#NousToutes. « Sur les violences faites aux femmes, un retard considérable en France »

Marine Turchi est journaliste à Mediapart. Son travail d'enquête sur les violences sexuelles a permis, en novembre 2019, les révélations d'Adèle Haenel. © Emmanuelle Marchadour

Alors que #NousToutes organise une soixantaine de manifestations en France contre les violences sexuelles ce samedi 20 novembre, la journaliste de Mediapart Marine Turchi interroge la défiance face à nos institutions dans son livre enquête « Faute de preuves » (Seuil).

« La justice nous ignore, on ignore la justice. » Cette phrase forte était prononcée par l’actrice Adèle Haenel suite à la révélation de son affaire par Marine Turchi, relançant en France la vague #MeToo. La journaliste de Mediapart est allée recueillir les paroles d’avocats, magistrats, policiers, plaignantes pour confronter la justice à son miroir.

La justice est-elle structurellement antiféministe ?

Marine Turchi Il y a trois types de réponses qui reflètent le débat qui existe au sein même du monde judiciaire. Il y a ceux qui haussent les épaules quand j’évoque la question du miroir renvoyé à la justice sur ses dysfonctionnements et qui n’ont pas l’impression de rendre des non-lieux à la pelle. Il y a ceux qui considèrent que ces défaillances sont des loupés sur une minorité de dossiers. Et ceux qui estiment le problème systémique.

Pour les militantes féministes comme Caroline De Haas, de #NousToutes, le problème est intrinsèque aux institutions, qu’elle estime structurellement antiféministes. Un problème global se dessine dans nombre de procédures que j’ai pu éplucher dans mon travail quotidien à Mediapart. Ce sujet des violences sexuelles peut être encore appréhendé à travers des stéréotypes, même inconscients, de la part des magistrats, des policiers. Il faut regarder ces dysfonctionnements de manière globale et non isolée.

Certains magistrats et magistrates, policiers et policières le font dans ce livre. Isabelle Rome, au ministère de la Justice, explique qu’il faut arrêter de se renvoyer les responsabilités, que ce soient les policiers ou le parquet… Beaucoup insistent sur le fait que les violences sexuelles doivent être traitées de façon transversale, car c’est un problème de santé publique énorme. Il faut agir en amont, en aval, dans la prévention, l’éducation, la protection, y compris dans le suivi des personnes condamnées.

Est-ce que les phénomènes d’emprise, de contraintes morales et économiques, de sidération, d’amnésie traumatique sont bien compris par l’ensemble des policiers et magistrats ? Le ministère de l’Intérieur ne m’a pas répondu sur le nombre d’agents déjà formés. La formation du personnel policier et judiciaire est une des clés sur ces questions en particulier.

La France a-t-elle des leçons à recevoir de ses voisins ?

Marine Turchi Le retard français est monumental. La ligne d’écoute à destination des pédocriminels existe depuis une vingtaine d’années en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais depuis un an en France. Les comparatifs européens sur les moyens alloués à la justice sont parlants. Le budget de la justice, c’est 69 euros par habitant en France, 131 euros en Allemagne. Nous avons l’un des ministères les plus pauvrement dotés en Europe, si on prend en compte les pays du même groupe économique.

Je cite les chiffres de la Cepej (Commission européenne pour l’efficacité de la justice – NDLR) : la justice française compte deux fois moins de juges et quatre fois moins de procureurs par habitant que ses voisins européens. Le groupe « mineurs victimes » à l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes – NDLR), en pointe en matière de lutte contre la pédocriminalité en France, possède 17 enquêteurs. Leurs homologues britanniques sont 321 et les Néerlandais 150. La brigade départementale de protection de la famille de Lyon m’explique qu’en quatre ans, leur nombre de dossiers a doublé, mais à effectif constant : 21 enquêteurs depuis vingt ans. Partout, les services sont débordés, et cela contribue au problème.

Quand on a voulu mettre à l’agenda les problématiques de la lutte contre le trafic de stupéfiants ou de la lutte contre la délinquance financière, on a créé les brigades des stups en 1989, le parquet national financier en 2013. Certains magistrats le disent : si on veut vraiment faire de la lutte contre les violences faites aux femmes la grande cause du quinquennat, il faut mettre les moyens.

Les avocats défendant les agresseurs présumés critiquent la médiatisation des plaintes et dénoncent une atteinte à la présomption d’innocence : peut-on parler d’abus de langage ?

Marine Turchi Personne, y compris parmi les féministes les plus radicales, ne remet en cause le principe fondamental de la présomption d’innocence, comme le précise dans le livre Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail – NDLR). Le problème, c’est plutôt le sens et la portée qu’on lui donne. C’est un débat au sein même du monde des avocats et des avocates. Certains, tels Marie Dosé et Hervé Temime (l’avocat de Roman Polanski, Richard Berry, Gérard Depardieu), estiment qu’on jette en pâture des noms et qu’on ne respecte plus la présomption d’innocence.

D’autres expliquent que son sens est complètement dévoyé, que la présomption d’innocence ne doit pas constituer une assignation au silence pour les plaignantes. Une avocate fait cette comparaison : quand vous vous faites voler votre sac à main et que vous criez « au voleur ! », on ne vous dit pas : « Atteinte à la présomption d’innocence ». C’est un principe très important du droit français, mais qui s’applique dans la sphère judiciaire.

