 1924, le « Cartel des gauches » renonça à l’abroger. La loi ne fut pas non plus appliquée dans l’Empire colonial, pas même dans les trois départements français d’Algérie, en dépit des demandes des oulémas. L’État colonial, maintenant le statut de l’indigénat, nomma et paya les imams et les cadis, tout comme les prêtres et les rabbins. Une première rencontre entre l’islam et la laïcité fut ainsi manquée.

En 1946, les droites et les centres gauche firent échouer la constitutionnalisation de la loi de 1905, et la République n’a été déclarée « laïque » que grâce à un amendement communiste soutenu par toutes les gauches. En 1958, l’article 1er de la Constitution amendée proclame que la République « respecte toutes les croyances » : formule ambiguë car le respect est dû aux personnes, pas aux doctrines et aux religions toujours critiquables. Et depuis, certains affirment que la République est passée d’une « laïcité séparatiste » à une « laïcité de reconnaissance » !
Mais, quelles que soient aujourd’hui les diverses représentations de la laïcité, le Conseil d’État en 2004 et la Cour de justice européenne en 2008 ont reconnu que « la véritable clé de voûte de la laïcité française est la loi du 9 décembre 1905 ».
En savoir plus sur l’auteur :
Jean-Paul Scot, historien et auteur de :
« L’État chez lui, l’Église chez elle. Comprendre la loi de 1905 », Paris, Seuil, Points Histoire, 2005.
« Jaurès et le réformisme révolutionnaire », Paris, Seuil, Essais, 2014.
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