Dans sa quête de compréhension des malheurs du monde, le neuropsychiatre de renom Boris Cyrulnik analyse la tentation confortable de céder au dangereux aveuglement de l’embrigadement et lui oppose la pensée guidée par l’expérience sensible et le questionnement, l’esprit libre de ceux qui creusent leur propre sillon. Brûlant d’actualité.
Surtout connu pour avoir développé le concept de résilience, le neurologue et psychanalyste, qui, à 7 ans, a échappé à la mort que lui promettait une idéologie meurtrière, poursuit son exploration des mécanismes de la psychologie humaine. Dans son dernier ouvrage, « le Laboureur et les Mangeurs de vent », il tente d’expliquer les mécanismes qui conduisent certains à se repaître de rassurants discours totalitaires jusqu’à l’aveuglement, au meurtre ou au génocide, tandis que d’autres s’emploient à penser par eux-mêmes, portés vers l’heuristique et l’empathie.
Quand et comment vous est apparue la distinction entre ceux qui ont une pensée ancrée dans le réel et ceux qui adhèrent à des discours préfabriqués ?
Boris Cyrulnik
C’est un problème que je me pose depuis mon enfance. Je me demande pourquoi certains parmi nous peuvent avoir des idées complètement coupées de la réalité. J’ai subi la guerre de 1940 et j’ai connu celle d’Algérie. J’ai pu constater à chaque fois qu’il y a deux manières d’aborder ces crises majeures. On peut les comprendre parce que l’on connaît l’autre, on le rencontre, on débat avec lui. C’est ce qu’Hannah Arendt appelle le récit enraciné. Au contraire, on peut aussi adhérer à un récit coupé de la réalité sensible. C’est ce que j’appelle aujourd’hui le délire logique. Le mot « délire » se décompose ainsi : « de » privatif, qui signifie « sans », et « lira », qui est « le sillon creusé dans la terre ». Et j’ajoute « logique », puisqu’il s’agit en général de discours très cohérents et qu’il n’est pas nécessaire d’être psychotique pour être délirant.
CEUX QUI N’ONT PAS ÉTÉ ASSEZ SÉCURISÉS DANS LEUR ENFANCE PEUVENT SE LAISSER BERCER PAR DES “DÉLIRES LOGIQUES”. LE MÉCANISME EST LE MÊME À L’ÉCHELLE D’UN PEUPLE. »
Bien sûr, quand j’étais enfant, je ne formulais pas les choses ainsi, mais j’ai eu ce besoin de comprendre pourquoi j’avais été arrêté à 7 ans, en 1942, lors d’une rafle à Bordeaux, enfermé, avant de pouvoir m’en échapper presque miraculeusement. À l’époque, j’entendais autour de moi un discours qui plaçait les nazis du côté des barbares et les résistants du côté des « gentils ». Or, mes souvenirs personnels ne collaient pas tout à fait avec ces assertions. J’ai en tête l’image d’un soldat allemand qui avait eu de l’empathie pour moi et qui m’avait montré une photo d’un enfant de mon âge, son fils je suppose. J’avais donc l’intime conviction que la réalité était plus compliquée que le récit qu’on m’en faisait. C’est donc là l’origine de ma quête.
Après-guerre, j’entendais les gens expliquer la tragédie par la paranoïa d’Hitler, par sa syphilis cérébrale. Même si ces pathologies étaient réelles, elles ne suffisent pas à comprendre les causes de la Seconde Guerre mondiale. D’autant que l’Allemagne des années 1930 n’était pas un pays barbare, c’était le pays le plus cultivé d’Occident. On lui doit de grands philosophes, intellectuels, musiciens qui représentent une grande partie de notre culture commune. J’ai donc cherché à découvrir pourquoi un tel peuple avait pu adhérer ainsi aux discours hitlériens. J’ai commencé par étudier la psychiatrie, convaincu que cela m’apporterait des clés d’explication. J’en suis moins sûr aujourd’hui. En effet, pour devenir médecin, j’ai dû apprendre, pour avoir mes examens, des théories qui étaient totalement délirantes.
Par exemple, le fait que l’on devait recoudre à vif les blessures des enfants car une anesthésie risquait de masquer certains symptômes. C’est scientifiquement vrai, mais dans la réalité de mon expérience de praticien, la souffrance de l’enfant, occultée dans cette « théorie », prime. C’est une de mes confrontations personnelles au savoir du laboureur, celui qui a les pieds sur terre, qui détient le savoir fait de pratique et d’observation comme le paysan, la mère de famille, le soignant ou l’ouvrier spécialisé.
