Par Thomas Vescovi, enseignant et doctorant en Études politiques et Dominique Vidal, historien et journaliste.
Les statistiques pointent notamment la progression alarmante de l’antisémitisme. Un défi face auquel la gauche se confronte à deux pièges.
D’un côté, les organisations progressistes peinent à reconnaitre leur propre manquement et la prégnance, en leur sein, de préjugés voire d’actes à caractère antisémite. Il est intolérable de nier systématiquement les dénonciations des militants juifs de gauche, par suspicion qu’ils instrumentaliseraient la haine antijuive pour silencier les voix critiques d’Israël. Un biais qui, en lui-même, porte un postulat antisémite.
Le second piège tient à considérer que l’urgence et l’impérieuse nécessité de mener ce combat puisse faire l’impasse sur la réalité des rapports de domination au Proche-Orient. Ceux-ci doivent être nommés : l’État d’Israël est le fruit du sionisme, vision nationaliste juive ayant fait du colonialisme de peuplement son principal moteur, et l’apartheid son système de domination. Netanyahou et son gouvernement, qui comprend des forces suprémacistes, racistes et transféristes, en représentent la version la plus radicalisée.
Dès lors, nul besoin d’imaginer un « complot » ourdi par des gens qui « importeraient » le conflit israélo-palestinien : il s’impose à nous par l’horreur de la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza, et oblige tous les partisans de la justice à un engagement déterminé et lucide face à l’Histoire.
À ce titre, aucun raisonnement ne justifie de qualifier de « terroriste » l’opération du 7 octobre – avec près de 800 victimes civiles et 250 otages – et de nier dans le même temps le caractère génocidaire de la guerre menée contre les Palestiniens de Gaza – dont plus de 50 000 victimes ont été recensées, bilan certainement inférieur au nombre total de morts et de disparus. Les déclarations d’historiens et de juristes, ainsi que les rapports d’ONG, s’accumulent, démontrant l’intentionnalité génocidaire comme la volonté pratique d’extermination.
Si l’antisémitisme n’a jamais eu besoin d’Israël pour se manifester, constatons combien ce racisme est aujourd’hui nourri par la politique israélienne, non à cause des juifs, mais parce que celle-ci est prétendument menée au nom d’un État qui se définit comme tel, affirme agir en leur nom, et que défendent inconditionnellement les dirigeants du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), considérés à tort comme les « représentants » des Juifs de France. Leurs formulations irresponsables soutiennent l’amalgame mortifère entre « Israéliens » et « Juifs ». Aucune lutte contre l’antisémitisme ne peut être efficace si elle ne combat pas, avec la même vigueur, cet amalgame et les propos qui relaient les préjugés antisémites.
Par ailleurs, depuis la deuxième décennie du XXIe siècle, l’État d’Israël a changé de loi fondamentale : au lieu d’ « État juif et démocratique », Israël se définit désormais comme « État-nation du peuple juif ». Autrement dit, Benjamin Netanyahou a transformé les Juifs du monde entier en citoyens d’Israël, sans pour autant demander leur avis. Dès lors, critiquer la politique d’Israël reviendrait, selon les propagandistes pro-Netanyahou voire les partisans du sionisme, à attaquer l’ensemble des juifs, assumant le paradigme raciste d’un monde fracturé par un conflit de civilisation.
Ainsi, considérer cet État comme colonial, l’accuser d’être un régime d’apartheid ou de commettre des crimes génocidaires reviendraient, rien de moins, qu’à faire porter à tous les juifs la culpabilité de ces accusations. Cette démarche éhontée, relayée en Europe par différentes institutions et personnalités politiques, cherche à définir les contours acceptables de la critique d’Israël et, ne soyons pas dupes, à criminaliser l’antisionisme.
Parallèlement, d’Ilan Halimi (2006) aux victimes de Mohamed Merah (2012) et à ceux de l’Hyper cacher au soir du massacre de Charlie Hebdo (2015), ainsi que Sarah Halimi (2017) et Mireille Knoll (2018) : onze concitoyens juifs ont, depuis le début du siècle, payé de leur vie la poussée de l’antisémitisme. Voilà qui explique indéniablement le sentiment d’insécurité que ressent une partie des Juifs français.
Dans ces circonstances, la tentation à gauche est grande de séparer les deux questions pensant pouvoir lutter contre l’antisémitisme en faisant l’économie d’une analyse lucide des responsabilités et de la nature de l’État d’Israël. Il s’agit d’un véritable cercle vicieux.
Une partie de la gauche, par crainte de ne plus être imperméable à ceux qui exploitent la dénonciation du colonialisme israélien pour assouvir leur antisémitisme, s’ouvre à des idées réhabilitant le narratif d’une gauche sioniste qui a tant de fois démontrée qu’elle était prête à faire primer la défense d’Israël sur la prise en compte réelle de la nature de l’oppression vécue par les Palestiniens. Une autre gauche, inquiète de céder du terrain à ceux qui instrumentalisent l’antisémitisme pour empêcher ou limiter la critique d’Israël, semble fermer les yeux face à des propos relevant de préjugés antijuifs.
Pour sortir de cette ornière, davantage qu’un prétendu antiracisme universaliste, qui reste par ailleurs à définir dans une version véritablement décoloniale, l’antiracisme de gauche ne peut être qu’internationaliste. Il doit pointer le plus finement possible les rapports de domination au sein de la société française tout en se montrant lucide sur les structures d’oppression ailleurs. Seule cette dualité doit conditionner les stratégies d’alliance ou de convergence.
En d’autres termes, agir en France aux côtés des victimes de racisme, en prenant en compte leurs alertes, sans transiger sur la lutte envers tous les systèmes oppressifs de par le monde, dont l’État colonial israélien fait pleinement partie.
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