Table ronde. Quels sont les combats féministes pour aujourd’hui ?

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Rappel des faits La lutte pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes constitue une composante essentielle de celle pour l’émancipation, qui concerne l’humanité entière et se mène sur tous les terrains. Avec Fatima-Ezzahra Cofondatrice de l’association les Effronté-es Benomar Martine Storti Journaliste et écrivaine (1) Hélène Bidard Adjointe PCF à la maire de Paris chargée de toutes les questions relatives à l’égalité femmes-hommes

Quel état des lieux dressez-vous de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes dans nos sociétés ?

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atima-Ezzahra Benomar Dans le monde du travail, dont on a l’impression qu’il est devenu un univers mixte, la moitié des femmes actives en France sont cantonnées dans seulement 12 des 85 catégories socioprofessionnelles répertoriées par l’Insee : femmes de ménage, femmes de chambre, caissières, vendeuses, infirmières, secrétaires, des métiers dont la pénibilité est souvent ignorée, les contrats précaires, les salaires bas, le temps partiel non choisi, et qui aboutissent à des pensions de retraite modiques. Sans compter que cette situation les expose aux violences, en témoigne le cas des femmes de chambre grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles.

Non seulement elles sont exploitées, l’hôtel faisant appel à une entreprise de sous-traitance qui les paye au lance-pierre, mais l’une d’elles a été violée par l’ancien directeur de l’hôtel, qui n’a pas été inquiété. Leur corps de femmes, noires, pauvres, cumule les stigmates du sexisme, du racisme et du classisme. Elles se confrontent d’autant plus à des dominants qui les pensent à disponibilité, sans défense, sans droits, que ce soit leur force de travail ou leur corps.

Martine Storti L’expression « nos sociétés » est assez imprécise. Désigne-t-elle la France, d’autres pays européens, ou occidentaux ou le monde entier ? Dans le cas de la France, on peut considérer que de nombreux droits égalitaires et émancipateurs ont été conquis dans les cinquante dernières années. En reste-t-il à conquérir ? Peut-être, tant les formes de l’inégalité, de la domination, du sexisme se renouvellent sans cesse. Cependant, entre les droits inscrits dans une Constitution, dans des textes juridiques – ce qui est très important – et leur mise en œuvre, le décalage est souvent important. Ce qui est loin d’être achevé, c’est donc le passage du formel au réel, la traduction des droits dans les faits. En élargissant le champ à d’autres pays européens, on constate que certains droits ne sont pas acquis, notamment le droit à l’avortement, qui reste à conquérir dans plusieurs pays. Et sous cet angle, on peut regretter que ce droit ne figure pas dans la liste des droits fondamentaux de l’Union européenne. Et si l’on élargit au monde entier, les conquêtes à réaliser en termes de droits pour les femmes sont encore devant nous.

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Hélène Bidard Depuis les grandes conquêtes féministes du XXe siècle, nous vivions dans une sorte d’illusion de l’égalité. Cette illusion ne résiste pas longtemps à l’épreuve des faits. Les femmes continuent de subir les inégalités professionnelles, d’être davantage touchées par la précarité, d’assumer l’essentiel des tâches domestiques, d’être moins bien représentées dans les médias, en politique et même dès l’école. Le sexisme et les violences restent aussi omniprésents ; or tant que des femmes seront tuées parce que femmes, il ne sera pas possible de parler d’égalité ! Mais il y a de l’espoir. Le monde, la France, notre société sont entrés dans un moment historique de mise en cause massive du patriarcat. #MeToo est un mouvement de fond, qui dure et touche tous les secteurs de la société. Une transition féministe est en cours. Elle rencontre des résistances, voire des tentatives de retour en arrière. J’en prends pour preuve le récent « césar de la honte » ou la réforme des retraites du gouvernement, qui va indubitablement abaisser le niveau des pensions des femmes. Mais cette transition est inéluctable. Il est de notre devoir à toutes et tous de pousser cette phase d’ébullition pour enfin conquérir l’égalité réelle. Je suis particulièrement fière de la Cité audacieuse que nous venons d’ouvrir en ce sens avec Anne Hidalgo à Paris !

 

De quelles réalités sociales les récentes affaires qui ont secoué la « société du spectacle » sont-elles les symptômes ?

