L’inclusion contraire à l’idéal universaliste de la République et l’école inclusive responsable de la faillite de l’Éducation nationale ?
C’est une petite musique que l’on entend depuis quelques années déjà, mais elle commence à apparaître plus fréquemment un peu partout, y compris lors de conversations anodines. Avec la tribune publiée le 20 octobre dans l’Opinion par le communiquant Vincent Lamkin, cette thèse est déclinée avec force. L’auteur, fondateur d’un groupe de communication qui « aspire à influencer “positivement” le monde », veut montrer que du point de vue philosophique et politique, « l’inclusion compromet l’altérité inhérente à notre pacte républicain ». Il dénonce en premier lieu cette mode qui conduit les institutions et les entreprises à se qualifier ou à qualifier d’inclusives leurs productions. On pourrait penser qu’il dénonce ce phénomène comme on dénonce le greenwashing, un faux semblant de prise en compte de la problématique écologique pour mieux vendre sans rien changer à l’essentiel. Mais ce n’est pas le cas. En fait, il disqualifie le concept-même d’inclusion. Selon lui, l’inclusion engage dans la société « un mécanisme de revendication et de reconnaissance identitaires par lequel chacun a la possibilité de tester les limites d’un système, à la manière dont un enfant teste les limites ». Ce faisant, « l’inclusion compromet l’altérité inhérente à notre pacte républicain » pour lequel « l’abolition des différences dans un cadre commun fonde le vivre ensemble et l’égalité ». Elle est « l’arme de séduction passive du wokisme » et « l’arme de destruction massive du citoyen, car il sera une machine à produire du “sujet-roi” ». L’auteur fusille dès lors l’école inclusive : « C’est au nom de l’inclusion que nos institutions ont tiré vers le bas, avec le succès que l’on sait, le système scolaire français, mettant à mal la méritocratie républicaine pour creuser, in fine, les inégalités que celle-ci prétend combler ».
Wokisme, baisse du niveau du système scolaire, sapement de la République… D’un point de vue rhétorique, ces accusations à caractère infamant contre l’inclusion et ses acteurs disqualifient toute tentative de discussion. Il y a là un procès sans possibilité d’appel qui rend compte de cette tendance si fréquente en France au clivage intransigeant sur le thème de la préservation de l’identité, en l’occurrence l’identité d’une immarcescible république française à vocation universaliste.
Toutefois, Vincent Lamkin concède que « l’intégration des personnes handicapées dans la société, à l’école ou au travail » mérite d’être prise en considération. Il affirme ainsi que « L’enjeu est bien de ne pas assigner à résidence un handicapé dans cette identité, mais de la prendre en compte pour lutter contre les inégalités générées par la stigmatisation des différences ». Cela correspond presque au principe de l’inclusion scolaire… qu’il dénonce pourtant. Mais dans l’expression de cette concession, sans en avoir conscience, en le substantivant, il réduit l’être humain en situation de handicap au trouble ou à la déficience qu’il porte, et de facto, il lui attribue une identité ontologique, celle du « handicapé », le rendant par nature étranger au groupe social de référence : la communauté des citoyens. L’universalisme de la citoyenneté républicaine se voit alors bien relativisé. À l’évidence, les travaux des anthropologues sur la production sociale du handicap et la distinction entre situation de handicap et troubles, pas plus que les principes éthiques et néanmoins légaux des droits fondamentaux à la participation et à la compensation, à l’égalité de dignité, ou encore le devoir collectif de mise en accessibilité et de conception universelle, ne semblent avoir inspiré l’auteur de cette tribune. On ne peut que le déplorer.
Quant à l’affirmation selon laquelle l’inclusion scolaire serait la cause de l’effondrement du système scolaire français, elle est osée. En effet, la dénonciation de cet effondrement est réitérée inlassablement depuis des décennies, bien avant que la République n’invite le concept d’inclusion scolaire dans ses textes officiels. Dès les prémices du collège unique et de la démocratisation de l’accès au second degré, d’aucuns dénonçaient un complot contre l’élitisme républicain visant à un nivellement par le bas. Une vieille lune qui connaît toujours un vif succès. Nul besoin d’argumentaire ou de démonstration. L’assertion se suffit à elle-même, gagnante à tous les coups.
