Ovidie et Diglee : « Désirable mais pas trop active », ces doubles injonctions faites aux filles

Dans « Tu n’es pas obligée », guide pédago et féministe, l’auteure et réalisatrice Ovidie retrouve l’illustratrice Diglee pour livrer quelques bons conseils aux adolescentes à l’aube de leur vie sexuelle.

Après « Libres », « Baiser après #MeToo », Ovidie et Diglee s’attaquent aux injonctions faites au corps et à la sexualité dans « Tu n’es pas obligée », en s’adressant plus particulièrement aux adolescentes. Face au retour de bâton antiféministe, les autrices misent tout sur la génération qui vient. Dialogue.

« Tu n'es pas obligé », 
d'Ovidie et Diglee, 
éditions la Ville brûle, 
76 pages, 12 euros

« Tu n’es pas obligé »,
d’Ovidie et Diglee,
éditions la Ville brûle,
76 pages, 12 euros

Votre nouveau livre décortique les injonctions liées au corps, aux normes, aux relations sexuelles. Comment définiriez-vous une injonction ?

Ovidie C’est lorsqu’on se sent obligé de faire quelque chose dont on n’a pas réellement envie, alors que personne ne nous y contraint réellement. C’est plus pernicieux qu’une obligation, dans la mesure où l’injonction nous laisse croire que la décision vient de nous. Il y a cette illusion que ce serait notre choix. C’est plus agressif qu’une simple suggestion parce que, si on ne s’y plie pas, on risque d’en payer le prix en retour. Exemple typique : « si je me maquille, c’est pour moi ». Non, ce n’est pas vrai. Nous le faisons pour le regard social, pour les autres. Personne ne nous y oblige, mais, si nous n’y répondons pas, nous nous retrouvons en marge de la norme, donc exclues.

Comment se traduit l’injonction à la sexualité dans la société ?

© Julia AndyOvidie, Auteure et réalisatrice

Ovidie Elle est omniprésente dans notre environnement : dans l’espace public, dans la rue, dans les Abribus, dans notre environnement culturel et médiatique. On ne remarque même plus tous ces signaux sexuels dans les pubs, les séries. Et il y a cette idée que, si une femme n’a pas de sexualité, c’est qu’elle n’est pas désirée et qu’elle n’a donc aucune valeur. C’est un peu moins le cas des hommes, qui arrivent à se revaloriser par d’autres choses, comme la réussite sociale. Nous, avant même la réussite sociale ou les études, notre première fonction est d’être belle. Dès qu’on est petite fille, on nous apprend à attirer et faire risette au monsieur. Après, si on est bonne élève, tant mieux. On ne nous apprend pas l’auto-accomplissement. Même dans l’acte sexuel, on veut avant tout plaire à l’autre et non prendre du plaisir.

© Pauline DarleyDiglee,Illustratrice

Diglee La manière dont un homme ou une femme se prépare avant un rendez-vous possiblement sexuel est significative. La femme va s’épiler, acheter peut-être de la lingerie – d’ailleurs ce truc de lingerie me questionne énormément : c’est l’emballage du cadeau bandant et désirable. Il y a vraiment deux comportements différents. L’homme se pointe. S’il est lavé, c’est un plus ! Et nous, on a parfois mis des heures à se préparer. Mais attention à la double peine. Il ne faut pas être trop active sexuellement. Il y a la double injonction à être effectivement désirable et en même temps surtout pas pute. Il y a aussi deux poids deux mesures dans le rapport à la première fois. Les jeunes filles anticipent que ce sera douloureux et que c’est normal. Or, très souvent, les saignements ne sont pas du tout liés à la rupture de l’hymen. C’est un mythe. C’est dû fréquemment à des rapports trop brutaux, sans lubrification. C’est juste un saignement d’agression du corps. Les filles partent déjà mal armées, avec la croyance que l’acte va faire mal et qu’il faudra s’y plier. On a un peu intégré ce rapport-là dans la sexualité hétérosexuelle. Alors, comment aujourd’hui construire une sexualité hétérosexuelle si ce n’est égale, au moins douce et satisfaisante ? Quand on a érotisé la domination pendant trente ans, que va-t-il rester si on l’exclut de sa sexualité ?

voir aussi: Diglee : « Dans mes romans pour ados, le féminisme est un cheval de Troie » | L’Humanité (humanite.fr)

En tant que mère et féministe, ne craint-on pas aussi de transmettre ses peurs à ses enfants ?

