Pourquoi Éric Zemmour est-il dangereux pour la France ?

"Méthodiquement, l’éditorialiste agitateur révise chacun des événements historiques en réponse desquels s’est construite la droite républicaine", Patrick Le Hyaric. © Joêl Saget / AFP

Rappel des faits Le candidat non encore déclaré de l’extrême droite maurrassienne multiplie les saillies réactionnaires et les appels à la confrontation identitaire. Avec les contributions de Patrick Le Hyaric, éditorialiste et Alain Mila, historien des institutions

Retour du maurrassisme

Patrick Le Hyaric, éditorialiste

Non content d’avoir été condamné pour propos racistes, non content de traiter les femmes comme des « sous êtres humains, après la réhabilitation de la collaboration et de l’Algérie française, voici que M. Zemmour s’en prend au capitaine Dreyfus dont il réfute l’innocence, pourtant clairement établie, déjà par Zola et Jaurès, puis par le travail de générations d’historiens.

Méthodiquement, l’éditorialiste agitateur révise chacun des événements historiques en réponse desquels s’est construite la droite républicaine. La stratégie est clairement établie de réunir les droites par un discours national-capitaliste, mais aussi par l’invention d’un récit historique expurgé des graves errements de la grande bourgeoisie française, et pire, de les revendiquer. Jusqu’à l’infamie d’accuser la Résistance communiste d’avoir inauguré une « guerre civile » en engageant le combat contre les nazis et à leurs supplétifs vichystes…

Tout ceci est pensé. L’affaire Dreyfus n’est pas le moindre de ces épisodes qui auront déchiré le pays. Il aura également été l’un des moments fondateurs du clivage entre la droite et la gauche, sur fond d’antisémitisme virulent. Contester l’innocence du capitaine Dreyfus aujourd’hui, c’est remettre en selle ceux qui la contestaient hier, ces penseurs et acteurs du « nationalisme intégral » que furent les Maurras, Daudet ou Barrès, nommant le capitaine Dreyfus « Judas » à longueur de colonnes, hurlant à « l’anti-France », et excitant la veine nationaliste jusqu’aux charniers de 14-18. Ces mêmes courants qui ont applaudi à la constitution des fascismes en Europe.

L’hégémonie gaulliste sur la droite française pendant près d’un demi-siècle aura eu tendance à faire oublier les racines profondes des forces conservatrices, qui plongent dans le nationalisme le plus belliqueux, le racisme, l’antisémitisme, et un corporatisme qui réunirait possesseurs du capital et salariés dans « la magie » du travail exploité. Maurras et l’Action française n’étaient pas des épiphénomènes mais, au contraire, des courants qui ont structuré le discours et les pratiques de la droite jusqu’à la Libération.

Aux considérations stratégiques de cette attaque contre Dreyfus, s’ajoute sans nul doute une considération tactique. Les origines juives de M. Zemmour pourraient freiner l’adhésion à son entreprise politique des courants les plus extrêmes, traditionalistes, cléricaux et antisémites de la droite. Qu’à cela ne tienne ! Quel meilleur brevet d’acceptabilité leur offrir que de s’attaquer à la figure honnie du « juif Dreyfus » ?

Ainsi, selon ses termes, Zemmour compte sceller l’alliance de « la bourgeoisie patriote » des catégories supérieures et les masses populaires. Cette alliance de classe a présidé au bonapartisme comme, dans un contexte différent, au gaullisme. Elle a pour principale fonction d’ôter toute autonomie d’action aux classes populaires chloroformées par les vapeurs nationalistes et laissées à la merci du grand capital pour en devenir la piétaille. Vieux rêve des classes possédantes et du capitalisme national aujourd’hui à la manœuvre dans de nombreux pays, comme en témoigne le cas Trump ou Bolsonaro au Brésil. La nouveauté, concernant la France, tient au point d’équilibre de cette alliance, que M. Zemmour tente de faire tenir très à droite, par la réconciliation de Maurras et de Gaulle, de l’OAS et du RPF, du RPR et du FN, de Barrès et de Péguy. Y parviendra-t-il ? C’est aussi l’affaire d’une droite qui se laisse voler son histoire récente.

Des courants conséquents sont tentés par le projet zemmourien, d’autres l’ont déjà intégrée, comme en témoigne le vibrant accueil de l’ancien journaliste du Figaro et de Cnews à l’université de rentrée du « Mouvement conservateur », nouveau nom de « Sens commun », mouvement de droite intégriste affilié aux « Républicains ». En témoigne également le parcours de membres de son équipe de campagne qui, pour l’essentiel, viennent de « LR » travaillent ou ont travaillé comme assistants parlementaires ou collaborateurs de maires de droite. Se retrouvent enfin dans ce cénacle des cadres importants des jeunes LR ou du syndicat UNI.

