Michel Barnier à Matignon : une trahison qui appelle à un changement de République
La nomination du premier ministre, totalement à contre-courant du message envoyé par les urnes aux législatives, a plongé la France dans un malaise démocratique profond. Et conduit la gauche à remettre sur la table sa proposition d’instaurer une VIe République pour en finir avec le pouvoir discrétionnaire et démesuré du président.
Sa carte électorale lui brûle les doigts et tombe au sol. Violaine vient d’y mettre le feu : « Cela ne sert à rien de voter », s’écrie-t-elle. Si la colère de cette manifestante bretonne contre la nomination de Michel Barnier, le 7 septembre à Brest, a fait le tour des réseaux sociaux, c’est qu’elle incarne parfaitement le profond malaise démocratique qui s’est emparé du pays. « Les électeurs se disent ”même quand on gagne, on perd”, et c’est très dangereux pour la démocratie », soupire l’eurodéputée FI Emma Fourreau.
Le moment politique que nous traversons provoque chez de nombreux citoyens un sentiment de trahison comparable à 2005 et à l’enjambement du « non » au traité constitutionnel européen. Comme si le périmètre du vote s’arrêtait à la question économique. « Macron prouve qu’il hait la gauche plus que l’extrême droite, et qu’il avait tout prévu pour nous empêcher de gouverner ! tempête l’eurodéputée Chloé Ridel, porte-parole du PS. Et le pire, c’est qu’il est dans les clous de la Constitution. Il n’y a rien pour empêcher cela. Nous sommes otages de la situation. »
Michel Barnier « issu d’un parti qui a fait 5,4 % au second tour des législatives »
Comment défendre en effet un régime qui, deux mois après une élection historique qui a mis en échec la majorité sortante et placé en tête la gauche, permet de confier les clés du pouvoir à un conservateur épinglé pour des positions anti-immigration et des votes homophobes ?
L’anomalie fait s’étouffer jusqu’aux plus tempérés des défenseurs des institutions de la Ve République : « Nous sommes dans une situation inouïe sur le plan de la démocratie, dénonce l’ex-premier ministre Dominique de Villepin, sur LCI. Le chef du gouvernement est issu d’un parti qui a fait 5,4 % au second tour des législatives et qui a 47 députés. Ce premier ministre LR est soutenu, sous conditions, par le parti présidentiel qui a été rejeté et battu dans les urnes par les Français, et sous surveillance du RN qui lui-même a été rejeté par les deux tiers des Français au second tour des législatives. »
Le tout, à quelle fin ? La garantie de ne pas dévier, pour Emmanuel Macron, de sa feuille de route fixée en 2017 : baisse drastique des impôts, notamment sur les entreprises et les plus aisés, et coupes brutales dans les budgets des services publics pour compenser les pertes de recettes. « Michel Barnier incarne des valeurs solubles avec le libéralisme autoritaire d’Emmanuel Macron : libéral en économie et autoritaire dans le domaine régalien, au service des marchés économiques et répressif avec les citoyens », cingle l’essayiste Roland Gori.
« Le barrage républicain du second tour se transforme en alliance avec le RN »
Pour réussir son coup, le chef de l’État n’a pas hésité à renverser la logique à laquelle il avait consenti début juillet. Emma Fourreau résume : « Le barrage républicain du second tour se transforme en alliance avec le RN. Emmanuel Macron a donc trompé les Français, y compris ses propres électeurs, d’ailleurs, qui ont voté pour partie à gauche contre le RN. »
Le député écologiste Jérémie Iordanoff, lui non plus, n’en décolère pas : « À quoi bon poser une question aux Français si on ne tient aucun compte de leur réponse ? Les électeurs ont envoyé deux messages aux législatives : ils veulent tourner la page du macronisme et refusent de voir le RN au pouvoir. Il fallait un gouvernement de front républicain bâti autour de la coalition arrivée en tête, le Nouveau Front populaire. »
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Au lieu de quoi, Emmanuel Macron a mis près de deux mois à daigner rencontrer Lucie Castets, la candidate du NFP pour Matignon, pour le simple plaisir de lui claquer ensuite la porte du pouvoir au nez. Une situation rendue possible par la courtesse de la victoire de la gauche (avec une majorité absolue, le rapport de force aurait changé la donne), certes, mais surtout par une Constitution lâche qui autorise Macron à nommer qui il veut chef de gouvernement, voire à ne nommer personne et à prolonger ad vitam un gouvernement démissionnaire. « Macron a cru bon de se substituer au Parlement et à ses censures probables, il occupe toutes les places en ignorant la sienne », tacle encore Roland Gori.