Ovidie Bien sûr. C’est parce qu’on est hyperlucide des dangers – en gros parce qu’on a pratiquement toutes été violées un jour –, que ça peut être insupportable d’être mère d’une fille de 16 ans. C’est hyper-angoissant de se dire que, statistiquement, il est fort probable que la personne que j’aime le plus au monde soit confrontée à cette violence-là un jour. Sur le papier, nous avons envie de transmettre un désir d’émancipation, mais, par désir de protection de nos gamins, nous allons leur dire de faire l’inverse. Mais c’est valable pour n’importe quel combat politique : nous ne sommes pas toujours cohérents avec nous-mêmes. Nous pouvons avoir des convictions, aspirer à un idéal et parfois être rattrapés par la réalité et ne pas se comporter en accord avec nos idéaux.

Le féminisme est-il forcément anticapitaliste ?

Ovidie Lutter contre la dimension consumériste des corps, type applications de rencontre, est une problématique anticapitaliste. Or, nous nous rendons compte que, dans nos luttes, nos camarades militants hommes ne se posent pas toutes ces questions liées à l’intime. Ils peuvent lutter contre le consumérisme mais ne pas penser à la consommation des corps. Ils peuvent se prononcer en faveur d’une égalité sociale, mais ils ne vont pas forcément penser à une égalité au sein de la chambre à coucher. Je n’adhère pas à l’idée qu’une fois qu’on aura fait sauter le capitalisme il n’y aura plus de problème de sexisme dans la société. C’est un leurre. C’est un truc que l’on a inventé pour faire croire que le féminisme était une sous-lutte. J’entends la critique du féminisme washing. La récupération capitaliste de nos luttes existe, l’intégration du féminisme dans la société du spectacle. On le voit dans les séries, dans certains produits pop. Mais est-ce que c’est grave ? Si quelque chose doit se vendre en ce moment, je préfère que ce soit ça plutôt que des idées nauséabondes. Je préfère que les ados aient envie de s’identifier à des personnalités médiatiques qui se revendiquent féministes plutôt que dans les mouvements Zemmour et d’extrême droite où il y a plein de jeunes, comme avant eux les bébés manif pour tous…

Diglee La réalité, c’est qu’il y a cinq-six ans, dire qu’on était féministe créait un froid. Ça a au moins servi à démocratiser ce mot. Tant qu’on luttait sur son utilisation, on ne parlait pas des vraies questions. Quand j’avais mis sur ma bannière de blog que j’étais « autrice, illustratrice, féministe », on m’avait dit de ne pas trop le revendiquer, car je pourrais perdre des contrats… Et ce n’est pas vieux du tout.

Où en est-on de la séquence #MeToo après l’acquittement des policiers du 36, quai des Orfèvres, les plaintes accusant PPDA classées sans suite… ?

Diglee En ressenti intime, je sens le retour de bâton arriver. L’accueil de ce livre n’est pas le même que pour « Libres » en 2017. Une opposition s’organise. Mes amies autrices féministes ont peur, et se demandent si elles devront se protéger, comme Pauline Harmange et Alice Coffin. Il y a aussi le climat du pays dans cette période présidentielle, le traitement du deuxième procès du 36, quai des Orfèvres, l’affaire Johnny Depp et Amber Heard, avec des journaux qui titrent « Elle a menti », « Elle est folle », mais rien sur la violence de Johnny Depp. Il suffirait d’avoir un ou deux contre-exemples d’une femme publique qui aurait accusé à tort pour que tout soit rasé, tout ce qu’on a essayé de bâtir en cinq ans.

Ovidie J’abonde. On est en plein dans le backlash et ce n’est que le début de la guerre. J’ai l’impression qu’elle est menée par la génération des plus de 50 ans. C’est la génération des plus jeunes qui va nous en sortir. Les garçons auront grandi dans un contexte où ils auront été familiarisés à toutes ces notions de féminisme : consentement, slutshaming, revenge porn, manspreading, mansplaining, etc. Et les filles de la génération qui arrive sont hyper-badass ! C’est cette génération-là qui arrivera à mettre un terme à cette guerre qui n’en finit pas. C’est une question de temps. Mais nous, on va continuer à se battre pendant ce temps-là.

 


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