Un incendie qui se propage
Aux Etats-Unis, dans plusieurs Etats, le trumpisme flamboyant a entraîné la censure de livres jugés inappropriés car susceptibles de « pervertir la jeunesse » : selon l’organisation Pen America, durant l’année scolaire 2023-2024, 10 046 livres ont été retirés des rayons des bibliothèques scolaires et des librairies. Quelques exemples : Des Souris et des Hommes, Le Journal d’Anne Franck, 1984, La Servante écarlate etc.
Des censeurs pyromanes semblent vouloir propager en France l’incendie des autodafés. A l’automne 2023, la direction du lycée privé sous contrat La Mennais à Ploërmel interdit à ses élèves la lecture de Triste Tigre de Neige Sinno, intense et beau roman sur l’inceste figurant pourtant dans la liste des 16 ouvrages retenus au Goncourt des lycéens. A l’automne 2024, un roman de la nouvelle sélection se trouve attaqué : une association familialiste et traditionaliste saisit « la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence du Ministère de la Justice » pour dénoncer « le contenu pornographique » du poignant et percutant Club des enfants perdus de Rebecca Lighieri. Au printemps 2025, alors que se prépare l’opération « Un livre pour les vacances », la ministre Elisabeth Borne retire de la publication l’ouvrage La Belle et la Bête, dans la version de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont publiée en 1756, au motif des « thématiques » et du « degré d’ironie » que véhiculeraient selon elle les nouvelles illustrations du dessinateur Jul. A l’automne 2025, l’association d’extrême droite Parents Vigilants lance une campagne numérique de haine contre une enseignante d’un collège de Vendée qui a proposé à ses élèves de 3e la lecture de la Lettre à Adama d’Assa Traoré et Elsa Vigoureux : dans ce cas précis, le Rectorat de l’académie de Nantes lui exprime son soutien, lui garantit une protection fonctionnelle, rappelle officiellement que « les textes étudiés en classe […] relèvent du choix pédagogique des professeurs dans le cadre des programmes d’enseignement ». Les réponses de l’institution sont, apparemment, à géométrie variable…
Dans le Lot, la DASEN censure
En cet automne 2025, une nouvelle affaire de censure ne peut qu’inquiéter quant aux dérives actuelles.
A la demande de la Direction Académique des Services de l’Education Nationale, le roman d’Anne-Sophie Jacques Boa a été retiré de la sélection d’un événement de lecture déployé dans 13 classes de 3e et de 2de du département du Lot : le Prix littéraire Anne Ténès. Raison invoquée par la DASEN Sophie Sarraute, sans plus de précision : « Certains passages de l’ouvrage ne semblent pas adaptés à l’âge des lecteurs concernés ». Elle termine ainsi le courrier adressé aux chef·fes d’établissement : « Dans un souci de vigilance et afin d’éviter que ce type de situation ne se reproduise, il est désormais convenu que les choix du comité de sélection devront être validés en amont par la DAC et/ou les IA-IPR. » Conséquence : l’organisation a décidé d’annuler le Prix littéraire Anne Ténès 2025-2026.
Sur le site ActuaLitté, Hocine Bouhadjera a mené une remarquable enquête, interrogé l’écrivaine, la maison d’édition et l’association de pilotage Désir de livres. Il semble que la seule page incriminée soit un court passage qui évoque l’initiation, entre femmes, au plaisir féminin : « On n’est pas du tout dans une scène transgressive, lui explique l’autrice. C’est un passage sensible, érotique et poétique, qui parle de découverte de soi et d’écoute de l’autre. […] Pour moi, c’est exactement ce que devraient être les relations sexuelles : du désir partagé, du dialogue, de la délicatesse. »
Pourquoi tant de haine ?
Pudibonderie ? Lesbophobie ? Inculture ? Lâcheté ? Un peu de tout ceci à la fois ?
Cette censure témoigne en tout cas (une fois de plus) d’un mépris institutionnel envers les enseignant·es, dont est bafouée la liberté pédagogique de choix et dont n’est pas reconnue la capacité à accompagner les élèves dans leurs lectures.
