Bernard Lavilliers : « Je suis un chanteur politique » in l’Humanité

© Patrick Swirc

Le rencontrer, c’est comme remettre cent balles dans la machine, saisir au vol le vieux compagnon qui passe, pour le plaisir d’entendre sa voix. Bernard Lavilliers nous raconte son nouvel album, conçu entre ailleurs, ici et Buenos Aires, livre ses réflexions sur l’état du monde et parle de Saint-Étienne, où tout a commencé. 

« Sous un soleil énorme », c’est le titre du nouvel album de Bernard Lavilliers, dans les bacs le 12 novembre. Il nous en parle pour « l’Humanité Dimanche ». Avant même notre première question, il se lance dans une tirade sur son lien avec notre journal :

Icon QuoteAh, “l’Huma” ! J’ai très bien connu l’amiral, Roland Leroy. J’ai chanté à la Fête de l’Huma je ne sais plus combien de fois. C’est une fête populaire. Il y a des stands partout, une ambiance. “L’Huma”, le journal né avec Jean Jaurès, je le lis toujours. Il n’y a pas qu’à Mediapart et au “Canard” qu’on trouve des journalistes d’investigation. Il y en a aussi à “l’Huma”. Pareil pour certains journaux de province. “La Marseillaise”, tiens. J’ai fait des concerts de soutien à ce journal, sur les quais, il y a quatre ou cinq ans. J’avais pris des Gitans. On a fait tourner “les Mains d’or” en rumba. “La Marseillaise” : important pour la diversité des opinions. Vincent Bolloré rachète tout. »

Il y a deux ans, vous êtes parti pour l’Argentine. Qu’y avez-vous trouvé ?

Bernard Lavilliers Je connais toute l’Amérique latine, du Mexique au fin fond du Brésil, en passant par le Venezuela. Je m’étais gardé l’Argentine, comme les Indes. Je sais que je continuerai à voyager jusqu’à la fin. Je me disais : voilà un grand pays ! Il faut y passer au moins trois mois. Débarqué en terre étrangère, je me mélange, je trouve des musicos, je prends mon temps. Je marche. J’évoque ça dans la chanson « le Piéton de Buenos Aires ». Pour connaître une ville, il faut l’arpenter de long en large, à pied, rue par rue, visage par visage. J’ai vite écrit sur Buenos Aires comme s’il s’agissait d’une personne. Elle est dos à la mer, tournée vers l’intérieur des terres, contrairement à Marseille, au Havre, à Barcelone ou à New York. Les Porteños – habitants de Buenos Aires, littéralement «habitants du port», en argot ou en langue populaire – regardent vers la pampa.

Dès les premières semaines, j’ai composé les premiers textes, les premières chansons, histoire de démarrer la machine. Celle que je viens d’évoquer est une ballade rock assez rythmique. J’y évoque aussi les Italiens. Plus de 20 millions ont immigré là-bas. Des Espagnols aussi. L’Argentin dit de lui-même qu’il est un Italien parlant espagnol qui se prend pour un Anglais. Mon arrivée en février 2019 a coïncidé avec l’inflation tragique au Venezuela : 40 % en un mois ! Pas mal de « Venez » sont partis de chez eux. Gros mélange de populations. Sans compter les Péruviens et les Boliviens.

Icon QuoteChez moi, l’exil se manifeste par le besoin d’écrire.

À Buenos Aires, c’est incroyable le nombre de concerts qu’il y a, de théâtres, de petits clubs avec restau et scène de rock au fond. Malgré l’inflation, la vie était intense. Il y a énormément de librairies – presque autant qu’à Paris de galeries d’art. Autour, l’équivalent des favelas de Rio. La ville ressemble à une ville européenne. J’écoutais beaucoup de musique. Pour me rendre au bar  La Poésie – en français –, je prenais la rue du Chili qui est une « transversale singulière », comme je dis dans l’album. Il m’a plu de citer « les Chants de Maldoror », car Lautréamont est né en face, à Montevideo en Uruguay.

