Enquête : comment l’extrême droite s’arme légalement en France

En France, de nombreux attentats meurtriers sont commis avec des armes légales. Si la législation se veut stricte, il n’est en fait pas si difficile de s’armer. Et l’extrême droite en profite.

Eric Zemmour joue avec un fusil de précision à l’exposition Milipol à Paris, le 20 octobre 2021. ©️Florent Bardos/ABACAPRESS.COM

Le 19 mars 2022, à Paris, l’international de rugby Federico Martín Aramburú boit un verre à la terrasse du bar Le Mabillon. À côté de lui, un groupe tient des propos racistes. Il intervient, une bagarre éclate, on les sépare. Federico Martín Aramburù règle la note et prend le chemin de son hôtel avec son associé Shaun Hegarty. Sur le retour, une jeep les rattrape. Deux hommes en descendent, les mêmes qui tenaient des propos racistes au Mabillon. Ils sont armés, hors de contrôle. Six coups de feu partent. Federico Martin Aramburù s’effondre. Il meurt dans la nuit.

Première surprise de l’enquête : les tireurs auraient dû se trouver en prison. Ce sont des militants d’extrême droite qui ont tabassé et torturé Édouard Klein, leur ancien chef au GUD. Selon le journal « Marianne », ils ont bénéficié d’une libération sous caution payée par un proche de Marine Le Pen. Deuxième surprise, selon Me Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, les armes utilisées étaient « parfaitement légales ». Il s’agissait de « revolvers à poudre noire, une arme de catégorie D, en vente libre, sans permis ». Chez l’un d’entre eux, les enquêteurs trouvent même une dizaine d’armes de ce type, rangées à côté d’une statuette de Hitler et d’un exemplaire de « Mein Kampf ». Comment ces hommes fichés S, membres d’un mouvement raciste et en attente d’un jugement pour violences volontaires, ont-ils pu conserver légalement leurs armes jusqu’au jour du meurtre ?

Est-il si facile de s’armer en France ? Michel Baczyk, président de la Fédération française de tir, nuance : « En termes de législation, on applique la loi européenne ; seules quatre fédérations ont l’autorisation du ministère des Sports pour acquérir des armes : celles de tir, de chasse, de ball-trap et de ski. » Il reconnaît néanmoins qu’une fois affiliés à ces fédérations, les Français peuvent avoir accès à « toutes sortes d’armes légalement, de l’arbalète jusqu’à des fusils de guerre – attention, pas en rafales, c’est strictement interdit ». Jean-Michel Dapvril, directeur délégué aux affaires juridiques de la Fédération nationale des chasseurs, admet lui aussi qu’il est possible pour les membres de sa fédération d’acquérir « jusqu’à 12 armes ». Mais il rappelle que « la loi s’est considérablement resserrée ».

« On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles »

Depuis 2011, un fichier administratif géré par le ministère de l’Intérieur, le Finiada, recense toutes les personnes soumises à des interdictions d’acquisition et de détention d’armes. « Dès que vous êtes dans le fichier, vous êtes bloqué, vous ne pouvez ni acquérir une arme ni obtenir un permis de chasser », indique le responsable de la fédération. D’ailleurs, que ce soit à la FN chasse ou la FF Tir, tout le monde est formel : « On vérifie toujours au Finiada en amont de chaque inscription. »

Selon le ministère de l’Intérieur, plus de 100 000 personnes sont actuellement inscrites au Finiada et, en 2020, 1 600 d’entre elles ont essayé d’acquérir une arme malgré leur interdiction. Un contrôle qui semble se renforcer, comme l’explique Jean-Michel Dapvril : « Quand le dispositif Finiada a démarré, on avait 400 contrôles positifs par an ; maintenant, c’est plutôt dans les 1 200. » Pour autant, la mesure n’est pas vécue négativement. Michel Baczyk complète : « On voit nos armes comme un outil de sport, mais on sait que la dérive peut arriver, donc on comprend le contrôle. » Un avis que partage Jean-Michel Dapvril : « On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles ; en fait, les chasseurs veulent plus de contrôles et plus de police de la chasse. »

Si le système semble efficace, il n’est pas sans défaut. Des angles morts existent. David Durand, auteur d’un article intitulé « Porosité du contrôle des utilisateurs d’armes » dans la revue « Sécurité globale », ne mâche pas ses mots : « Même après les graves attentats des années 2015-2016 et les récents événements liés au terrorisme ( « Charlie Hebdo”, le Bataclan et Nice – NDLR), le contrôle des personnes dans le tir sportif reste, en l’état actuel, poreux et peu performant. »

Il pointe du doigt une juridiction s’intéressant davantage à la détention qu’à l’utilisation : « Dans le monde du tir français, des non-licenciés peuvent utiliser des armes par le biais d’initiations payantes ou sur invitation d’un tireur licencié. La France ne dispose toujours pas de moyens techniques pour contrôler ces utilisateurs d’armes. » N’importe qui peut ainsi apprendre à tirer sans rejoindre une fédération, donc sans être soumis à une vérification auprès du Finiada. Une faille d’ailleurs exploitée en 2015 par Samy Amimour et Charaffe Al Mouadan, deux des terroristes du Bataclan. Ils avaient suivi des cours de tir en passant par une société privée qui organisait des sessions d’initiation à l’usage des armes de poing et des armes longues.