Quand aucune enquête judiciaire n’est en cours, nous, journalistes, sommes soumis à d’autres principes, comme le respect du contradictoire. Dans nos enquêtes, toutes les paroles doivent être respectées et entendues, mises en présence dans l’article. Toute personne mise en cause qui s’estime diffamée peut saisir la justice. Les journalistes ne sont pas au-dessus des lois, ni les personnes qui s’expriment sur les réseaux sociaux. Gérald Darmanin avait porté plainte en dénonciation calomnieuse contre la deuxième plaignante, habitante de Tourcoing, et avait promis qu’il irait « jusqu’au bout » de cette plainte. Il l’a retirée quelques mois après. Nicolas Hulot a retiré sa plainte en diffamation contre le magazine Ebdo.

Des leviers judiciaires existent donc, mais les mis en cause s’en saisissent peu. Car ils donnent aussi un coup de projecteur aux témoignages eux-mêmes. Denis Baupin en a su quelque chose quand il a attaqué en diffamation toutes les femmes qui avaient témoigné dans Mediapart et sur France Inter : le procès a été aussi l’étalage des témoignages le concernant. Il a eu un effet boomerang.

« Quand vous dénoncez un cambriolage ou un vol, on ne se dit pas que vous avez menti. »

73 % des plaintes pour violences sexuelles sont classées. Pourquoi autant ?

Marine Turchi La plupart des magistrats que j’ai interviewés l’ont répété : « Il nous faut les preuves », et les impasses viennent souvent d’un enfermement lié au « parole contre parole ». Ce qu’on voit en épluchant de nombreuses procédures judiciaires, c’est qu’en fait tout n’a pas toujours été mis en œuvre pour sortir de ce « parole contre parole ».

En réalité, si on recherche d’autres victimes potentielles, si on mène des enquêtes d’environnement dignes de ce nom pour retrouver les témoins éventuels, les confidents, etc., on arrive à recréer ce qu’on appelle le faisceau d’indices graves et concordants, qui permet de faire émerger une vérité judiciaire. Cela se documente avec des messages téléphoniques, le préjudice qu’a pu subir la plaignante ou le plaignant, sa trajectoire personnelle et professionnelle depuis les violences qu’elle dénonce, s’il y a eu des conséquences, des symptômes de stress post-traumatique, une dépression, etc. Est-ce qu’on peut faire émerger des contradictions dans le récit du mis en cause ? Peut-on retrouver d’autres victimes ?

C’est intéressant de voir ce qui est fait pour rechercher des preuves. Il existe tout un tas d’outils que n’utilisent pas la police et la justice sur ces questions-là. Dans les affaires de trafic de stupéfiants, on sait très bien retracer l’emploi du temps du mis en cause, mettre en place des écoutes, des filatures. On ne veut pas toujours mettre ces moyens en œuvre dans les affaires de violences sexuelles. Et une présomption de mensonge pèse encore trop souvent sur les plaignantes, ce qui est beaucoup moins le cas dans d’autres affaires. Quand vous dénoncez un cambriolage ou un vol, on ne se dit pas que vous avez menti. En gros, il y a deux problèmes : va-t-on chercher toutes les preuves ? Pas toujours. Et on ne sait pas toujours lier et analyser toutes les preuves et les éléments obtenus.

La société a progressé sur les questions de violences sexuelles, le droit peut-il évoluer ?

Marine Turchi Différentes opinions s’expriment là-dessus dans le livre. Celles et ceux qui disent : arrêtons de changer la loi et appliquons déjà le droit existant. D’autres veulent faire évoluer la définition pénale du viol et de l’agression sexuelle, notamment pour qu’y figure le mot « consentement », présent dans tous les articles de presse sur le sujet.

L’avocate Élodie Tuaillon-Hibon constate qu’aujourd’hui le Code pénal présume que le rapport sexuel est consenti tout le temps, s’il n’y a pas violence, contrainte, menace ou surprise. Pour elle, il faut renverser cette présomption de consentement. Cette réflexion entraîne une levée de boucliers en France. Dans notre droit, l’accusé est présumé innocent et c’est à l’accusation de démontrer sa culpabilité.

En Espagne, les choses ont bougé. En juillet, le Conseil des ministres a approuvé un projet de loi « seul un oui est un oui » qui entérine que le silence ou la passivité ne signifie pas consentement et formalise noir sur blanc l’obligation d’un consentement explicite dans le cadre des relations sexuelles. Cette question peut donc se poser en France.

Une autre question est celle de la prescription, qui là aussi génère de gros débats, y compris au sein même des associations d’aide aux victimes. Au sein du monde judiciaire, des voix comme l’avocate Anne Bouillon, qui défend des femmes victimes de violences depuis vingt ans, pensent qu’il faut réfléchir à des alternatives à la plainte et qu’on ne peut pas se cantonner à une vision punitive et d’incarcération aujourd’hui. Si toutes les victimes portaient plainte, la justice ne pourrait pas absorber tout ce flux. Et les attentes des victimes sont aussi très différentes. On voit qu’il faut inventer des formes de justice plus adaptées.

 


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