En voulant réunir les droites, Zemmour tente donc de ressusciter tout un courant réactionnaire qui a structuré la vie politique française avant guerre, et que les contradictions du gaullisme auront mis en sourdine. Une réaction qui plonge aussi certaines de ses racines dans certains courants minoritaires du mouvement ouvrier emprunts de proudhonisme et de corporatisme, qui auront fait les « riches heures » de Vichy. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que le proudhonien Onfray « n’exclut pas de voter Zemmour » selon ses propres termes.

Ces courants ont pour point commun la détestation du marxisme et du communisme et, partant, refusent de reconnaitre la lutte de classes comme force motrice de l’histoire. Que des éditorialistes ou dirigeants politiques qui se réclament du souverainisme « de gauche » refusent de porter la revendication historique de la baisse du temps de travail, accusé de dévaloriser la « valeur travail », en dit long sur les glissements à l’œuvre et le refus d’affronter le capital dans toutes ses logiques. Cela dit aussi la persistance, en France, d’un vieux courant corporatiste qui se réinvente perpétuellement. Sans être, pour l’heure, allié à l’entreprise Zemmour, il crée les conditions de son acceptation.

Un léger regard dans le rétroviseur permettra de voir combien le terrain a été préparé ces dernières années : de la participations du personnage à de multiples émissions de télévisions et de radio depuis vingt ans dans le rôle du procureur et sans contradicteurs, à la table ouverte à des commentateurs de droite extrême et aux dirigeants du parti d’extrême droite dans les télévisions d’informations en continue, jusqu’au nauséabond débat de ces derniers mois autour « du séparatisme » » de la « subversion migratoire », de « l’islamogauchisme » de la « destruction de la civilisation occidentale », du « délitement de la nation française » ; les attaques contre l’UNEF ou encore cet entretien accordé par le président de la République à « Valeurs Actuelles »… Le terreau pour faire germer et grandir le monstre a été bien fécondé.

M. Zemmour fait ainsi la démonstration de son appartenance à un courant philosophique et politique qui, plus d’une fois, a causé un tort considérable à la nation française ; celui de la contre-révolution et des anti-Lumières qui a prospéré à l’ombre de la bourgeoise industrielle, réfutant avec une admirable constance la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, la République sociale, le Front populaire, le Conseil national de résistance, la décolonisation, mai 68 et aujourd’hui toute forme de progrès social. Sa ligne de mire est bien 1789 et les suites qui sut lui donner le mouvement ouvrier, socialiste et communiste. C’est Goebbels qui avait résumé l’intérêt de ce point de jonction entre les extrêmes droites et les droites traditionalistes en affirmant que les nazis avaient « effacé 1789 de l’histoire ».

La mise sur orbite de ce personnage est un défi lancé au courant progressiste dans ses multiples expressions. Les forces du capital et leurs mandataires ont besoin de réactiver cette « union-fusion » des droites pour éloigner toute perspective de rupture avec l’ordre existant, alors que les contestations sociales, les aspirations à défendre et améliorer les conquis sociaux du Conseil national de la résistance sont puissantes.

Dans le temps long de l’Histoire, c’est ce courant et sa pointe avancée communiste qui est directement menacé. Cette offensive appelle à faire revivre ce progressisme à la française, dans un processus de dépassement du système capitaliste, et à construire patiemment son hégémonie. Les forces militantes, syndicales et communistes ont un rôle déterminant à y jouer. Car nul ne peut douter que le zemmourisme aurait la destinée funèbre de ses ancêtres. Les classes populaires, d’où qu’elles viennent,  une nouvelle fois et comme toujours en paieraient chèrement le prix. L’ignorer reviendrait à ne pas le combattre !

Le candidat de la restauration et de la guerre

Alain Mila, historien des institutions

« Nous ne pouvons pas supporter deux civilisations différentes sur le sol français. » C’est par ces mots que Monsieur Z a harangué la foule lors d’un meeting. Ces propos sont effrayants, Monsieur Z en appelle ni plus ni moins au retour des moyenâgeuses guerres de religion. Impensable et pourtant vrai.

Monsieur Z, c’est Jean-Marie Le Pen, en pire. Monsieur Z incarne ce qu’il peut nous arriver de pire depuis plus de quatre-vingts ans, précisément de pire depuis le 10 juillet 1940, jour où un vieux maréchal a mis à terre la IIIe République et instauré le lendemain le régime de Vichy, dont on connaît la suite funeste de la chasse alors, guerre de civilisation non pas aux musulmans mais aux juifs, aux communistes, aux francs-maçons, aux homosexuels, aux handicapés…

Que personne ne s’y trompe. En 2016, de l’autre côté de l’Atlantique, intellectuels, analystes politiques, bourgeois voyaient Trump comme un épiphénomène. Nous sommes exactement dans la même situation contextuelle dans la France de 2021. Car, si Trump a été battu aux États-Unis d’Amérique, le trumpisme, pensée néofasciste, négationniste et complotiste, est bien mondial et a survécu à son effroyable mentor. Nous sommes dans la peau des Américains, il y a cinq ans, et, face à une forme de sidération, nous tentons de nous rassurer tant bien que mal en nous disant que la France est protégée de tous ces excès par l’humanisme, la laïcité ; que nous sommes le pays des Lumières, et que la Ve République est solide…