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Martine Storti En quel sens prendre l’expression « société du spectacle » ? Au sens de « tout est spectacle » ou dans un sens plus restreint en faisant référence aux « affaires » de violences sexistes et sexuelles dans les domaines du cinéma, du sport, de la danse, des médias, de la vie culturelle, voire de la politique, qui est, hélas, trop souvent un spectacle ? En ce dernier sens et quel que soit le domaine, il est clair que l’enjeu de ces violences renvoie d’abord à un enjeu de pouvoir, pouvoir économique, culturel, médiatique, politique… Le corps des femmes comme lieu d’une appropriation et d’un monnayage (effectif ou illusoire) rendu possible par les inégalités de pouvoir : un rôle dans un film, une sélection dans une épreuve sportive, une visibilité médiatique, une place pour une élection ou un poste, une montée dans la hiérarchie, un emploi. Le silence des victimes peut être produit par cette inégalité de pouvoir, par la peur de perdre quelque chose, et de perdre encore davantage en sortant du silence. Le mot d’emprise, désormais plus souvent utilisé, renvoie aussi à cette question du pouvoir. Mais ce qui se passe en particulier depuis #MeToo, c’est justement ce refus de la peur, des femmes sortent du silence et ainsi elles sortent de la peur, du chantage, de la culpabilité. Elles sont debout, comme le dit l’hymne du MLF. Dans ces luttes se joue aussi une mise en cause de l’ancestrale idée que les hommes ont des besoins sexuels importants qu’ils doivent satisfaire. L’affirmation selon laquelle les femmes n’auraient pas autant de désir sexuel que les hommes est combattue depuis des décennies, et cette lutte est reprise dans #MeToo, avec à la fois le refus des violences subies et l’affirmation que les femmes ont droit au désir, à une sexualité épanouie.

 

Hélène Bidard Les violences faites aux femmes ne se limitent pas à un milieu. Elles s’observent partout. La parole (ou plutôt l’écoute) se libère dans la culture, avec notamment Adèle Haenel ou Vanessa Springora dont je tiens à souligner le courage. Elle se libère dans le sport autour des agressions sexuelles commises sur des enfants. Elle se libère dans la santé, avec la dénonciation des violences obstétricales, dans la politique aussi, malheureusement pas dans tous les partis. #NousToutes vient de publier une enquête sur le consentement dans le couple : 9 femmes sur 10 disent avoir subi des pressions pour avoir un rapport sexuel. Bref, les « affaires » sont le symptôme, d’une part, du caractère massif du phénomène, d’autre part, d’une intolérance grandissante aux violences sexistes et sexuelles. Il y a besoin de politiques publiques et d’un investissement très conséquent dans l’éducation à l’égalité et sexuelle ; de formation et de nouveaux moyens humains dans la police, la justice, les établissements de santé, pour que des sanctions soient prises. L’impunité des auteurs doit cesser. Or, malgré ses coups de com, le gouvernement reste relativement inactif sur la prévention et la protection des victimes. À plusieurs reprises, le Conseil de Paris a interpellé l’État pour que nous créions ensemble un lieu de prise en charge globale, une sorte de guichet unique où les femmes pourraient porter plainte, accéder à une unité médico-judiciaire, à des consultations psychologiques, à un réseau d’associations et de services publics permettant leur mise à l’abri et leur suivi. Silence radio. Idem concernant la prise en charge des enfants témoins ou victimes de violences.

 

Fatima-Ezzahra Benomar L’omerta règne partout, dans la famille comme dans les milieux de la culture, du sport ou de la politique. Cet État dans l’État, que représente le patriarcat, a longtemps exempté les hommes qui battaient leurs femmes, car ils incarnaient une autorité aussi légitime que l’État en soi. Ils s’octroient pareillement le droit d’user de violence. Même quand le viol ou les violences conjugales sont condamnés dans le Code pénal, le plus commun, pour le voisinage et les témoins, est de ne pas s’en mêler. Dans le monde du cinéma, qui est très hiérarchique, le réalisateur a une sorte de statut de patriarche qui peut se montrer brutal et harceleur au nom de la direction d’actrices, même très jeunes, ou les sexualiser. Tout lui est permis pourvu qu’il en sorte une œuvre à célébrer, à insérer au patrimoine culturel national. Ces formes de tutelle symbolique, de l’entraîneur sur la jeune sportive, du pygmalion sur sa muse, du cinéaste ou de l’homme de théâtre sur sa comédienne, autorisent l’emprise professionnelle et parfois les violences sexuelles. Ce qu’on attend des professionnels du cinéma, c’est qu’ils expliquent concrètement comment assurer des systèmes de casting safe, la protection des mineurs, ce qui est autorisé ou pas dans un tournage, pour ne plus avoir un Bertolucci qui se sente autorisé à filmer, sans la prévenir, la scène de viol de Maria Schneider dans le Dernier Tango à Paris ; pour ne plus avoir un Abdellatif Kechiche qui inflige aux actrices de la Vie d’Adèle un tournage sadique, et à la comédienne de Mektoub my love : intermezzo une scène de sexe oral non simulé ; pour ne plus avoir des photographes comme Roman Polanski ou David Hamilton qui pensent, parce qu’ils filment un sujet, en l’occurrence des fillettes, qu’elles leurs appartiennent comme objet de leur regard, qu’ils peuvent du même coup les photographier et les violer. Comment ne pas comprendre, en l’état des choses, une Samantha Geimer qui déclare accorder son pardon à Polanski pour avoir le droit de ne plus subir éternellement cette histoire ou une Charlotte Lewis qui déclare, amère, « je n’aurais jamais dû parler », tellement on a renforcé le pot de fer Polanski contre les pots de terre ?