Le député FI Thomas Portes a été alerté sur ces stages : « C’est un vrai sujet, un moyen détourné de former des gens au maniement des armes qui ne demande aucun contrôle ou justification. Vous venez, on vous met une arme entre les mains et on vous apprend à tirer. » Son collègue de la Nupes, Aurélien Taché, partage ce constat : « On voit des stages de type survivalistes où les gens font du maniement d’armes sans être rattachés à la moindre association agréée. Des stages bien loin de tout esprit sportif et souvent » vendus comme des séminaires de combat » », écrit David Durand. « C’est une pratique qui existe et contre laquelle on se bat, s’agace Michel Baczyk, de la FF Tir, il faudrait que tous les stages d’initiation au tir soient faits par des formateurs qui ont des brevets fédéraux et des diplômes d’État. » Un souhait qui nécessiterait un changement de la loi. En attendant, de nombreuses sociétés privées continuent de vendre des initiations au tir hors de tout contrôle étatique.

Le pistolet à poudre noire : en accès libre et prisé de l’extrême droite ?

Toutefois, pour Thomas Portes, le plus gros du sujet n’est pas là : « On a un vrai problème avec les catégories d’armes et surtout avec les armes à poudre noire. » Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, développe : « Ce sont des armes à feu de catégorie D qui sont en vente libre sans aucune contrainte, si ce n’est celle d’être majeur. » Ce que confirme Michel Baczyk, de la FF Tir : « Pour les armes de catégorie D, il n’y a aucune vérification du casier ou du Finiada, elles peuvent être achetées et détenues librement. » Il nuance tout de même : « C’est dur à utiliser, il faut savoir ce qu’on fait pour ne pas qu’elles vous explosent à la figure. »

Des armes en tout cas suffisamment fonctionnelles pour permettre l’assassinat de Federico Martín Aramburú en 2022. « Ce sont des armes létales, qui ont été utilisées pour tuer jusqu’au XXe siècle ! tempête Christophe Cariou-Martin. Quand vous voyez la force de l’impact d’une balle à poudre noire sur des plaques d’acier, c’est tout simplement effroyable. » Ces armes sont en vente sur de nombreux sites Internet. La marque Pietta propose même des modèles de revolvers à six coups, à 195 euros. Et il ne s’agit pas de pétoires usées, mais d’armes neuves, en parfait état de marche.

Le député Thomas Portes se désole : « Ce sont des armes qui tuent mais qui peuvent être achetées sur simple dépôt d’une pièce d’identité, même par des gens déjà condamnés pour des actions violentes. » Pour lui « l’affaire Martín Aramburú montre qu’il faut agir sur la classification et restreindre l’accès légal aux armes à poudre noire ». Une proposition de renforcement du contrôle qui semble séduire les fédérations : « Sur les armes à poudre noire, on trouverait normal que tous les utilisateurs soient aussi encadrés et contrôlés que nous », estime Jean-Michel Dapvril, du côté des chasseurs.

Cet encadrement semble d’autant plus urgent que les affaires criminelles qui impliquent des armes de catégorie D se multiplient. Outre le meurtre de Federico Martín Aramburú, l’affaire dite de la famille Gallicane en est un exemple frappant. Il s’agissait d’un groupuscule survivaliste constitué de supporters d’Éric Zemmour qui s’étaient filmés en train de tirer sur des caricatures racistes et antisémites avec des revolvers à poudre noire. Un type d’arme retrouvé aussi lors des perquisitions chez Logan Nisin, le terroriste d’extrême droite condamné à neuf années de prison pour avoir planifié des tentatives d’assassinat visant Jean-Luc Mélenchon et Christophe Castaner. D’ailleurs, concernant les violences d’extrême droite, le recours à des armes légales est presque toujours systématique.

« L’extrême droite théorise le fait de s’armer, il y a une culture des armes à feu. Les militants se préparent à combattre de manière violente et militaire les gens qui sont face à eux », relève Thomas Portes. « Dans l’extrême droite française, l’arme est un symbole politique », ajoute Aurélien Taché. Aussi les influenceurs d’extrême droite ont-ils pris l’habitude de conseiller leurs followers sur les meilleurs moyens de s’armer légalement. Par exemple, le youtubeur d’extrême droite Tireur Zéro (12 100 abonnés) a proposé plusieurs vidéos sur les armes à feu en vente libre. Parmi ses « conseils » : comment obtenir une arme à poudre noire mais, surtout, quels modèles peuvent être détournés et utilisés avec des munitions standards. On y apprend que, en France, le célèbre fusil Winchester utilisé par Schwarzenegger dans « Terminator II » s’achète sans permis. Une arme que l’on peut pourtant utiliser avec des cartouches de calibre 12 classiques, ce qui devrait la classer parmi les armes de chasse nécessitant un permis.