Cela dit, les réflexions de Vincent Lemkin doivent faire réfléchir, car il existe effectivement une vision néolibérale de l’inclusion scolaire. Elle promeut un système scolaire fondé sur la compétition entre des gagnants et des perdants. Elle appelle à un enseignement individualisé au détriment du collectif et de la construction d’une société solidaire. Quand le comité de suivi de l’école inclusive co-piloté par les deux ministres Jean-Michel Blanquer et Sophie Cluzel affirme le 4 novembre 2019 qu’avec la création des PIAL, il s’agit d’engager « une structuration autour d’une logique de service à la personne », il évoque sans doute les AESH, mais avec l’adoption officielle de cette formulation pour un dispositif d’organisation en réseau de la totalité des écoles, des collèges et des lycées, c’est insidieusement la nature-même du service public de l’éducation qui est remise en cause. Car les professeurs ne sont pas des précepteurs au service de clients. Ils sont les jardiniers de la République et de la seule communauté qu’elle reconnaît, celle de ses citoyens.
À l’opposé de la tendance néolibérale, il existe une vision sociale et humaniste de l’école inclusive, imprégnée de la certitude que tous les êtres humains sont par nature égaux en droits et en dignité, capables de progrès et d’apprentissages. Elle mobilise tolérance mutuelle et solidarité indéfectible entre les êtres humains, quelles que soient leurs différences, et sait tirer parti de l’émulation collective et de la coopération pour le meilleur de tous et de chacun. Cette école inclusive est compatible avec l’universalisme républicain. Elle en est même le cœur. Elle abreuve notamment les racines de la troisième valeur de notre devise, la fraternité. Faudrait-il y renoncer ?
La majorité des professeurs adhère à l’idée d’une école inclusive mais se sent mal à l’aise et même en difficulté sérieuse dans sa mise en œuvre.
Deux enquêtes le mettent en évidence : si la majorité des professeurs comprend les enjeux de l’inclusion scolaire, celle-ci génère pour eux de grandes difficultés pouvant même constituer un facteur de dégradation du métier.
L’enquête IFOP (en partenariat avec un collectif d’associations du secteur du handicap) a été livrée le 4 septembre 2023. Elle a porté sur 601 professeurs de la maternelle au lycée interrogés sur le regard qu’ils portent à l’égard de l’école inclusive. L’enquête sur le climat scolaire dans le 1er degré pilotée par les chercheurs Éric Debarbieux et Benjamin Moignard pour l’Autonome de solidarité laïque (ASL) a été livrée le 13 octobre 2023. Elle a recueilli 8 206 réponses de personnels de l’école primaire, dont 72,7% d’enseignants. Elle n’interroge pas spécialement l’école inclusive ; elle cherche à identifier les sources de difficulté des personnels du 1er degré en général.
Selon l’IFOP, 90 % des professeurs estiment que l’inclusion scolaire est un droit et 74 % qu’elle est une nécessité pour les élèves concernés. 83 % considèrent qu’elle est une obligation professionnelle pour les enseignants et pour le système scolaire. « 68% des enseignants ayant déjà accueilli un élève en situation de handicap jugent que cela a eu un impact positif sur leur vie professionnelle (et notamment ceux qui y ont été formé, (82%)) ».
Mais parallèlement, 80 % des professeurs affirment qu’elle constitue une contrainte, 81 % une source de tracas et pour 95 % une source de travail supplémentaire. Surtout, elle met en évidence une différenciation du regard porté sur l’inclusion scolaire en fonction des troubles présentés par les élèves. Les élèves présentant des troubles moteurs ou sensoriels sont plutôt accueillis sans difficultés insurmontables par les professeurs (90 % des professeurs sont favorables à la présence dans la classe d’un élève en fauteuil roulant, 76 et 73 % à un élève aveugle ou sourd). Mais la présence dans la classe d’élèves porteurs de troubles autistiques ou intellectuels ne recueille que 58 % d’avis favorable. Ce chiffre descend à 44 % pour les élèves porteurs de troubles psychiques.
Les deux enquêtes se rejoignent sur ce point. L’enquête de l’ASL montre que la grande difficulté ressentie par les personnels du 1er degré à l’égard des élèves concerne ceux qui présentent des comportements perturbateurs assimilables à des troubles. L’enquête montre aussi qu’une majorité de ces élèves, tels qu’ils sont identifiés par les enseignants (63,7 % de ces élèves, selon les répondants), ne relèvent pas d’une mesure ou d’un dispositif d’inclusion liés au handicap. Mais leur présence dans les classes est tout de même associée à la politique d’école inclusive et à ses carences d’accompagnement. Plus inquiétant, la fréquence des difficultés ressenties par les personnels des écoles à leur égard a explosé depuis la première enquête en 2011. Si 24 % des personnels n’avaient jamais connu ces difficultés en 2011, ils ne sont plus que 6,7 % en 2023. A contrario, si 14,3 % des personnels avaient connu très souvent des difficultés avec ces élèves perturbateurs en 2011, ils sont 33,8 % en 2023. Au total, en 2023 (tableau 28), c’est 93,3 % des personnels qui ont connu des difficultés avec des élèves gravement perturbés ou porteurs de troubles du comportement. Ce taux est énorme ! Et l’on constate que 75,5 % des personnels ont été confrontés souvent ou très souvent à ces difficultés dans l’année. Il y a là désormais un fait majeur de l’école qu’on ne peut pas ignorer.