Ce type de délire logique n’épargne donc pas les scientifiques ?
Non, les médecins nazis comme Mengele, par exemple, en sont la preuve. On peut également citer le cas du biologiste Alexis Carrel, qui a obtenu en 1912 un prix Nobel pour ses découvertes sur la suture des vaisseaux sanguins. Il en aurait mérité un autre pour ses travaux sur la culture des tissus, qui ont métamorphosé la recherche médicale.
Néanmoins, en 1935, il propose dans son livre « l’Homme, cet inconnu » de réaliser « des euthanasies morales pour les épileptiques, les malades mentaux et ceux qui troublent l’ordre public ». La méthode envisagée pour les réaliser était celle des chambres à gaz. Pourtant, les témoignages rapportent que cet homme très croyant était particulièrement gentil, cultivé… Et cela ne l’a pas empêché de s’enfermer dans une théorie eugéniste, et de prôner le sacrifice d’êtres humains « non conformes » pour ce qu’il croyait être le bien de l’humanité.
Quels sont les déterminants qui amènent une personne à penser à partir de sa propre expérience ou, au contraire, à adhérer à des discours déconnectés du réel, voire totalitaires ?
Dans un pays en paix, une vaste cohorte de tests psycho-comportementaux et beaucoup d’études montrent que, à 10 mois, 70 % des enfants ont acquis un attachement dit « sécure », c’est-à-dire une confiance en eux qui leur permet d’interagir avec l’autre sans peur. 30 % sont au contraire peureux, ambivalents ou agressifs. Or, les personnes qui, dans les 1 000 premiers jours de leur existence, ont acquis un attachement sécure peuvent changer d’idée, se laisser convaincre ou encore remettre en doute un discours qu’on leur assène, notamment quand il s’agit d’une affirmation délirante logique.
Celles et ceux qui n’ont pas été assez sécurisés dans leur petite enfance peuvent se laisser bercer par des discours logiques mais dangereux. Cela peut notamment arriver dans des périodes de fragilité. On peut par exemple citer le cas des reclus de Monflanquin. Cette affaire démarre quand la directrice d’une école de secrétariat huppée est en grande difficulté et très angoissée. C’est alors qu’elle se met sous l’emprise de son prestataire de ménage, qui lui fait croire qu’elle et sa famille sont menacées et qu’il est le seul à pouvoir les sauver. Une partie de cette famille riche et très éduquée mettra des années à ouvrir les yeux sur l’escroquerie dont elle est victime.
À l’échelle d’un peuple, le mécanisme est le même, comme l’ont analysé notamment Jules Michelet, Émile Durkheim et d’autres. D’ailleurs, Hitler a été élu démocratiquement et, aujourd’hui encore, un très grand nombre de régimes autoritaires ont été mis en place par des peuples désorientés, en difficultés psychosociales. Comme l’écrivait Michelet, « c’est dans les déserts de sens que naissent les sorcières ».
Quels sont les ressorts d’un discours qui suscite une aveugle adhésion ?
Quand le terrain est prêt, pour qu’un aspirant tyran puisse susciter l’adhésion, il lui suffit d’employer un langage clair, voire des raisonnements simplistes, dogmatiques, car les gens ont besoin de certitudes. Il faut aussi employer le mot « peuple » de temps en temps et surtout affirmer que l’on est prêt à se sacrifier, voire à mourir pour lui. C’est ce que font régulièrement Jair Bolsonaro ou Recep Tayyip Erdogan. Quand les citoyens sont désemparés, vulnérables, ils ont besoin de croire à une solution quasi miraculeuse.
Le fait même de se trouver face à une alternative les angoisse. Ils sont donc prêts à se laisser guider par celui ou celle qui va proposer une solution unique, souvent étayée par la désignation d’un « coupable » dont il faudrait se débarrasser. Après chaque catastrophe, comme une épidémie, un tremblement de terre ou une grave crise économique, il faut des boucs émissaires. Cela a pu être les juifs, les femmes ou encore les étrangers… supposés être à l’origine de tous les maux.