Évidemment, ce n’est pas la dimension sportive qui intéresse ces influenceurs racistes. Dans sa vidéo sur le survivalisme, le youtubeur d’extrême droite Code-Reinho (328 000 abonnés) conseille lui aussi la poudre noire et ne cache pas ses intentions. Selon lui, s’armer, c’est se préparer à tirer sur ceux qu’il surnomme les « chances pour la France », comprenez les immigrés. Interrogé à ce propos, Michel Baczyk, de la FFTir, s’irrite : « Ce genre de tireur qui prend une licence en sous-marin, c’est une grosse problématique que l’on a… Il y a quelque temps, on a dû sanctionner une personne qui faisait du tir sur des silhouettes humaines. »

« Il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi »

Joint par « l’Humanité », Nico1, un détenteur d’armes à feu qui a été longtemps proche de l’extrême droite, témoigne : « C’est sûr qu’il n’y a rien de bien compliqué à s’armer en France. » D’après lui, les armes à poudre noire ne sont que le sommet émergé de l’iceberg : « C’est facile d’accès au début, mais on réalise vite qu’en fait, ce n’est pas compliqué de passer le permis de chasse, et qu’il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi. » De nombreux militants d’extrême droite semblent avoir fait le même constat. Claude Sinké, ancien candidat FN, auteur de l’attaque de la mosquée de Bayonne en 2019, avait utilisé un fusil à pompe et un pistolet 9 mm : deux armes qu’il détenait grâce à sa licence de tireur sportif. Valentin Marcone, le survivaliste qui avait abattu deux personnes en 2022, était lui aussi un tireur sportif en club et l’arme utilisée pour ses meurtres était parfaitement légale.

Un scénario qui tend à se répéter, notamment lorsque des réseaux d’extrême droite sont démantelés. Par exemple, en 2021, les armes du groupuscule Honneur & Nation – qui voulait commettre des attentats contre une loge maçonnique et le ministre Olivier Véran – étaient toutes enregistrées pour du tir sportif. Une situation qui rappelle celle du groupuscule Action des forces opérationnelles – qui voulait assassiner des femmes portant le foulard et des imams –, dont la grande majorité des armes était aussi détenue grâce à des licences de tir sportif et des permis de chasse.

Si les experts et les fédérations semblent réclamer un durcissement des règles, du côté du ministère de l’Intérieur, rien ne bouge. Un rapport parlementaire s’est bien penché, en novembre 2023, sur l’activisme violent. Mais, si la dangerosité de la menace identitaire est constatée, les armes légales ne sont pas évoquées. Pire, le ministère de l’Intérieur vient d’acter une nouvelle mesure autorisant les bureaux de tabac à vendre des munitions. Depuis le 1er janvier 2024, chacun peut donc se procurer des cartouches de catégories C et D chez son buraliste. Deux ans après l’assassinat de Federico Martín Aramburú, les balles utilisées pour son meurtre s’achètent comme un simple paquet de cigarettes.

Malgré la gravité de la situation, actuellement, rien n’est mis en œuvre pour interdire l’acquisition d’armes létales sans permis et hors de tout contrôle fédéral par des mouvements suprémacistes. Aucun projet de loi, aucun amendement, aucun décret ministériel. Pour Aurélien Taché, cela prouve que le problème relève moins d’un angle mort de la législation que d’un aveuglement du ministère : « Dès qu’on sort du djihadisme, il y a une absence de volonté politique sur le sujet terroriste, insiste le député écologiste. Le dernier rapport d’Europol prévient que la moitié des attentats d’extrême droite sur le sol européen ont eu lieu en France, mais l’extrême droite n’est toujours pas considérée comme une menace sérieuse par le gouvernement. »

Si Thomas Portes partage cette analyse, il est moins diplomate : « Ne rien faire sur les armes quand on voit la situation actuelle du terrorisme d’extrême droite, c’est assumer une volonté de laisser faire. » Rappelant les amitiés passées de Gérald Darmanin avec le mouvement royaliste, collaborationniste et antisémite Action française, pour lequel le ministre a publié cinq articles en 2008, Thomas Portes considère qu’il est « toujours un militant d’extrême droite » et que « cela a un impact sur la gestion sécuritaire du terrorisme ». Nico, le détenteur d’armes, résume : « Si rien ne change, on va forcément avoir de plus en plus d’attentats d’extrême droite dans les années à venir. » Malgré de multiples relances, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre à nos questions.

  1. Son nom a été changé à sa demande pour sa sécurité. ↩︎

Lire aussi: Néonazis, fichés S, mineurs… ce que l’on sait sur les 39 membres de l’ultradroite interpellés à la sortie d’un cimetière à Paris


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.