Sur place, j’ai composé quatre ou cinq chansons, dont « Les Porteños sont fatigués » et « Noir Tango ». Chez moi, l’exil se manifeste par le besoin d’écrire. J’aurais dû rentrer en France pour repartir et réaliser la partie cordes en Argentine. Mais il y a eu la « garde à vue » du Covid. C’est donc en France que j’ai conçu « Toi et moi », « Corruption » et « Voyages », sur une mélodie de Romain Humeau.

L'artiste est resté trois mois dans la capitale argentine, qu'il a « arpentée de long en large ». Et cela donne une ballade sublime : « le Piéton de Buenos Aires ». Getty Images

L’artiste est resté trois mois dans la capitale argentine, qu’il a « arpentée de long en large ». Et cela donne une ballade sublime : « le Piéton de Buenos Aires ». © Getty Images

Avez-vous eu d’emblée la sensation d’être chez vous dans ce pays ?

Bernard Lavilliers C’est vrai. Je m’infiltre. Je ne m’impose pas. Je rencontre toutes sortes de gens. La plupart des musiciens viennent des classes populaires. Ils sont dans la réalité des choses. Ensuite, j’ai commencé à découvrir des auteurs, des écrivains et des chauffeurs de taxi. Ne jamais les négliger ! Et aussi, pourquoi pas, des gangsters. Ça permet de prendre le pouls d’une ville. Comme dit Léo Ferré : « Les gens qui pensent en rond ont les idées courbes. » Il faut avoir plusieurs versions. À force, je commençais à être très adapté. J’avais envie de rester. Quand je pars, on se demande toujours si on va rentrer.

Et il y a eu la maladie gigantesque…

Bernard Lavilliers J’avais fait des concerts, puis j’ai peaufiné des choses avec des musiciens en studio et avancé des bouts de mélodies. Je suis parti à New York en février 2020, et puis commence la garde à vue. D’abord, quinze jours, puis quinze à nouveau. Ça devenait un peu lourd. J’ai relu tout Garcia Marquez, en commençant par « l’Automne du patriarche » et « l’Amour aux temps du choléra » – je n’ai pas attaqué tout de suite « Cent Ans de solitude ». On arrive en avril, avec un tas de choses très françaises : pas de masque, des masques. Du bricolage. Des petits marquis qui bricolent, comme dans ma chanson, qui disent tout et son contraire. Septembre, deuxième vague. Reconfinement.

J’avais convoqué mon groupe le 14 juillet, à la campagne, dans ma grange aménagée en studio. Ça nous a fait du bien de rejouer ensemble. J’ai travaillé avec Romain Humeau, la musique complète de « Voyages » et le texte complet de « Corruption ». Pour « le Cœur du monde », on a essayé différentes harmoniques. Grosse ébauche. Comme un peintre qui retouche longuement sa toile. En octobre, il y a eu le couvre-feu. Du coup, j’ai fait venir des gens chez moi. On a également beaucoup travaillé par Internet. Insupportable à la longue. On a enregistré les cordes à Londres, avec le fameux Zoom. Je n’aime pas ça. j’ai besoin d’être sur place dans le studio. Quand on a une remarque, ça va plus vite en face à face. Il me semble que c’est plus facile pour la musique électronique. Pour nous, musiciens électriques, acoustiques, qui jouons ensemble, je veux dire en même temps, c’est frustrant.

En décembre 2020, j’avais presque tout écrit. Le mixage a pris un temps fou. Mixer est affaire d’ajustement permanent : changer d’harmonie, monter d’un ton ou pas, rythmique… C’est pénible à distance, ça peut même devenir obsessionnel. Le couvre-feu était désormais à 19 heures… Ils nous l’ont annoncé avec leur costume bien mis et leur côté un peu gringalets nerveux. La Macronie, c’est : « Fermez les yeux, détendez-vous. En 2022, quand je serai réélu, ce sera “Beautiful Days !” », comme dans le titre de ma chanson où j’imite Sinatra, pour rire. J’ai une voix de crooner.

Cet album semble plus que jamais empreint d’une poésie du « Tout-Monde ».