L’analyse qualitative de l’enquête de l’ASL effectuée par les deux universitaires considère avec prudence la catégorisation de « troubles du comportement », cela en relation avec les connaissances médicales en la matière et parce qu’il apparaît qu’aux yeux des répondants, près de 2/3 des élèves ainsi caractérisés par les répondants ne sont pas identifiés par une prise en charge médicosociale. Les chercheurs interrogent néanmoins la portée du constat : « quand plus de deux tiers des enseignantes et enseignants en milieu ordinaire affirment la fréquence de telles difficultés, faut-il forcément les considérer comme des salauds qui passent leur vie à exclure des petits enfants ? Ou s’agit-il de professionnels démunis par faute d’une formation adéquate et de personnels d’aide et d’accompagnement spécifiques pour ce type de troubles ? ». Cet immense désarroi génère des appréhensions fortes à l’encontre du projet d’école inclusive. « 50,4 % des personnels répondent qu’une des solutions clefs contre la violence à l’école est “L’accueil dans des établissements spécialisés des élèves à problème” » (tableau 35). Certains rejettent clairement l’école inclusive et son idéal. D’autres, sans la rejeter, dénoncent « la manière dont elle se fait réellement et non dans des circulaires hors-sol ».
Que ce soit dans l’enquête IFOP ou dans celle de l’ASL, il apparaît sans ambiguïté que les enseignants constatent une carence de la formation professionnelle pour qu’ils aient les moyens de faire leur métier dans une école inclusive. Dans l’enquête de l’ASL, les répondants expriment clairement la nature de leurs besoins de formation : « ce sont d’abord les besoins liés à la gestion des élèves à besoins éducatifs particuliers qui sont évoqués, et la question des troubles du comportement est nettement identifiée ». Pour l’IFOP, son enquête montre que « Les enseignants formés soutiennent également plus volontiers l’insertion des différents types de handicap au sein d’établissements ouverts à tous, et notamment s’agissant du trouble autistique : 68 % des interviewés formés sont favorables à leur insertion, contre 55 % des non formés ». Tous estiment aussi qu’il y a un manque de moyens d’accompagnement patent, qu’il s’agisse des AESH, des enseignants spécialisés ou des services médicosociaux, voire de la hiérarchie. Pour une grande part des répondants de l’enquête de l’ASL, « l’inclusion scolaire se fait à l’économie, avec trop peu d’aide spécialisée réelle, qui ne saurait de toute manière se réduire à des personnels peu formés (les AESH) ».
Ces deux enquêtes montrent cruellement une évidence : on ne transformera pas notre école en école inclusive contre les enseignants à coup de slogans, d’infographies dynamiques, d’injonctions hors-sol ou de statistiques flatteuses sur le nombre d’élèves scolarisés avec un PPS, ou en recrutant à bas coût des accompagnants à peine préparés. On le fera avec des professeurs tous dûment formés pour que l’école soit inclusive et sécurisés dans leur professionnalisme, avec des moyens d’accompagnement solides, adaptés aux besoins et présents sur le terrain. En l’absence d’un effort qui apparaît aujourd’hui considérable pour y parvenir, effort intellectuel et aussi budgétaire, effort accepté par la Nation et soutenu par des politiques cohérentes et responsables, on se dirige vers un sérieux désenchantement, et peut-être même vers une catastrophe démocratique. En effet, Éric Debarbieux et Benjamin Moignard constatent ceci : « une bascule idéologique dangereuse est en cours et risque de remettre en cause la possibilité même de cet accueil ». Devant une telle perspective, certains politiciens de l’extrême haine peuvent se frotter les mains. Ils ont déjà semé leurs graines. Notre inconséquence les arrose.
Dominique Momiron
À suivre
• Réformer discrètement l’école inclusive au sein d’une loi de finances promulguée par le biais d’un 49.3, telle est la voie ?
« Pourquoi la République n’est pas inclusive » – la tribune de Vincent Lamkin)
Le regard des enseignants sur l’école inclusive (IFOP – collectif Ma place c’est la classe)
Communiqué de l’ASL pour son enquête sur le climat scolaire des personnels du 1er degré
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