« On refuse, on riposte, on réfléchit, on propose. » Dominique Bucheton expose dans cette tribune les raisons de sa mobilisation demain jeudi 5 décembre pour défendre l’Ecole. La professeure honoraire des Universités décrypte « l’offensive tous azimuts » du tri organisé des élèves : « le néolibéralisme a besoin d’un marché scolaire élitiste qui verrouille les portes aux classes moyennes et populaires et développe un nouveau prolétariat  à la ville comme à la campagne ». Elle écrit que « le mouvement de grève et les manifestations lancées ce jeudi 5 décembre sont une réponse à ces attaques, anciennes, organisées, finalisées de destruction progressive sur système éducatif français, de ses valeurs républicaines ». Dominique Bucheton lance un appel pour l’Ecole, à rejoindre les syndicats, associations et collectifs pour « réinventer l’école de demain ».


Je serai jeudi 5 décembre avec les manifestations et assemblées pour défendre l’école de la République. Je vous dis pourquoi.

Attention, danger on désosse l’Ecole !

Pas à pas, secteurs après secteurs, décret après décret, Sarkozy, puis Macron et ses super casseurs d’école, Blanquer et Attal, ont systématiquement, méthodiquement démembré, dénudé, désossé l’école publique. Tout a été visé : en premier les programmes, ceux novateurs des années 90, ceux de 2015. Ils avaient été réfléchis et pensés par des collectifs de chercheurs, associations, syndicats. Mis en œuvre avec succès ensuite. Ils ont été méthodiquement rabotés, détournés de leurs visées éducatives et culturelles avec en point d’orgue le « choc des savoirs » d’Attal  (ou plutôt celui de l’ignorance !) un  costume étroit, une impasse dangereuse  pour rétrécir  la culture proposée par l’école.

Les faux habits de la science

Un habillage pseudo-scientifique a couronné le tout. Un conseil dit « scientifique », représentant pour l’essentiel un courant spécifique des sciences cognitives a mis au banc les apports et points de vue de cinquante ans de recherches en  sciences de l’éducation. Une minuscule équipe, adoubée par le ministre et lui seul, décide aujourd’hui de tout, fabriquera et contrôlera bientôt tous les manuels. Pas de pensée divergente possible ! Exit la liberté pédagogique de s’ajuster aux élèves et situations. On pense en haut pour les enseignants, ils n’auront plus qu’à appliquer les fichiers, leçons et évaluations modèles ! Cool !

« Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine, « Les animaux malades de la peste »).

Continuons, car il faut nommer ce qui se dit, se vit dans les écoles, collèges, etc. Tous les métiers de l’éducation ont été progressivement remaniés. Tous les acteurs et protagonistes du système éducatif sont touchés, en souffrance. Leur métier, leurs missions, s’alourdissent d’année en année. Elles sont de plus en plus détournées des raisons pour lesquelles ils avaient choisi leur métier. Ils n’avaient pas vocation au contrôle systématique, tatillon des » acquis /pas acquis » mais plutôt une mission d’accompagnement pour instruire et éduquer des élèves, ou pour les formateurs, inspecteurs aider des  professionnels : accompagner pour faire réfléchir  seul et en collectif. Alors nombre de ces acteurs du système se sentent peu reconnus, méprisés, déconsidérés. Ils en viennent parfois à culpabiliser quand ils reçoivent les résultats des évaluations nationales, se disent qu’ils ne savent pas ou plus faire. Parfois démissionnent ou y pensent fort. Les métiers de l’éducation ont ainsi été les uns après les autres, dénaturés et démonétisés. On en paye le prix fort : ils n’attirent plus ! Ajoutons que pour un pays riche et développé comme la France (riche oui !) les conditions de salaire, travail, formation, nombre d’élèves par classe avancement, sécurité, sont parmi les plus mauvaises de toute l’Europe. On le sait depuis 15 ans.  Et ce pour tous les enseignants qu’ils relèvent du privé ou du public !

Une offensive tous azimuts : trier, trier. Déposséder les enseignants de leur voix au chapitre.