Bernard Lavilliers Oui ! Il y a de la chanson poétique, mais prenez le titre « Voyages » J’y parle de « fenêtres inquiètes sur la nuit ». J’avais en tête la vision de New York quand le ciel s’assombrit. Les buildings de 50 étages de bureaux sont éclairés du dedans, les gens derrière les vitres semblent angoissés. Qui va débarquer ? King Kong ou les communistes ? ! Je rigole, mais ils ont toujours cette angoisse des communistes. Ils sont vintage avec cette histoire. L’ombre de Staline ! Je me suis saisi de l’image d’une ville menacée-menaçante, inhabitée puisqu’il s’agit de bureaux vides en raison du Covid. On est en pleine pandémie. Les gens sont tous sur leur ordinateur dans le New Jersey. Ce disque s’inscrit dans le réel de la période. Il y a aussi la chanson « Corruption ». Aujourd’hui, un type qui n’est pas corrompu passerait presque pour un con.

La chanson la plus violente est peut-être la première, « le Cœur du monde ». Ils m’ont sucré la première phrase : « Alors Jeff Bezos loin de la Terre/Avec ses containers vivra tout seul/C’est beaucoup mieux qu’avec ses actionnaires. »

Poésie et politique sont chez vous consubstantielles… Chanteur engagé, ça vous dit ?

Bernard Lavilliers C’est un vieux terme un peu valise. Je dirais que je suis un chanteur politique. Je balance des flashs. On est loin de la longue plainte des chanteurs engagés. Je suis plus proche d’Aragon. J’aime le lyrisme, mais limité. Nous ne sommes plus à la même époque. On ne va pas dire, comme en 1970, que tout est politique. Même si c’est vrai ! Le terme engagé est réducteur, car on peut aussi être engagé à droite. Bien sûr, ça parlait. Quand on est au Parti communiste, on dit qu’on est engagé comme Jean Ferrat. Une chose est sûre : je suis préoccupé. J’essaye d’analyser les choses tout en restant poétique. Car l’analyse politique, ce n’est pas toujours du Robert Desnos ! C’est un peu sec. Dans cet album, il y a aussi de l’humour, pas mal d’inquiétude et je fouille au scalpel.

Bernard Lavilliers sur la Grande Scène de la Fête de l'Humanité, en 2011. © Patrick Gherdoussi/Fedephoto

Bernard Lavilliers sur la Grande Scène de la Fête de l’Humanité, en 2011. © Patrick Gherdoussi/Fedephoto

Il y a les textes, avec leurs nerfs de passion, et les musiques. De quelles couleurs ? Et avec qui ?

Bernard Lavilliers Il y a un mélange. Quand je fais les musiques, je participe aux arrangements, mais j’écoute beaucoup ce qu’on me propose. Et il y a l’interprétation. Gréco déplorait qu’on ne donne pas suffisamment de royalties aux interprètes. Un auteur-compositeur n’est pas forcément un bon interprète. Je fais une différence. J’ai un parti pris. J’aurais pu, par exemple, chanter « les Mains d’or » sur un ton revendicatif ou tragique. Je la chante en douceur, même si le thème est dur. Idem pour « le Cœur du monde ». J’évite le côté mélodramatique. Si c’est bien écrit, pas besoin d’en faire des tonnes.

Vous bouclez la boucle en faisant un retour sur votre ville natale, Saint-Étienne…

Bernard Lavilliers Ce sont les jeunes, Raphaël et Théo Herrerias, les deux Stéphanois du groupe Terrenoire, qui ont écrit ça. J’assume complètement. J’ai écrit ma partie, la seconde du couplet, tout ce qui me concerne : la boxe, le quartier du Soleil…

… Votre première guitare offerte par votre mère !

Bernard Lavilliers Oui. À 14 ans. On ne peut pas apprendre à jouer sur la guitare d’un copain. Il en faut une à soi pour essayer d’en sortir quelque chose. Je l’ai laissée chez ma mère. La retrouvant, j’ai vu qu’elle ressemblait à une arbalète ou à un voilier. Une guitare espagnole avec un manche en bois.

Icon QuoteAujourd’hui, on parle d’employés, de collaborateurs. Dommage, car ouvrier, c’est un très beau mot.

Retour à Saint-Étienne : qu’est devenue sa classe ouvrière ?