Mais tout cela peut être balayé par une lame de fond populo-conspirationniste en quête d’un Caudillo et véhiculée par cet homme épris de haine et qui agrège la haine autour de lui. Monsieur Z porte des réponses rapides et des solutions à l’emporte-pièce et empiriques à toutes les inquiétudes, à toutes les peurs, fussent-elles totalement chimériques. Il catalyse aujourd’hui autour de lui « 50 nuances d’aigris » et nous ne sommes probablement pas au bout de nos surprises de ses soutiens qu’il va dérouler comme une bobine de fil au fur et à mesure des semaines qui nous rapprochent de l’élection présidentielle.

À telle enseigne qu’il se susurrait ici et là qu’il devait se déclarer candidat le 9 novembre à Colombey-les-Deux-Églises parce que le général de Gaulle est mort ce jour-là, il y a cinquante et un ans. Hold-up pitoyable par un maurrassien des valeurs de celui qui incarna et fédéra la France libre et la Résistance par son appel du 18 juin 1940.

Tout cela, paradoxalement, me plonge dans une forme de rumination mentale et de trouble post-traumatique irrationnel que je vivrai par procuration, tant il n’est pas le mien à titre personnel, mais « simplement » celui de mes aïeux, celui de mon père enfant, victime de la guerre d’Espagne, qui a vécu la Retirada à l’âge de 8 ans.

Parfois, j’imagine l’impensable, celui de vivre une Retirada inversée. À une différence notoire près, qui change tout : j’ai la double nationalité. L’Espagne, si je le souhaitais, m’accueillerait en compatriote avec les miens, les bras ouverts. Ce qui ne fut pas le cas en 1939 de la France face à ceux que d’aucuns appelaient « les rouges, les Espagnols de merde ».

Nous sommes à la croisée de chemins. La France a rendez-vous en 2022 avec son histoire. Ce rendez-vous appelle une mobilisation générale de tous les républicains de la gauche à la droite pour faire face à Monsieur Z et à ses acolytes, fussent-ils d’ailleurs madame Marine Le Pen, pour que perdure le vivre-ensemble, que nous continuons à porter et à défendre les valeurs universelles mais si fragiles de la République, de liberté, d’égalité et de fraternité.

La guerre est toujours quelque chose de terrible et, dans la graduation de l’horreur, la guerre civile à laquelle appelle implicitement Monsieur Z est encore plus terrible comme étant la plaie d’une bataille fraternelle entre Français « de souche » et « de papiers », comme ils disent !

La laïcité, c’est le vivre-ensemble, le droit à l’indifférence, le droit à tout un chacun dans son intimité de croire ou de ne pas croire et de croire en qui tout un chacun le souhaite.

Monsieur Z, peut-être sans même s’en rendre compte, veut donner la victoire aux intégristes qui rêvent de voir une France imploser et se déchirer de l’intérieur. La ficelle est un peu grosse et pourtant il s’y jette à corps perdu.

Karl Marx disait que l’histoire se répète toujours deux fois, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce». Je crains qu’elle ne se répète demain comme la première fois, c’est-à-dire comme une tragédie.

Ayons confiance et foi en l’Homme, en l’Europe, et défendons les valeurs du vivre-ensemble. L’Empire romain s’est effondré en 476. Hormis une tentative de restauration d’un empire sous le règne de Charlemagne, fin des années 700, l’Occident ne connaît qu’un pouvoir émietté, dont le quotidien est mêlé de guerres, d’invasions, de famines, d’épidémies, de brutalité dans les rapports sociaux.

On entend parler à tort et à travers du monde occidental et de l’Occident, notion fourre-tout très vaste et souvent employée mais très rarement définie. Pour être simple, on peut dire que la culture occidentale puise son identité dans deux sources principales, le monde gréco-romain et les traditions judéo-chrétiennes. Géographiquement, l’Occident, c’est l’ensemble des pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Opposer l’Occident à l’Orient n’a strictement aucun sens.

Dans cette ambiance de nostalgie de l’an – 3 500 avant l’an zéro, des groupes, tel celui mené par Monsieur Z, prolifèrent dans une sorte de vide intellectuel et culturel abyssal, promeuvent la dévitalisation des sciences humaines et sociales, et font bannière de leurs difficultés à assumer le droit à la différence.

Dans ce contexte, ils portent un récit aux termes duquel la religion devrait servir à sauver quelque chose qui n’existe pas ! Et face à la guerre contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001, ces oiseaux de mauvais augure prônent l’exclusion du monde musulman alors même que l’univers arabo-musulman est à mille lieues de toute vision belliqueuse.

Alors, nos aïeux disaient « No pasaran » ! Mais souvenons-nous qu’en 1939 « Sin embargo han pasado » !


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.