 

Reposant sur la mise en compétition des individus, les sociétés libérales ne sont-elles pas, par les comportements qu’elles valorisent, « masculinistes » dans leur essence ?

 

Martine Storti L’expression « sociétés libérales » doit être précisée. Pour ma part je ne confonds pas libéralisme économique, libéralisme culturel, libéralisme politique. Je ne considère pas que les trois sont indissolublement liés, qu’ils forment un tout, qu’ils sont synonymes. Le néolibéralisme économique peut en effet s’accompagner d’une poussée conservatrice au plan politique et sociétal, comme nous le voyons, par exemple, aux États-Unis ou au Brésil. Mais le capitalisme, particulièrement dans sa forme néolibérale, peut s’accommoder de tout, du conservatisme sociétal comme du libertarisme le plus échevelé. Pour être franche, je me réjouis de vivre dans une « société libérale », je la préfère, et de loin, à une société où les droits individuels, les libertés civiles et civiques n’existent pas. L’antiféminisme et le « masculinisme » n’ont pas attendu le néolibéralisme pour se manifester. Je me méfie de cette régression qui consiste à attribuer une cause unique à la domination masculine. Celle-ci est très ancienne, commune à des organisations sociales et politiques, des cultures, des idéologies, des religions différentes. Raison pour laquelle les luttes féministes, par-delà leurs contextes et leurs moments historiques, relèvent de l’universel.

 

Fatima-Ezzahra Benomar C’est plutôt le patriarcat et le racisme, je pense, qui ont inspiré les violences légitimes, la structure d’exploitation « naturalisée » et le travail gratuit, notions qui profitent aussi au capitalisme. La femme, c’est pire que la prolétaire du prolétaire. Elle ne vend pas sa force de travail seulement, elle la doit, beaucoup de femmes n’ont pas le luxe de se poser la question si c’est à elles d’effectuer les tâches ménagères ou de s’occuper des enfants. Au-delà de la force de travail accaparée, il y a aussi leur disponibilité, mentale, sexuelle, exploitée pour prendre soin du mari, des enfants, des personnes âgées de la famille. Les sociétés libérales profitent de cet ordre établi, des femmes incitées à la consommation pour faire plaisir aux hommes via leur garde-robe et aux enfants via les jouets jetables, en plus de l’achat de ce qui est nécessaire. Et quand une femme de ménage ou une nounou veut revaloriser son salaire, le système libéral exploite aussi les stéréotypes de genre en lui renvoyant qu’on la paye pour faire ce qu’elle fait déjà gratuitement à la maison, ce qu’elle sait faire « naturellement », et qu’il n’y a pas à rémunérer ses compétences au-delà du minimum syndical.

 

Hélène Bidard Le patriarcat préexistait au capitalisme. Mais les deux se renforcent. Le sexisme, les comportements masculinistes sont d’ailleurs bien souvent utilisés comme des moyens d’écarter et de décourager les femmes dans les milieux où la compétition est forte, voire érigée en méthode de management et de sélection. Dans les « soirées médecine » par exemple, le sexisme et les violences sont un moyen de déstabilisation des étudiantes dans la compétition universitaire. Sur le plan économique, le néolibéralisme, c’est l’austérité et la précarité. Les femmes en sont les premières victimes. Aussi, il est indispensable de lier combat féministe et combat de classe. Je crois profondément que le dépassement du capitalisme et la sortie de la crise de la représentation syndicale et politique ne pourront être atteints que lorsque la prise en compte des femmes et des objectifs féministes sera enfin mise à l’agenda de tous comme un incontournable.

 

(1) Autrice de Pour un féminisme universel. La République des idées/Seuil, à paraître le 2 avril.

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