Bernard Lavilliers Elle a presque disparu, comme partout. Je travaillais dans une usine où il y avait 7 000 ouvriers. C’était comme une ville. Aujourd’hui, la classe ouvrière est disséminée. On la trouve peut-être encore dans les grands chantiers, avec ceux qui, à la tâche et au même endroit, construisent des cargos. Ou dans le BTP. Mais ils ne sont pas 7 000. L’idée de confraternité de la classe ouvrière disparaît. On n’était pas toujours d’accord, mais il y avait quelque chose de commun : on gagnait notre vie en louant nos bras, comme disait Karl Marx. Il y a de grosses entreprises comme la SNCF mais ils ne disent plus ouvriers. On parle d’employés, de collaborateurs. On a trouvé d’autres mots. Dommage, car ouvrier, c’est un très beau mot.

La scène vous a-t-elle manqué ?

Bernard Lavilliers Évidemment ! J’en ai fait beaucoup dans ma vie. Ça fait tant de temps que je n’y ai pas mis les pieds.

Votre passion pour le Brésil a été bien malmenée ces dernières années…

Bernard Lavilliers Bolsonaro est un dictateur caché derrière une République, il est sordide, corrompu, violent, bête. C’est un génocidaire. J’observe ce qui se passe là-bas. Depuis vingt ans, je suis dans l’association Planète Amazone. Avec les Brésiliens et les Indiens, on a suivi cette évolution de ce type vers la dictature et l’autocratie. Il va peut-être s’en sortir, la corruption, là-bas, est chose quasi normale.


Un si grand cœur, qui cogne à l’unisson du monde

Solaire et élégant, son 22e album aux influences argentines et colombiennes porte bien son nom. « Un soleil énorme » a été réalisé en compagnie d’une jeune génération de musiciens.

Lavilliers, poète grand reporter, livre un album vitaminé, riche de sens, élégant en diable. Il y prend le pouls vif de la planète. « J’entends le cœur du monde battre de plus en plus fort, celui des multitudes et de la solitude. » Il capte l’infinité des possibles mutilés, la férocité du présent, le tocsin du déclin, le réchauffement du climat dévoreur de désirs. Son « Cœur du monde » au rythme lent, qui ouvre l’album, se cadence telle une cumbia freinée. Les congas épousent le sabot du cheval au trot dans la pampa. Il prend aux tripes avec « Voyages » (« Partir quand le soleil se lève. Courir aussi vite qu’on rêve »).

La batterie têtue, les guitares audacieuses ouvrent des horizons – bel arrangement des cordes par Romain Humeau. Quarante-six ans après « le Stéphanois », dans « Je tiens d’elle », avec les deux jeunes Stéphanois de Terrenoire, coauteurs du texte, revoilà Saint-Étienne, avec des drums qui cognent, un tas de cordes en aiguillage. Satiriste grinçant dans « Beautiful Days », il aborde aussi « ce virus invisible », entre « Toi et moi », quand des peuples rêvent de « dictature militaire ».

On séjourne aussi en Argentine. Dans « le Piéton de Buenos Aires » (réalisation de Michaël Lapie), la guitare suit ses pas dans la ville à « l’odeur familière ». Il reprend « Qui a tué Davy Moore ? » de Dylan (1963). S’y conjuguent à sa voix, sur un tempo panique, celles d’Izïa, Éric Cantona, Gaëtan Roussel et Hervé. Histoire d’un boxeur tué au combat. On songe au mouvement Black Lives Matters. « Noir Tango », c’est une courte nouvelle synthétique. L’album se clôt sur « l’Ailleurs » (composé par Jérôme Coudanne et l’arrangeur de génie, Victor Le Masne). La chanson vibre depuis l’autre côté du tunnel blanc, la mort, celle du chanteur, on a su ses problèmes cardiaques, et celle de gens venus d’ailleurs : « Je ressemble à Lazare ébloui par le jour / J’ai perdu mon amour en Méditerranée. »

Son autobiographie en paroles et musiques porte le sceau du plus large partage. À désirer sans fin.

Icon Audio « Sous un soleil énorme », de Bernard Lavilliers. Romance/Universal, sortie le 12 novembre. En tournée en France à partir de 2022. À l’Olympia, à Paris, du 16 au 19 juin.


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