Une offensive nouvelle est lancée aujourd’hui, sans précédent : trier les élèves pour  les détourner des études longues. L’ennemi n’a pas envie de capituler. Il persiste. L’attaque est frontale, les masques se lèvent. Il s’agit bien, non d’évaluer pour accompagner mieux mais de trier les élèves dès la maternelle avec le grand STOP du nouveau brevet des collèges. Est mis en place un tri systématique, sur lequel les enseignants n’ont plus la main, sont dépossédés de leur capacité de jugement. Un tri organisé, sous-tendu par une énorme logistique informatisée, outillé par une arme infernale que sont les évaluations nationales, administrées à un rythme accéléré. Chaque élève, devient un pion, identifié, suivi, dans un immense programme piloté par l’intelligence artificielle laquelle aujourd’hui ne se contente pas de classer mais décide de l’avenir de nos enfants, nos élèves. L’outil de tri ultime, c’est « parcoursup » : en 2023 « Parcoursup » a proposé près de 10 000 formations payantes inaccessibles à une grande partie des familles et permettant aux plus aisés de fuir l’enseignement supérieur public. Cette politique dégage les fragiles, les lents, les « cancres » les « en difficulté » sociale, affective, psychique, etc. Les logiciels décident ! C’est fini ! Les portes sont fermées. Pas question de rêver ! L’école aujourd’hui ne fait plus crédit.

Alors pourquoi cet acharnement à dézinguer le « mammouth » ! Pourquoi cette école du grand tri social ? Ouvrons le débat.

Le néolibéralisme a besoin d’un marché scolaire élitiste qui verrouille les portes aux classes moyennes et populaires et développe un nouveau prolétariat  à la ville comme à la campagne. Un système économique d’ailleurs qui semble en partie en crise.  Les grands « marchés » (pour ne pas dire actionnaires, dividendes, etc.) qui pilotent à l’international les grands groupes industriels, commerciaux, les grandes  institutions publiques etc. , n’auraient semble-t-il plus autant besoin d’une main d’œuvre qualifiée au moment où l’on prétend réindustrialiser le pays ? Tous fonctionnent avec Internet et tous les logiciels de résolution de problèmes, communication, gestion qui se développent à une vitesse sans précédent. Ils n’auraient plus autant besoin d’une main d’œuvre éduquée, inventive, engagée, comme ce fut le cas lors des grands développements économiques des siècles précédents ? Développements permis par des avancées incontestables dans l’éducation et la démocratisation scolaire. Aujourd’hui, machine arrière, on oriente, on réduit les enseignements à haute valeur culturelle dans l’enseignement professionnel au profit d’une formation pour une main d’œuvre bon marché, rapidement utilisable pour des travaux peu qualifiés. Les machines, les robots font le reste. Hélas à l’hôpital, à l’école, les robots ne font pas le job ! Les besoins en qualification, formation, là au contraire augmentent. Mais pas les crédits, investissements nécessaires. Jugés «non rentables!»

Alors oui, on ne lâche rien ! On refuse, on riposte, on réfléchit, on propose.

Le mouvement de grève et les manifestations lancées ce jeudi 5 décembre sont une réponse à ces attaques, anciennes, organisées, finalisées de destruction progressive sur système éducatif français, de ses valeurs républicaines. Une attaque d’une injustice violente contre les enfants, leurs droits à l’éducation. Des élèves qui grands ou petits en souffrent et pas seulement ceux des milieux défavorisés.

Ce grand rassemblement, qui réunit aussi les universitaires sera un signal fort pour dire qu’il est urgent, vital de dire non : STOP à cette entreprise de dézingage de l’école et des universités. Il est aussi un avertissement puissant d’une prise de conscience collective : la nécessité de se rassembler pour riposter, faire front commun contre cette politique délétère. L’appel à la lutte est inédit par l’importance du rassemblement de  la plupart des syndicats, associations de professionnels, de militants, de syndiqués ou non, de  révoltés, d’amoureux ou déçus de leur métier, de parents soucieux pour leurs enfants.

Alors oui, on se rassemble, on riposte mais aussi on construit.

Les syndicats, associations, chercheurs, cadres institutionnels, ont été dépossédés ces dernières années d’espaces de concertation, discussions, rencontres pour réfléchir, ensemble,  analyser  et décider  des évolutions et ajustements nécessaires aux évolutions des populations scolaires, aux besoins économiques, sociaux, aux attentes nouvelles d’une jeunesse qui a du mal à imaginer son avenir. Il est urgent de reprendre la parole, mettre en synergie ce gigantesque vivier d’intelligence collective, d’expériences multiples, diversifiées de tous les acteurs et protagonistes de l’école.

Rejoignez les syndicats, associations, collectifs divers. Organisons ensemble des débats nombreux, aux quatre coins de la France, pour réinventer l’école de demain, une école plus juste, plus démocratique, plus humaine, développant un haut et large niveau de culture, de savoirs multiples. La génération qui advient va avoir de redoutables problèmes à résoudre. Il lui faudra de la culture, du courage, de l’énergie, de l’humanité et beaucoup de créativité.

A nous de les y préparer. Ensemble !

Dominique Bucheton