La maternité aux racines des discriminations sexistes dans les entreprises

« Tant qu’on considérera que les femmes font les enfants seules, les inégalités persisteront » 

Alors que ce 10 novembre marque la date à laquelle les femmes commenceront à travailler « gratuitement », en raison des inégalités salariales, le fait d’être mère s’impose comme un facteur persistant d’injustices en milieu professionnel. Un phénomène que la loi peine à faire reculer.

Malgré des protections légales, la maternité demeure une source d’injustices pour les femmes dans le milieu professionnel. © Sigrid Olsson / AltoPress / PhotoAlto via AFP

 

« Voulez-vous avoir un enfant ? » La question tombe, sèche, presque anodine, de la bouche du recruteur. Face à lui, Élisa*, 25 ans, hésite. Elle sent que sa réponse pourrait lui coûter le poste, malgré un CV bien fourni. « Je pensais que ce genre d’interrogation appartenait au passé, confie la jeune architecte. Mais en en parlant autour de moi, j’ai compris que la grossesse restait un tabou. »

Alors que ce 10 novembre, à 11 h 31 et 22 secondes, marque « le jour du dépassement », date à partir de laquelle les femmes commenceront à travailler « gratuitement » en raison des inégalités salariales, selon le décompte symbolique annuel de la lettre d’information féministe Les Glorieuses, la maternité s’impose comme un facteur persistant de discriminations professionnelles.

« Comment peux-tu nous lâcher à un moment pareil ? »

Selon une étude Odoxa pour PremUp (2015), une femme sur dix cache sa grossesse le plus longtemps possible. Illégale mais tenace, la stigmatisation des femmes enceintes et des mères se traduit par un rejet de leurs candidatures, le refus de promotions, voire l’interdiction de retrouver leur ancien poste. « Nos placards débordent de dossiers de femmes discriminées pendant ou après leur grossesse, alerte l’avocate Élise Fabing, spécialiste du droit du travail. Les sanctions sont dérisoires : six mois d’indemnités au mieux, pour des dégâts humains considérables. »

Si les études restent peu nombreuses sur le sujet, la discrimination des jeunes mères est bien une réalité. D’après le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP), 84 % des femmes estimaient, en 2019, que la maternité avait un impact négatif sur leur carrière. Dans son essai Ça commence avec la boule au ventre, qui décrit la souffrance des femmes au travail, l’avocate y aborde notamment des cas de maltraitance grave, comme celui de l’une de ses clientes, Marienne, 31 ans, chargée de projet dans un cabinet de conseil.

L’annonce de sa grossesse a marqué le début d’une descente aux enfers. « Tu me fous dans la merde ! », lui écrit son supérieur alors qu’elle est en arrêt maladie pour une grossesse compliquée. Les messages agressifs s’enchaînent, jusqu’à la perte de son bébé à six mois de grossesse.

La grossesse, deuxième motif de discrimination

« Mon manager m’a dit : « Comment peux-tu nous lâcher à un moment pareil ? » », raconte Sarah*, salariée d’une PME. Si la direction a tenté de la licencier pour « motif économique », la loi la protège durant le congé et les dix semaines qui suivent l’accouchement. Mais, mise à l’écart à son retour, elle finit par signer une rupture conventionnelle.

« Dans la majorité des dossiers, la discrimination survient au retour de congé maternité, et se solde souvent par des négociations sur la sortie », constate Élise Fabing. Les chiffres le confirment. D’après le CSEP, plus d’une mère sur six s’est sentie mise à l’écart à son retour. C’est le cas de Julia*, employée d’une collectivité bretonne. « Lors de mon retour, j’ai été reléguée à de l’administratif alors que j’avais été embauchée comme chargée de mission, témoigne-t-elle. Puis j’ai appris qu’ils cherchaient quelqu’un sur ma propre fiche de poste. »

Pourtant, la loi impose le retour à un poste équivalent à rémunération identique. « La jurisprudence reste floue, et les entreprises jouent sur cette notion d’équivalence », regrette l’avocate. « On me disait de ne pas venir à certaines réunions pour « profiter de mon bébé », soupire Julia*. C’était une manière de m’écarter. » Délaissée et sans soutien, elle finit par démissionner.