En effet, si le président n’a pas dévié de la règle constitutionnelle en nommant Michel Barnier plutôt que Lucie Castets (aucun groupe de gauche, d’ailleurs, n’a protesté sur ce point auprès du Conseil constitutionnel), il a en revanche rompu avec l’usage qui veut que la force arrivée en tête soit chargée de nommer un gouvernement. « C’est une coutume et ce serait le bon sens, rappelle le communiste Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction publique (1981-1984). Mais, de fait, le président nomme qui il veut, même si c’est une mauvaise manière. »
La pratique vaut même si la coalition arrivée première ne dispose que d’une majorité relative et étroite : la Macronie en a fait la preuve entre 2022 et 2024, appliquant son programme sans majorité absolue (bien aidée, là encore, par les largesses de la Constitution). Il appartenait en réalité au Parlement souverain de laisser Lucie Castets gouverner, ou de la censurer. Alors, la solution à la crise politique réside-t-elle désormais dans une réforme constitutionnelle ?
La Constitution ne permet pas de faire grand-chose contre un président qui « regarde le gouvernement comme si c’était son secrétariat »
Sans être une formule magique, la réponse est oui, pour l’écologiste Jérémie Iordanoff : « C’est le bon moment pour avoir ce débat, car de facto tout le monde a compris que la règle dysfonctionnait. Le problème, c’est que Macron gouverne à la place du gouvernement. Or on peut censurer le gouvernement, mais pas le président de la République. » Le Parlement reprendra son rôle à la suite du discours de politique générale de Michel Barnier, en octobre.
Avec, à son issue, une motion de censure dont la réussite dépendra donc de Marine Le Pen, le RN ayant pour le moment promis de ne pas empêcher « automatiquement » le nouveau premier ministre de travailler. Mais, même s’il était censuré, rien n’empêcherait Emmanuel Macron de lui trouver un successeur du même bois, de droite et garanti 100 % non NFP. Et c’est tout le problème. La Constitution ne permet pas de faire grand-chose contre un président qui « regarde le gouvernement comme si c’était son secrétariat », selon l’expression d’Anicet Le Pors.
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Du côté de la FI, on mise toutefois sur l’article 68 de la Constitution, visant à destituer le président de la République. « Au-delà même de la censure du gouvernement Barnier, la bataille se joue là, car nous ne pouvons laisser sans sanction le fait qu’il n’ait pas joué le jeu des institutions », confirme Emma Fourreau.
La proposition a été signée par 81 députés NFP, dont seulement 6 sont écologistes et non insoumis. Jérémie Iordanoff justifie sa réticence : « Le problème, c’est que la destitution est censée sanctionner une atteinte à la Constitution, pas une faute politique comme l’accord scellé avec le RN. Techniquement, Macron n’a pas contrevenu au texte. »
Pour être plus précis, le chef de l’État a su exploiter jusqu’au bout les failles d’un texte resté flou et sur l’interprétation duquel s’écharpent régulièrement les constitutionnalistes : par exemple, tous ne sont pas d’accord sur le délai permettant à Emmanuel Macron de redéclencher une dissolution de l’Assemblée… « Ces flous montrent l’urgence de réformer, reprend Jérémie Iordanoff. De proposer la suppression du 49.3, de réinstaurer la proportionnelle… On est passé très prêt d’une victoire de l’extrême droite, or si Marine Le Pen arrive à l’Élysée avec cette Constitution, on voit bien ce qu’elle serait capable de faire en l’absence de contre-pouvoirs. » Au NFP, il y a donc consensus sur la nécessité de changer les règles constitutionnelles et d’aboutir à une VIe République. Question centrale qui ne se substitue en rien à la nécessité de glaner une majorité absolue aux prochaines législatives.
Reste à savoir quelle forme un débat institutionnel pourrait prendre, une fois au pouvoir. L’exemple du Chili, où le projet de Constitution progressiste a été sèchement battu dans les urnes, a refroidi certains partisans d’une Constituante. « Les conditions historiques pour que l’on change de République ne sont pas réunies, juge même Anicet Le Pors : il faudrait à la fois une récusation massive des institutions, une adhésion collective à un autre modèle, et un grand événement déclencheur. Là, nous vivons un gâchis, un fouillis, un désordre, voire un pourrissement qui n’est pas achevé. »
Toujours est-il qu’il y a urgence. Car l’image de Violaine brûlant sa carte, et à travers elle de tous les citoyens désillusionnés du vote, s’impose désormais comme l’un des pires legs du macronisme.
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