Cette censure parait complètement hors sol, inconsciente du contenu réellement brutal et de la portée bien plus problématique de certaines œuvres patrimoniales régulièrement au programme. Sarah Delale, Élodie Pinel et Marie-Pierre Tache l’ont démontré (et leur liste est à compléter). Peuvent s’y raconter avec complaisance « une relation pédophile entraînant la mort de l’enfant » (Les Mémoires d’Hadrien, programme 1ère 2019), « un harcèlement sentimental et sexuel » (La Princesse de Clèves, programme 1ère 2019), l’itinéraire d’un pervers narcissique et féminicide (Le Rouge et le Noir, programme 1ère 2019), un éloge de la pédocriminalité (Les faux Monnayeurs, programme terminale 2017). Peuvent même s’y diffuser le male gaze (Manon Lescaut, programme 1ère 2022) ou la culture du viol (Dom Juan, Valmont dans les Liaisons dangereuses, Bel-Ami chez Maupassant, Rodolphe dans Madame Bovary …). Double standard ? Peur de donner enfin à se lire un regard féminin ?
Cette censure est d’autant plus révoltante que l’ouvrage en question offre précisément un contre-récit nécessaire à la culture pornographique, masculine voire masculiniste, souvent brutale ou dégradante, qu’internet diffuse désormais chez les adolescents et adolescentes. La décision de la DASEN apparait même – c’est un comble ! – contraire aux nouveaux programmes de l’EVARS. Par exemple à cet objectif de 3e : « Les élèves apprennent à distinguer les notions de désir, de plaisir, de bonheur, et réfléchissent à l’importance de la liberté et du respect dans les relations. Par exemple, ils étudient des œuvres littéraires, artistiques ou musicales ou des situations fictives pour développer une analyse critique des représentations parfois fausses ou déformées associées à la sexualité. (…) Ils prennent conscience que la réciprocité, le consentement et le respect des émotions sont indispensables à une relation saine… » Ou encore à cette proposition en 2de : « Analyser une ou plusieurs scènes de rencontre dans des œuvres littéraires, théâtrales ou cinématographiques, donnant à voir des représentations variées des relations et des sexualités, en réfléchissant aux effets produits au fil des évènements (par exemple timidité, plaisir et jeu de séduction, pudeur, peur et souffrance de l’échec). »
Cette censure constitue enfin un flagrant délit d’adultisme. En décernant le jeudi 27 novembre 2025 leur Goncourt des Lycéens à Natacha Appanah pour son roman La Nuit au cœur, en choisissant un ouvrage consacré aux féminicides conjugaux, les élèves ont, comme si souvent, montré ce à quoi elles et ils aspirent : des livres qui ne se contentent pas de se faire miroir de la littérature, des livres susceptibles de « réparer le monde » comme les nomme Alexandre Gefen, de les aider à se confronter aux questions qui leur paraissent les plus cruciales et difficiles. « Nous avons été bouleversés par ces trois histoires de femmes et profondément touchés par sa plume alliant complexité, justesse, poésie, a expliqué la porte-parole du jury 2025. Et par la qualité de son écriture sur un sujet si sensible. » Puisse l’Education nationale entendre ce message !
En guise de conclusion (jusqu’au prochain épisode ?), on invitera la DASEN (et pas qu’elle ?) à mettre en application les programmes de l’EVARS, par exemple pour saisir « la place des discriminations envers l’orientation sexuelle », pour travailler au « respect des différences en réfléchissant à ce qu’est une société inclusive et aux types de relations qu’elle implique. » Les enseignant·es pourront même aborder cette affaire comme un cas d’école ! L’EVARS leur demande en effet d’« analyser des cas de censure afin de mettre en discussion la représentation des corps dans l’espace public et de comprendre les enjeux du cadre juridique qui l’entoure. » Et, à quelques mois d’inquiétantes élections en France, on émettra deux souhaits : que les enseignant·es trouvent la force de résister aux pressions réactionnaires qui s’exercent contre leur difficile métier ; que les cadres de l’Education nationale fassent de notre institution républicaine un rempart pour défendre la liberté et la culture.
Jean-Michel Le Baut
P.S. : la Direction Académique des Services de l’Éducation Nationale du Lot n’a pas répondu à nos appels répétés.
Anne-Sophie Jacques, Boa, Editions Dalva
Sur le site ActuaLitté : L’Éducation nationale bloque un livre sur le désir féminin
Dans le café pédagogique : La Belle et la Bête version Jul censurée ?
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