En 2022, la Défenseure des droits a classé la maternité ou la grossesse comme deuxième motif de discrimination le plus cité par les femmes. Si les licenciements directs sont rares, les départs forcés à la suite de placardisation, eux, sont fréquents. « C’est vicieux car c’est souvent sous couvert de bienveillance », souligne Élise Fabing. Des clientes lui ont rapporté des réflexions de la part d’employeurs ou de collègues, telles que : « On ne te donne pas de promotion, ça serait trop de travail avec un bébé », ou encore, « Ne viens pas à la réunion, repose-toi ». Pour maître Fabing, « on décide à la place des femmes, parce qu’on les considère moins productives pour l’entreprise ! »

Le salaire des mères chute de 2 à 3 %

Les entreprises anticipent, par ailleurs, rarement leur retour de congé maternité. « Il n’y a eu aucune passation de dossiers, ni de réunion pour m’expliquer les changements, j’ai dû m’adapter, témoigne une chargée de communication. Ils ont fait comme si je n’étais pas partie, et il fallait que je travaille comme avant ! ». La jeune mère de famille a fini par faire un burn-out, résultat d’une politique managériale indifférente conséquences d’une grossesse. Selon l’Apec, 71 % des femmes cadres jugent ne pas avoir été accompagnées correctement. « C’est absurde ! C’est la continuité normale de la vie pour une femme comme un homme, et cela ne devrait pas pénaliser l’un des deux, surtout quand le gouvernement parle de « réarmement démographique » », ironise l’avocate.

Selon une étude Apec réalisée en 2024, près d’une cadre sur deux ayant eu un enfant au cours des dix dernières années affirme ne pas avoir retrouvé sa place. « Une de mes clientes devait devenir associée dans son cabinet. À son retour, non seulement elle n’a pas été promue, mais on lui a imposé des déplacements impossibles à concilier avec un bébé, comme une punition ! » s’indigne Élise Fabing. Par ailleurs, près d’une femme sur trois dit avoir raté une promotion à cause d’un congé maternité, selon le CSEP.

Pendant ce temps, la paternité, elle, est porteuse de gratifications. Les nouveaux pères gagnent en moyenne 3 % de plus, tandis que le salaire des mères chute de 2 à 3 %. Après le premier enfant, 49 % des femmes déclarent un impact sur leur emploi, contre 14 % des pères. « Étudier la condition des femmes après la maternité, c’est constater que leur émancipation reste fragile et leur dignité souvent bafouée », écrit Thi Nhu An Pham dans La Reprise (2021), un livre écrit après avoir été victime d’un licenciement économique pendant un congé maternité.

Une double peine dans les métiers précaires

Et c’est la double peine pour les femmes aux métiers les plus précaires et moins qualifiés, dans les secteurs du nettoyage ou du soin. Leurs arrêts maladie avant le congé maternité, souvent indispensables en raison de la pénibilité de leur emploi, ne sont indemnisés qu’à 50 % du Smic.

Selon l’Insee, pour les salariées les plus modestes, les revenus chutent de 40 % à la naissance du premier enfant, de 50 % au deuxième, et de 57 % au troisième, alors que les pertes sont presque négligeables pour les 5 % les mieux rémunérées.

« Lors de ma seconde grossesse, j’ai dû passer à 50 % pour concilier la vie de famille et professionnelle, raconte Mélina*, employée de crèche. On ne pouvait pas se permettre que mon mari réduise le sien. » De tels arbitrages renforcent la dépendance financière vis-à-vis du conjoint.

« Elles s’adaptent, souvent contraintes, et se retrouvent enfermées dans un modèle où l’homme devient la locomotive financière », observe Thi Nhu An Pham, ce qui accentue dans un deuxième temps les inégalités de répartition des tâches domestiques.

Un enjeu de santé publique

Pour l’autrice, « tant que la maternité sera traitée comme un sujet périphérique de RSE (Responsabilité sociétale des entreprises), et non comme un pilier de l’égalité professionnelle, rien ne changera. Tant qu’on considérera que les femmes « font » les enfants seules, les inégalités persisteront. »

Outre un allongement et une meilleure prise en compte du congé paternité, Élise Fabing plaide pour qu’on parle enfin de parentalité, non de maternité. « Il est aussi nécessaire que les femmes se documentent, demandent de l’aide, et se rendent compte que cette pression à cette période de leur vie n’est pas normale ! » insiste-t-elle.

Le taux de suicide des nouvelles mères est par ailleurs la deuxième cause de décès maternels, après les maladies cardiovasculaires. « La reprise étant un moment de vulnérabilité personnel et professionnel, c’est un enjeu de santé publique autant que d’égalité », rappelle Thi Nhu An Pham. Si les inégalités salariales ont diminué depuis quelques années (14 % en 2025, et 4 % à poste équivalent), l’écart de revenus reste très important si l’on considère la sous-valorisation des métiers dits « féminins » et les temps partiels subis.

L’autrice en est convaincue : « C’est dans la maternité que les inégalités au travail prennent racine », et l’égalité ne sera, selon elle, atteinte qu’à travers une politique dissuasive contre les discriminations liées à la parentalité.

*Les prénoms ont été modifiés.


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