LE CITOYEN DÉSEMPARÉ A BESOIN D’UN REMÈDE MIRACLE. L’ALTERNATIVE EST SOURCE D’ANGOISSE ; IL SE LAISSE GUIDER PAR CELUI QUI VA PROPOSER UNE SOLUTION UNIQUE. »
Autre ressort d’un discours manipulateur dont nous avons un exemple très contemporain : l’euphémisation et l’emploi de termes techniques. Ainsi Vladimir Poutine interdit de prononcer le mot « guerre » alors qu’il a ordonné à son armée d’envahir l’Ukraine. C’est le terme « opération spéciale » qui est imposé. Durant la dernière guerre mondiale, les nazis parlaient de « Stuck » (pièces) pour désigner les personnes juives enfermées dans les camps. Ils pouvaient ainsi se dédouaner en se disant qu’ils ne tuaient pas des êtres humains. Enfin, ce qui fonctionne très bien également pour susciter l’adhésion à un discours totalitaire, c’est la victimisation. On confère à ceux que l’on veut détruire des intentions néfastes ou des caractéristiques monstrueuses. Ce qui justifie de s’en défendre… en les attaquant ! Le fait que Poutine parle de dénazification comme but de sa guerre en est une parfaite illustration. De même, certains antivax arborant une étoile jaune assimilaient l’obligation vaccinale à un acte nazi. Ce qui, à leurs yeux, justifiait de s’en défendre de manière violente.
Penser par soi-même demande un effort et expose à l’isolement.
Vous opposez le laboureur, au singulier, à la masse des mangeurs de vent. Penser par soi-même est-il toujours un exercice solitaire ?
L’arme de la dictature, c’est le conformisme, qui est bien plus puissant que la police et l’armée. J’ai eu l’occasion de rencontrer des hommes et des femmes qui avaient été dans les jeunesses hitlériennes. Ils et elles en gardent le souvenir merveilleux d’un endroit où l’on chantait, on campait, où on avait plaisir à être ensemble et où on se sentait protégé par le groupe. Il est difficile de s’arracher à cette exaltation. Mettre en doute l’idéologie du groupe, c’est prendre le risque de s’en voir exclu. Ce qui peut être très difficile à vivre.
Penser par soi-même demande donc un effort et expose à l’isolement. Mais si le laboureur est seul au début, il peut être rejoint par d’autres. Dans le domaine de la science, que je connais bien, si on veut faire carrière, il faut répéter la voix du maître. Faire cesser une pratique délirante comme la lobotomie fut l’œuvre de médecins qui n’étaient pas psychiatres, mais qui ont réussi à faire comprendre, après des années de mépris de l’institution, que ces mutilations apportaient beaucoup de souffrances pour aucun bénéfice. Pour que le laboureur puisse être entendu et compris, il lui faut des relais, des porte-parole comme les journalistes, les artistes, les intellectuels qui portent sa voix dans l’espace public. Dans ce cas, il pourra faire école à son tour. En science, toute innovation est souvent mal perçue, il faut du temps et de la persévérance pour changer la culture.
Sur le plan politique, il paraît difficile de faire revenir à la raison un tyran enfermé dans ses certitudes. Comment alors faire cesser une situation d’emprise collective ?
Les dictateurs finissent toujours par tomber car ils aggravent la condition socio-économique de leur peuple. En général, leur premier acte, quand ils arrivent au pouvoir, est de contrôler l’information en sélectionnant les journalistes et d’emprisonner les opposants, parfois en les assassinant. Malgré cela, la vérité perce avec le temps. Une résistance peut alors commencer à s’organiser avec un objectif de liberté qui pourra rallier les déçus de la promesse non tenue du dictateur. Mais il est préférable, pour toute société, d’essayer de ne pas en arriver là, en prévenant l’ascension à sa tête d’un tyran.
Dans certaines cultures contemporaines où l’unique horizon proposé à la jeunesse est la consommation immédiate, certains perdent tout sens et deviennent ce qu’au Moyen Âge on appelait des « errants ». Ils se tournent alors vers la drogue, l’alcool ou la malbouffe, ce qui produit addictions et obésité. Quand un candidat dictateur arrive dans un tel contexte et propose de remettre de l’ordre en proposant un projet, aussi fou soit-il, il ne lui est pas difficile de susciter l’adhésion de la population. Car il semble apporter quelque chose de nécessaire, que la culture défaillante de la société en question a oublié.
Pour éviter cela, il faut mettre en place, dans des institutions intermédiaires entre la famille et la société, comme l’école ou d’autres structures éducatives, un cadre où l’on entraînerait les enfants à débattre, à enquêter, à juger et à décider.
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